dimanche 19 avril 2009

Hantologie : Platon

Voici une copie de la traduction de l'Allégorie de la caverne que le philosophe Alain Badiou a distribuée lors d'un de ses derniers séminaires. Il est déjà disponible sur le site des cours et séminaires, mais seulement scanné et peu facile à consulter. Peu lisible sur le site, il vous est ici proposé sur un support plus facile à la consultation et accompagné de quelques explications d'Alain Badiou.


L'Allégorie de la Caverne
traduite par Alain Badiou


- Imaginez une gigantesque salle de cinéma. En avant, l’écran, qui monte jusqu’au plafond – mais c’est si haut que tout ça se perd dans l’ombre -, barre toute vision d’autre chose que de lui-même. La salle est comble. Les spectateurs sont, depuis qu’ils existent, emprisonnés sur leur siège, les yeux fixés sur l’écran, la tête tenue par des écouteurs rigides qui leur couvrent les oreilles. Derrière ces dizaines de milliers de gens cloués à leur fauteuil, il y a, à hauteur des têtes, une vaste passerelle en bois, parallèle à l’écran sur toute sa longueur. Derrière encore, d’énormes projecteurs inondent l’écran d’une lumière blanche presque insupportable.

- Drôle d’endroit ! dit Glauque.

- Guère plus que notre Terre… Sur la passerelle circulent toutes sortes d’automates, de poupées, de silhouettes en carton, de marionnettes, tenus et animés par d’invisibles montreurs, ou dirigés par télécommande. Passent et repassent ainsi des animaux, des brancardiers, des porteurs de faux, des voitures, des cigognes, des gens quelconques, des militaires en armes, des bandes de jeunes des banlieues, des tourterelles, des animateurs culturels, des femmes nues… Les uns crient, les autres parlent, d’autres jouent du piston ou du bandonéon, d’autres ne font que se hâter en silence. Sur l’écran, on voit les ombres que les projecteurs découpent dans ce carnaval incertain. Et dans les écouteurs, la foule entend bruit et paroles.

- Mon Dieu ! ponctue Amantha. Etrange le spectacle, plus étranges encore les spectateurs !

- Ils nous ressemblent. Voient-ils d’eux-mêmes, de leurs voisins, de la salle et des scènes grotesques de la passerelle, autre chose que les ombres projetées sur l’écran par le torrent des lumières ? Entendent-ils autre chose que ce que diffuse leur casque ?

- Certainement rien, s’exclame Glauque, si leur tête est immobilisée depuis toujours en direction du seul écran, et leurs oreilles bouchées par les écouteurs.

- Et c’est le cas. Ils n’ont donc aucune autre perception du visible que la médiation des ombres, et nulle autre de ce qui est dit que celle des ondes. Si même on suppose qu’ils inventent des moyens de discuter entre eux, ils ne pourront jamais distinguer entre le nom d’une ombre, qu’ils voient, et celui de l’objet, qu’ils ne voient pas, dont cette ombre est l’ombre.

- Sans compter, ajoute Amantha, que l’objet sur la passerelle, robot ou marionnette, est déjà lui-même une copie.On pourrait dire qu’ils ne voient que l’ombre d’une ombre.

- Et, complète Glauque, qu’ils n’entendent que la copie numérique d’une copie physique des voix humaines.

- Eh oui ! Ces spectateurs captifs n’ont aucun moyen de conclure que la matière du Vrai est autre chose que l’ombre d’un simulacre. Mais que se passerait-il si, chaînes brisées et aliénation guérie, leur situation changeait du tout au tout ? Attention ! Notre fable prend un tour très différent. Imaginons qu’on détache un spectateur, qu’on le force soudain à se lever, à tourner la tête à droite et à gauche, à marcher, à regarder la lumière qui jaillit des projecteurs. Bien sûr, il va souffrir de tous ces gestes inhabituels. Ebloui par les flots lumineux, il ne peut pas discerner tout ce dont, avant cette conversion forcée, il contemplait tranquillement les ombres. Supposons qu’on lui explique que sa situation ancienne ne lui permettait de voir que l’équivalent dans le monde du néant des bavardages, et que c’est maintenant qu’il est proche de ce qui est, qu’il peut faire face à ce qui est, en sorte que sa vision est enfin susceptible d’être exacte. Ne serait-il pas stupéfait et gêné ? Ce sera bien pire si on lui montre, sur la passerelle, le défilé des robots, des poupées, des pantins et des marionnettes, et que, à grand renfort de questions, on tente de lui faire dire ce que c’est. Car à coup sûr les ombres antérieures seront encore, pour lui, plus vraies que tout ce qu’on lui montre.

- Et, remarque Amantha, en un certain sens, elles le sont : une ombre que valide une expérience répétée n’est-elle pas plus « réelle » qu’une soudaine poupée dont on ignore la provenance ?

