vendredi 16 janvier 2009

Mal vu mal dit : Oublier Daney

A la fin de sa vie, Serge Daney disait qu’il avait rêvé la critique comme une bande à part, comme une « contre-société communiste » soudée par une même croyance et alliée contre les mêmes ennemis. Le procès que Claude Berri lui avait intenté à la suite de son article sur Uranus dans Libération lui avait montré ce qu’il en était, de cette « contre-société » : il s’était retrouvé tout seul.

Pas rancunier, Libération vient d’offrir sa Une à Claude Berri : « Tchao Berri » pouvait-on lire – comme s’il s’agissait d’effacer le « Tchao ma poule » par lequel l’artiste avait salué Daney dans son droit de réponse. La nécrologie embarrassée de Gérard Lefort et Didier Péron n’y changera rien, d’autant qu’on trouve ces quelques lignes sur le Libé-blog d’Edouard Waintrop, qui travaillait à Libération au moment où Daney était chef du service Cinéma :

Et Uranus…,
Je passe ou je ne passe pas ?
Je ne passe pas.
Uranus fut l’occasion d’une sortie incendiaire de Serge Daney, un texte paru dans Libération, "Le deuil du deuil", contre ce qui lui apparaissait comme le dernier avatar de la Qualité française, et de ses liens avec une époque suspecte du cinéma et de l’histoire.
Peut-on dire aujourd’hui que dans ce texte il y avait des choses intéressantes (de toute façon, le film n’est pas formidable) et aussi d’autres qui étaient outrées ? Que le lien fait, il y a très longtemps entre la collaboration et le cinéma de cette Qualité française est un argument de polémique, certes puisé aux meilleures sources (François Truffaut) mais qui ne tient pas la route…Claude Berri a répliqué et le Libération d’alors a lâché Daney.

C’est à se demander si ce qui « ne passe pas », ce n’est pas qu’un nabab ait traîné un confrère devant le juge, mais que Daney ait osé dire qu’Uranus était nul, et qu’on en soit encore à préférer Renoir à Autant-Lara - comme si ce choix, au fond, n'engageait plus à rien d'essentiel.

Mais qui s’en étonnera ? Le temps des polémiques, c’était « il y a très longtemps », si longtemps… Pourquoi tant de persévérance ? Pourquoi ne pas plutôt célébrer aujourd’hui la fable du cinéma français, réconciliant la Graine, le Mulet, Astérix et les Ch’tis, – et sans trop de mauvaise conscience, oublier ce dont Daney est le nom ?



Sondage : Le nom de Serge Daney apparaît-il dans les portraits de Claude Berri ?

Oui dans Libération (G.Lefort, D.Peron), dans Les Inrockuptibles (J-B.Morain).

Rien sur le site de la Cinémathèque Française (S.Toubiana, Costa-Gavras), dans Le Monde (J-L.Douin), dans Télérama (J.Morice), sur Fluctuat (Damien L.), dans Le Parisien (S.Catroux), dans 20 Minutes, dans Studio Magazine (C.Sautet), sur Nouvel Obs.com, dans Le Figaro (E.Frois, J-L.Wachthausen), dans La Croix, dans Le Point (F-G.Lorrain), sur DVDrama (G.Bottineau), dans Le JDD (JGuillas), sur Première.fr, dans L’Humanité

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Extrait 1 : Serge Toubiana, « Préface » à Persévérance de Serge Daney

Serge m’en avait voulu de n’être pas à ses côtés lors de l’« affaire Berri ». Pour ceux qui l’ignorent ou qui ont oublié, il faut rappeler que Claude Berri avait assigné Libération, à la suite d’un article particulièrement inspiré de Serge contre Uranus. Berri avait obtenu un « droit de réponse », faible sur le fond et médiocre dans la forme, qui se terminait par un vulgaire « Tchao ma poule ». C’était une première qu’un cinéaste obtienne par voie d’huissier droit de réponse à un article non diffamatoire. Serge avait été profondément blessé du fait que cette réponse soit publiée sans que quiconque, au sein de Libération, son journal, prenne sa défense.

Il en voulait aussi à ses amis, dont moi. Il avait raison, je ne m’étais pas montré solidaire, je ne l’avais pas réconforté. Le climat était étrange, nous étions en pleine guerre du Golfe…

Par la suite, nous nous en sommes expliqués mais cet épisode a laissé des traces. Serge ne ratait pas une occasion d’y revenir, il en était à un stade de sa vie où il faisait les comptes avec une extrême lucidité, sans indulgence envers lui-même comme envers les autres. C’était ainsi, et la seule preuve d’amitié eût été d’être là.

(POL, 1994, pages 9-10)


Extrait 2 : Serge Daney, Persévérance

Est-ce que il n’y pas chez toi une sorte d’idéal de fratrie ? Au fond, aux Cahiers d’abord, à Libération ensuite, dans un autre milieu et de manière plus sauvage, tu as recherché ce même type de relation avec ceux qui t’entouraient.

Oui, et je l’ai reproduit à Libé. Avec un peu plus de succès et sans doute plus d’autorité. J’ai toujours eu ce désir ou cet idéal, même s’il s’est réveillé tard, de faire partie d’un groupe d’ego ou de personnalités fortes et différentes, soudées par une même croyance ou par le fait d’avoir les mêmes ennemis. Il y a dans ce désir quelque chose du rêve d’une contre-société communiste : qui se ressemble s’assemble. Mais, étant un individualiste forcené, il fallait également que chacun soit absolument singulier dans sa vie, y compris dans sa vie privée. Ce qui nous fédérait aux Cahiers, c’était moins l’amitié qu’une croyance. J’ai couru après cette image, qui n’est jamais arrivée, si bien que je me suis retrouvé à un moment plus important qu’elle… Pour que le bateau ne coule pas, je suis devenu timonier, avec tous les problèmes du timonier. Je le faisais pour moi, pour sauver ma peau. Mais sauver ma peau impliquait de sauver les Cahiers. J’ai vécu la crise la plus importante de ma vie en quittant les Cahiers, à trente-cinq ans, avec le sentiment très violent d’avoir raté ma vie, de ne pas exister, ou d’avoir complètement oublié d’exister à force de me préserver dans un entre-deux. Tu t’en souviens, il y a eu deux moments dans ma vie où j’ai eu honte de dépendre de quelque chose d’idiot. La première fois, c’était lorsque Louis Marcorelles (que je n’aimais pas et qui ne m’aimait pas) n’a pas daigné citer nos noms dans son article du Monde sur les trente ans des Cahiers. J’ai alors pensé que le mien ne serait jamais inscrit dans Le Monde, ce journal qui est quand même l’état civil, et cela a fait revenir la naissance illégitime, la bâtardise… La seconde, c’est l’affaire Berri l’an dernier, à propos d’Uranus. J’avoue que le côté « Tous pour un, un pour tous » en a pris un sacré coup… J’espérais, comme dans les films, que les amis viendraient de partout, toutes affaires cessantes, en disant : « Qu’est-ce que c’est que cette histoire, on va aller casser la gueule à celui qui s’est mal tenu avec notre copain ». Ce n’était pas grave en soi, mais je n’ai trouvé personne. Aujourd’hui, s’il n’y avait pas eu la maladie, j’aurais tiré définitivement un trait là-dessus, quitte à me retrouver plus isolé encore. Peut-être suis-je assez fort pour être seul… Un jour, on comprend que chacun sauve sa peau, c’est la vérité des sujets. Cette idéalisation-là, sur le modèle des Trois Mousquetaires, c’est ce qui est politique en moi. Politique au sens où c’est le rêve d’une alliance entre personnes différentes. Après 68, les droits de l’individu ont commencé à exister terriblement, et l’idéal ne consistait pas à s’allier avec des gens qui te ressemblaient trop, mais à apprendre à faire des alliances plus raffinées sur des idéaux plus transversaux. Ca a été la grandeur des années soixante-dix, que ce soit dans le mouvement des idées ou des mœurs, une grandeur un peu âpre qui a fini par cogner les bords.

(POL, 1994, pages 147-149)


Extrait 3 : Serge Daney, entretien avec Philippe Roger

Est-ce que c’est « le » cinéma qui nous manque, tout le cinéma, ou est-ce que, malgré tout, ce n’est qu’une partie du cinéma ? Autrement dit : tes goûts ont-ils changé ?

Quand je me suis surpris, dans cette chronique [celle pour Libération, NDLR], à dire encore du bien de Fritz Lang et toujours du mal de René Clair, j’ai moins été étonné de ma fidélité aux goûts traditionnels des Cahiers qu’à la véhémence avec laquelle je refusais toute « réconciliation ». Cette véhémence est peut-être devenue mon problème dans une opinion très pacifiée. Au moment où, au cours d’une fête du cinéma télévisée, on a élu Les Enfants du Paradis plus beau film français depuis le parlant, j’ai eu le sentiment que « nous » n’avions pas gagné. Qui est ce « nous » ? Ceux pour qui le cinéma français, c’est plutôt La règle du jeu, Pickpocket, Playtime, L’enfance nue ou La maman et la putain. Et puis, je me raisonne et je me dis que si nous avions aimé ces films pour leur violence minoritaire, il est normal que dans cette période de retour d’hypocrisie bourgeoise (je préfère ça au « consensus mou » qui est lui-même un cliché mou), la violence soit mal vue, le sens critique dévalorisé et le minoritaire vite mis dans son tort.

Je ne devrais donc pas être surpris. Pas surpris qu’entre le cru et le cuit, la guerre continue. Une guerre culinaire (nous sommes en France) où, face à la crudité-naturalisme (Renoir), la crudité-impressionnisme (Bresson) ou la crudité-art moderne (Godard), on retrouve le mijoté à la Tavernier ou le frichti Berri. Pas surpris que celui-ci me poursuive en justice comme un caïd blessé. C’est l’héritage du Delannoy bouilli ou du mironton L’Herbier (un vrai nul, celui-là). Cela dit, tout me dit qu’il y a là comme une « guerre civile » franco-française, qui tient à ce pays et à son histoire, qui excède le cinéma et qui ne sera jamais finie. Quelqu’un m’avait écrit, à Libération, pour me reprocher de faire du Truffaut trente ans après. Il avait raison. Nous sommes « trente ans avant ».

(Devant la recrudescence des vols de sacs à main, Aléas, 1991, page 113)

4 commentaires:

JM a dit…

"[..] Bazin, il reste, on peut se souvenir de choses, comme ça… Serge on ne se souviendra pas. Parce qu'il est un enfant de la balle de son époque, c'est un Gavroche du journalisme. On ne se souviendra pas, c'est pas aussi niais que Régis Debray si vous voulez, mais c'est aussi opportuniste. Enfin non, peut-être même pas, il est peut-être sincère. Et que tout ce qu'il a fait de bien dans tous ses voyages, les films qu'il a montré dans ses voyages, les discussions tout ça, il n'en reste rien, c'est la seule chose qui serait intéressante à montrer, et dont il pourrait rester. Mais peut-être c'est la grandeur du journalisme, qu'il n'en reste rien. On ne se souvient pas d'un article de Jules Vallès mais on se souvient d'un roman qu'il a écrit, ou de choses comme ça. [..]" JLG, émission Le Gai Savoir

Borges a dit…

Mais qui donc "On", Monsieur Godard?

Anonyme a dit…

Il faudrait aussi mettre la réponse de Berri, en dessous. Et interpréter la phrase finale de la nécrologie de Libiot: "L'exercice a été profitable, Monsieur" !
Et enlever ces mots de Godard, parce qu'ils n'ont rien à voir.

Amicalement,
...

JM a dit…

Bonjour,

Ce serait une bonne idée de mettre la réponse de Berri à la suite, en effet. Si vous avez ce papier, n'hésitez pas à nous le faire parvenir afin de compléter l'article.

Quant au trait d'esprit de Libiot, à mon avis, c'est tellement minable que cela se passe de toute interprétation ?

Les mots de Godard restent là. A chacun d'en faire ce qu'il veut. A vous de me dire pourquoi il n'ont "rien à voir"..

cordialement.