mardi 15 décembre 2009

Critiques, vos papiers : The Limits of Control (J. Jarmusch)







Déjà-vu


Jim Jarmusch a-t-il atteint ses limites, les a-t-il dépassées ? Ses errances mythiques, en l’amenant au fin fond de l’Espagne l’ont-elles perdu ?

Ce sont des questions qu’on peut se poser.

En radicalisant son style, en tendant vers une forme d’abstraction poétique très contemporaine, pour ne pas dire branchée (c’est-à-dire courant le risque de la pose, de l’artificialité etc), il a certainement abandonné ce qui faisait un peu de son charme : l’humour et la truculence des dialogues et des situations.

Mais on pourrait également se dire, après tout que plus qu’une fuite en avant, The Limits of Control opèrerait un retour aux origines, si on songe aux péripéties des personnages de Permanent Vacation ou Stranger than Paradise, déjà peu loquaces à l’époque.

Alors que penser ?

Pour aller titiller ses limites, Jarmusch, plutôt que de verser dans la surenchère (de personnages, de rebondissements...), préfère plutôt soustraire, retrancher.

Visuellement, il se rapproche avec Christopher Doyle d’une tradition contemplative bien connue, d’Antonioni à Gus Van Sant (Elephant, Gerry) : paysages désertiques, lignes épurées, géométriques… Dans le montage et la construction dramatique, cette entreprise de dépouillement passe par un subtil jeu de variations à partir d’une seule scène dans laquelle le tueur reçoit des informations pour poursuivre sa mission (un classique du polar qui avait également captivé Tarantino au moment de Jackie Brown). Ici, elle se compose de quelques répliques (« vous ne parlez pas espagnol, n’est-ce-pas ? » etc), toujours les mêmes, de quelques objets, toujours les mêmes (le café, la boîte d’allumettes) et de tout un arc-en-ciel de possibilités en fonction de l’interlocuteur.
Rachitique, The Limits of Control est donc un film policier sous vide, sans matière grasse. Un polar touffu qu’on aurait élagué pour ne conserver que des figures et des macguffins.

Alors certains pourront être séduits par la musicalité très minimaliste de ces variations. Il n’empêche, cet assèchement du récit, ce refus de toute psychologie, cette froideur indifférente à peine soulagée à la fin par le bouillant personnage de Murray, ne peut que mener à une impasse (1) dont il faudra bien sortir un jour en réinventant de nouvelles formes, de nouvelles manières d’habiter et de filmer le monde.

Il n’en reste pas moins que le cinéphile qui connaît bien son Jarmusch ne sera pas complètement dérouté. Car ce jeu de variations s’applique non seulement au film lui-même mais également au film dans l’œuvre du cinéaste.
On pense à ces guitares électriques lancinantes qui hantent la bande-originale et qui rappellent les plaintes de celle de Neil Young dans Dead Man.
Il y a aussi ce héros, dont la silhouette longiligne et impassible (donc keatonienne) évoque celle de Bill Murray dans Broken Flowers, même si la mélancolie amusée du second à cédé la place à la complète absence de réaction du premier.
Et puis, on constate que désormais le héros se contente de boire deux fois plus de Coffees sans jamais fumer de Cigarettes.

Et il ne pipe mot.

Triste sire… Interprété par Isaach de Bancholé, qui est donc à l’image du film, révélateur du tournant pris par Jarmusch vers une forme maigre, effilée et opaque. On pourrait dire que ce tueur mystérieux et discret, c’est celui de Ghost Dog après une bonne cure d’amincissement. Surtout, il a troqué le maniement du sabre pour le tai-chi. Dans ce glissement se joue l’essentiel : Jarmusch s’intéresse désormais aux gestes, pour eux-mêmes, et plus tellement à leur finalité. Les monologues assez ésotériques sur l’art, la science, le cinéma et la guitare, dépassent de toute manière de très loin ces ridicules questions prosaïques. Les causes, les conséquences, quelle importance ? Nul besoin de flingues, de portables et autres joujous. Le tueur se contentera d’une corde de guitare aussi fine que le scénario.





The Limits of control tient donc tout entier dans cette impression de déjà-vu qui est à la fois le moteur du film, son carburant, et le signe le plus évident de l’échec d’un cinéaste qui semble avoir fait le tour, qui ressasse ses obsessions. Reste l’image d’une chambre d’échos où les références et les tonalités se mélangent et s’échangent comme les couleurs des boîtes d’allumettes : pure système de signes dépourvu de signifiants. Ou plutôt si, le signifiant est là, toujours tapi quelque part dans la tête du personnage principal qui déchiffre les codes et les cartes sans aucune difficulté : noyau dur fort d’une logique muette mais dépourvu de sentiments qui déambule dans l’océan de sons et d’images formé par la bande filmique (qui est aussi la bande de route de son voyage).

Fascinés mais restés hermétiques à ce système clos sur lui-même, il ne nous reste plus qu’à chercher d’où pourra venir l’air frais qui régénérerait le style d’un cinéaste qu’on croirait, comme Bill Murray à la fin du film, étouffé, étranglé, par ses propres obsessions.

Raphaël Clairefond


(1) Impasse qu’on retrouve également dans l’art contemporain et dans la photographie plasticienne particulièrement, qui ne sait plus que faire de ses figures inexpressives perdues dans des paysages déshumanisés, figés, en plastique (comme son nom l’indique).

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