Socrate, immobile, peut-être aussi furieux qu’émerveillé, fixe Amantha en silence. Puis :

- Sans doute faut-il aller jusqu’au bout de la fable, avant de conclure quant au réel. Supposons qu’on contraigne notre cobaye à regarder fixement les projecteurs. Les yeux lui font atrocement mal, il veut fuir, il veut retrouver ce qu’il supporte de voir, ces ombres dont il estime que leur être est bien plus assuré que celui des objets qu’on lui montre. Alors, de rudes gaillards payés par nous le tirent sans ménagement dans les travées de la salle. Ils lui font passer une petite porte latérale jusqu’ici dissimulée. Ils le jettent dans un tunnel crasseux par lequel on débouche en plein air, sur les flancs illuminés d’une montagne au printemps. Ebloui, il couvre ses yeux d’une main faible : nos agents le poussent sur la pente escarpée, longtemps, toujours plus haut ! Encore ! Ils arrivent au sommet, en plein soleil, et là, les gardes le lâchent, dévalent la montagne et disparaissent. Le voici seul, au centre d’un paysage illimité. L’excès de la lumière dévaste sa conscience. Et comme il souffre d’avoir été ainsi traîné, malmené, exposé ! Comme il hait nos mercenaires ! Peu à peu cependant, il essaie de regarder, vers les crêtes, vers les vallées, le monde éblouissant. Il est d’abord aveuglé par l’éclat de toute chose, et ne voit rien de tout ce dont nous disons communément : « Ceci existe, ceci est vraiment là. » Ce n’est pas lui qui pourrait dire comme Hegel devant la Jungfrau, et d’un ton méprisant, « das ist », cela ne fait qu’être. Il essaie cependant de s’habituer à la lumière. Après bien des efforts, sous un arbre isolé, il finit par discerner le trait d’ombre du tronc, la découpe noire des feuilles, qui lui rappellent l’écran de son ancien monde. Dans une flaque au pied d’un rocher, il arrive à percevoir le reflet des fleurs et des herbes. De là, il en vient aux objets eux-mêmes. Lentement, il s’émerveille des buissons, des sapins, d’une brebis solitaire. La nuit tombe. Levant les yeux vers le ciel, il voit la lune et les constellations, il voit se lever Vénus, encore. Assis raide sur une vieille souche, il guette la radieuse. Elle émerge des derniers rayons et, de plus en plus brillante, décline et s’abîme à son tour. Vénus. Enfin, un matin, c’est le soleil, non dans les eaux modifiables, ou selon son reflet tout extérieur, mais le soleil lui-même, en soi et pour soi, dans son propre lieu. Il le regarde, il le contemple, dans la béatitude qu’il soit tel qu’il est.

- Ah ! s’écrie Amantha, quelle ascension vous nous décrivez ! Quelle conversion !

- Merci, jeune fille. Ferais-tu comme lui ? Car lui, notre anonyme, appliquant sa pensée à ce qu’il voit, démontre que de la position apparente du soleil dépendent les heures et les saisons, et qu’ainsi l’être-là du visible est suspendu à cet astre, si bien qu’on peut dire : oui, le soleil est le régent de tous les objets dont nos anciens voisins, les spectateurs de la grande salle fermée, ne voient que l’ombre d’une ombre. Evoquant ainsi sa première demeure – l’écran, le projecteur, les images artificielles, ses compagnons d’imposture -, notre évadé involontaire se réjouit d’en avoir été chassé et prend en pitié tous ceux qui sont restés cloués sur leur fauteuil de visionnaires aveugles.

(Platon, La République, VII)


Alain Badiou, sur sa traduction :

J’ai voulu rendre le texte de Platon contemporain de notre régime d’images. Les ombres éclairées à la chandelle sur les parois de sa caverne ont quelque chose de franchement néolithique. J’ai donc eu recours aux prestiges combinés du cinéma et – pour conserver l’énigme des montreurs invisibles – des ombres chinoises.

Pour présentifier la violence obscure de la sortie de la salle de spectacle, j’ai par contre appelé Kafka à la rescousse, avec ces « agents » qui, sans ménagements, viennent arracher le spectateur à sa situation ordinaire.

J’ai voulu ponctuer – sans prétendre résoudre – la principale énigme du texte, qui est celle de tous ces objets qui circulent derrière les spectateurs (« poupées, marionnettes etc. ») et dont on ignorera à jamais la provenance. Ce qui, une fois de plus, est souligné par Amantha quand elle fait remarquer que les ombres de l’expérience ordinaire, avant l’arrachement, étaient plus « réelles » que ces mystérieux objets.

Enfin, j’ai voulu donner plus d’ampleur au passage à l’extérieur, pour un meilleur équilibre avec la salle de spectacle, et pour cela j’ai mis à contribution la prose de Samuel Beckett (« il voit se lever Vénus, encore ... »).

Eyquem

Aucun commentaire: