mardi 24 novembre 2009

Critiques, vos papiers : Rachel se marie (J. Demme)




Il n’y a strictement rien à sauver de Rachel se marie, que la critique a accueilli avec assez de bienveillance. Le film a quelque chose d’exécrable, et ça ne tient pas seulement à cette rage du déballage des sales petits secrets de famille, propre au genre du psychodrame, qui électrise ici tous les personnages au point de transformer ces préparatifs de mariage en un règlement de comptes œdipien assez assommant. Cela tient surtout à la manière dont cette fable édifiante croit régler par la même occasion la question qui n’a pas cessé de hanter les journaux américains ces dernières années : « Pourquoi le monde nous déteste-t-il ? Why do they hate us ? », se demandait-on à longueur d’éditoriaux. Sous ses dehors complaisants de mélodrame à vif, le film semble au fond un de ces contes rassurants que ma mère l’Oye d’Amérique s’écoute raconter pour bien dormir et faire oublier au monde les motifs de son ressentiment.

Que se raconte-t-elle, l’Amérique ? D’abord, elle raconte qu’elle se marie : blancs, noirs, indiens, asiatiques, chrétiens, juifs, hindous, personne n’est oublié à la fête, à condition quand même d’être CSP+ et de n’avoir rien de plus urgent à faire que d’établir le plan de tables ultime et vider son sac de nœuds œdipien autour d’une pièce montée. Tout ce petit entre-soi middle class est convié aux épousailles de l’Amérique avec elle-même, et c’est normal, on est dans l’ère Obama, et ça change tout. Avant, c’était l’ère post-11 septembre : c’était sombre et ambigu, les bons et les méchants se distinguaient moins que des chats gris à l’heure où ils le sont tous ; les tourterelles se fuyaient : plus d’amour, partant plus de joie, et tout était tellement compliqué. Avant, aussi, l’Amérique, c’était ce pays dont on pouvait dire qu’il n’y en avait pas eu dans l’histoire où le racisme avait tenu un rôle si important (1), où les mariages mixtes, loin d’être une norme, représentaient moins de 5% des mariages effectivement célébrés. Mais maintenant, tout ça c’est fini. Ce qui nous fait aller de l’avant, c’est Obama, avec le vent d’espoir incroyable qu’il fait souffler dans notre dos, qu’on en est comme grisé.

Donc, c’est la fête. Mais évidemment, la joie d’une pièce montée réussie, d’un mariage parfait, ça se paie au prix fort. Vous n’imaginez pas la montagne de névroses qu’il vous faudra apprendre à déplacer avant de parvenir à soulever la pelle à gâteau. Tout va y passer : votre père surprotecteur, votre mère distante qui ne vous a pas donné assez d’amour, votre sœur trop parfaite, et votre petit frère mort, mort à cause du nœud inextricable d’angoisses, de solitude et de ressentiment que fait naître cette fatalité de bonheur qu’il y a à vivre en famille, dans une belle maison avec piscine et jardin. Car le monde est cruel, quand une mère vous donne des bagues au lieu de vous serrer dans ses bras. Il y a l’amour, certes, Dieu merci ! Mais s’il y a l’amour, il y a aussi, plus dévastateur que tout, le manque d’amour, qui envoie votre Mercedes dans le décor et fait couler votre maquillage. C’est terrible, personne ne voudrait avoir à connaître ça.

Les blessures que ça ouvre, le manque d’amour, vous n’en avez pas idée. Au lieu de nous réjouir d’être ensemble le temps que nous sommes en vie, de peur que la mort nous sépare avant que nous ayons eu notre part délicieuse du grand gâteau de la vie, nous sommes là, à nous déchirer, à souffrir du manque d’amour Et l’Amérique aussi, avec son cœur de jeune fille, elle aussi a besoin d’amour. « Pourquoi le monde nous déteste-t-il ? Why do they hate us ? », se demande son petit cœur inquiet. Elle aussi a bien souffert de ce terrible manque d’amour qu’elle a rencontré partout dans le monde, jusqu’en Irak, où les boys qu’elle a envoyés n’ont pas été reçus avec autant d’amour qu’elle le pensait. Et ça, c’est difficile à supporter, pour une jeune fille aussi fragile que l’Amérique, aussi accro à l’amour. Bien sûr qu’elle a commis des erreurs ! Qui n’a pas commis d’erreurs dans sa vie ? Mais si l’on y songe, allez savoir ce qui fut premier, des erreurs qu’elle a commises ou du manque d’amour auquel elle s’est heurtée. Qui saura jamais si Kym, la jeune fille, est mal aimée parce qu’elle a causé la mort de son petit frère, ou si, à l'inverse, cet accident n'a pas plutôt eu lieu parce qu’elle était au désespoir d’être aussi mal aimée par sa propre mère ? Qui saura jamais si l’Amérique est mal aimée parce qu’elle est partie en guerre, ou si cette guerre ne fut pas plutôt l’effet de sa colère de se sentir si mal aimée, et cette vengeance, la plus sublime déclaration d’amour adressée à un monde ingrat ? Oui, qui pourra le dire ?

En attendant, l’Amérique panse ses blessures, car elle est terrible, la douleur des mal-aimés, surtout celle de ceux qui restent à l’arrière, dans leur grande maison avec piscine et jardin, loin du front où combattent ceux qui ont au moins la chance de formuler par les armes leur impérieux besoin d’amour. Pansons nos blessures, et faisons donner l’orchestre. Car quoi, nous sommes américains, n’est-ce pas ? Nous sommes tous américains. Et en Amérique, nous n’avons rien, sinon l’amour et un bon gros sens du spectacle pour compenser le manque que nous en éprouvons parfois. La fête aura lieu, rien ne pourra la gâcher, ni guerre ni deuil ni racisme, et l’Amérique pourra convoler en justes noces après avoir longuement célébré en chansons, entre rock, rap et musiques du monde, ses épousailles avec elle-même. Rien de tel qu’une fête pour oublier que votre mère ni le monde ne vous aiment et que la guerre fait rage au loin. Car de ce côté de l’Atlantique, ce qu’on sait faire de mieux, c’est encore un grand show à l’américaine, avec danseuses et confettis, pour crier sur les toits du monde notre implacable désir d’être aimés.

(On pourrait continuer longtemps comme ça – alors que tout, au sujet de ce film, tient en un mot: ce qui lui manque, c’est un fantôme. Et l’on croit, un instant, qu’il va apparaître, le fantôme du petit frère mort, quand Kym s’éloigne des autres, erre dans le grand jardin, et se recueille près de la piscine, où elle allume un cierge qu’elle lance sur une petite embarcation. L’apparition du petit fantôme, à ce moment-là, on peut l’halluciner : c’est le moment où jamais, la scène qui sauvera le film, qui nous fera croire un instant que le cinéma, c’est mieux qu’une cérémonie de deuil et réconciliation nationale où l’Amérique panse ses blessures autour d’une pièce montée fantaisiste et d’un show aux couleurs du monde totalement invraisemblable. Mais non, le petit frère n’apparaît pas, et on reste là, à regarder ça, ce film qui ne croit pas aux fantômes mais seulement aux illusions dont on se berce en feuilletant les clichés d’un album de famille ou un livre d’histoire officielle.)


Sébastien Raulin

(1) "Il n'est pas, dans l'histoire, de pays où le racisme ait occupé une place plus importante - et sur une aussi longue durée - qu'aux Etats-Unis." Howard Zinn, Une histoire populaire des Etats-Unis, trad. F. Cotton, Agone, 2002, p.31.

samedi 21 novembre 2009

"les oiseaux d'Arabie" : Independencia au Centquatre

Depuis que j'avais lu quelques lignes à propos de ce film, j'avais envie de le voir.

Je parle du film les oiseaux d'Arabie, de David Yon. Sur le site de la revue Dérives, que j'aime beaucoup, il y a ses notes de travail, l'évolution du film. Le film a été sélectionné au FID à Marseille, puis il a reçu le prix du court-métrage aux « Écrans documentaires », à Arcueil. Il allait bien finir par passer à Paris. Comme je suis d'assez près les aventures d'Independencia, j'ai tout de suite vu qu'il allait passer dans le cadre de leur résidence au Centquatre, ce fameux haut lieu de l'art en train de se faire à Paris. Pendant quelques jours, je ne trouvais pas la projection sur le site du Centquatre, puis elle fut annoncée. J'ai eu peur le matin, en vérifiant l'heure et le lieu, car elle était annoncée sur Independencia pour le « dimanche 8 h au Centquatre ». Je veux bien me lever tôt, mais c'était vraiment tôt pour une séance de cinéma. Ça devait être une étrange contraction pour « dimanche 8 novembre 15 heures ».

Independencia, c'est un site de jeunes gens sans doute travailleurs et indépendants, mais pas très sérieux. Le jeune homme qui semblait présenter le film, dans l'atelier numéro 7 du Centquatre, n'a pas présenté grand-chose. Ni lui, ni le film, ni le site Independencia, ni David Yon, ni le Centquatre. Il a juste été surpris de devoir se rendre à l'évidence : il attendait David Yon, mais celui-ci n'allait pas venir. La dame derrière moi était formelle «David ? Ah non, il ne viendra pas».

Il y avait une vingtaine de personnes dans la salle. Sans doute des gens très au fait et très au courant, auxquels il n'était pas non plus nécessaire d'introduire Jean-Claude Rousseau avant de lancer l'interview du FID. Cette fameuse interview, c'est celle où Jean-Claude Rousseau explique pourquoi il connaît David Yon (parce que ce jeune homme a une revue très bien et qu'il a fait le premier numéro de la revue autour de lui-même, Jean-Claude), et qui engueule Eugenio Renzi qui ne sait pas se servir d'une caméra et fait n'importe quoi. Comme il y a trop de vent et que le micro caméra sature, on ne comprend rien à ce que mâchonne Jean-Claude Rousseau à travers son cigare. Et les sautes d'images n'arrangeaient rien (l'entretien était diffusé en streaming depuis le site). Il faudra qu'ils apprennent le concept de « dvd de projection », à Independencia, ça leur permettra d'éviter ce genre d'ennui. Mais en substance, Jean-Claude Rousseau a dû dire que le film était beau, que de dire d'un film qu'il était beau ça suffisait, et qu'il pouvait à la rigueur ajouter qu'il était d'autant plus émouvant qu'il était tout en retenue.

Puis, le jeune homme qui - ne - présentait - pas - vraiment - la - séance a dû exécuter une tâche compliquée, lancer le film. Il fallait d'abord fermer Firefox (la souris se déplace, et tout le monde la suit, fasciné, sur l'écran du mac mini projeté par le vidéo-projecteur.). Puis faire « mode plein écran » sur le « lecteur de DVD ». Une fois le dvd lancé, catastrophe : à la question « On peut éteindre la lumière ? », lancé au monsieur qui se tenait debout près de la porte, la réponse est négative. Le jeune homme qui - ne - présentait - pas - vraiment - la - séance fait le tour de la table, essaye l'un des fusible. Raté, il allume le spot du fond. Il tente le deuxième fusible. Haut, bas, c'est le bon. Le film est lancé depuis plus d'une minute, mais l'honneur est sauf, la lumière est éteinte avant la première image. Le jeune homme qui - ne - présentait - toujours - pas - vraiment - la - séance commence à regarder le film sur son écran d'ordinateur, mais au bout de dix minutes se dit qu'il sera mieux face au grand écran. Bougeage de chaise, contournage de table, asseyage, opération terminée.

Le film est un beau film mais il ne m'a pas tenu ses promesses. J'ai été émue, et déçue en même temps. Simone Weil envoie des lettres de soutien et d'amitié à Antonio Atarès, un prisonnier républicain espagnol qu'elle ne connaît pas, dans un camp en Ariège, puis en Algérie à Djelfa. Les lettres sont belles. On sent l'espace. On sent le courage, la bonté, le monde et l'émerveillement qui existe malgré tout. Une belle voix grave d'homme lit les courtes lettres. Les images de Djelfa filmé aujourd'hui prolongent et font résonner les mots. Mais on ne sent pas le temps. Le temps qui passe entre chaque lettre. Le temps que met une lettre à parcourir la distance. Il y a l'enfermement, la nature, les lieux, ce qui est et ce qui était, ce qui était dans ce qui est. Mais les images se succèdent systématiquement. On passe arbitrairement du super 8 en noir et blanc à la vidéo en couleur. Aucune durée ne s'installe ni n'encadre cette correspondance de quelques années. Malheureusement. Oui, c'est un beau film, émouvant et tout en retenue, mais il n'est pas tout à fait à la hauteur des lettres de Simone Weil, émouvantes et tout en retenue elles aussi.

Fin du film.
Le jeune homme qui - ne - présentait - pas - vraiment - la - séance retourne à son bureau et son mac mini, quitte le lecteur DVD et s'empresse de remettre à l'image son site, Independencia. Il est un peu embêté. Il n'avait encore jamais vu le film (« Je le découvre avec vous » : c'est la formule des critiques et des programmateurs qui font mal leur métier ou qui remplacent un copain au pied levé), et comptait sans doute sur le réalisateur pour discuter avec le public. Il veut bien nous dire ses impressions à chaud. Ça donne quelque chose comme « Je ne suis pas sûr mais je crois que le film a été tourné en partie en pellicule, en 16 (dans la salle, trois voix : « En super 8 et en vidéo »). Ah oui... J'ai toujours beaucoup aimé les films qui parlent de l'histoire et où il y a de la pellicule super 8... Ce rapport au temps... Comme dans ce merveilleux film du Sri Lankais Truc Machin, qui - a - eu - le - premier - prix - du - FID - le - festival - de - Marseille - en - 2002 - etc. » Ça n'était pas exactement ça, mais ça n'était pas loin. Il arrive assez vite au bout de ce qu'il peut raconter « à chaud ». Quelques personnes dans la salle interviennent. Il s'avère que l'une de ces personnes est la deuxième monteuse du film. Aubaine : la discussion est confiée à cette dame. Le jeune homme qui - ne - présente - pas - le - film - parce - qu'il - doit - remplacer - un - copain - au - pied - levé s'en décharge. On apprend que la production du film a eu peur. Elle trouvait que ça n'allait pas du tout, que le film était incompréhensible, qu'il fallait absolument recadrer le jeune réalisateur. On a fait appel à cette dame à ce moment-là. Elle a heureusement trouvé que le film était sur la bonne voie, et qu'il ne fallait remettre en cause aucun des choix du réalisateur. J'aime bien le film, mais je comprends que la boîte de production ait eu peur. On sent l'influence de Rousseau. Et moi, ce sont les films de Jean-Claude Rousseau qui m'ont toujours fait peur. J'ai tort, mais pour l'instant je n'y trouve rien de ce qu'on m'y promet.

Bref, j'ai tenté une petite remarque polémique pour épicer la discussion, avec une esquisse d'idée autour du lieu, car le film réussit très bien à faire sentir ce lieu où était emprisonné Antonio Atarès. Mais le fameux jeune homme qui - ne - présentait - pas - le - film - parce - qu'il - avait - dû - remplacer - un - copain - etc. a coupé court à la discussion. Juste avant il avait réussi à glisser une pub pour la rétrospective Benning au Jeu de Paume, organisé par Independencia. Il n'a pas tout à fait réussi à annoncer les prochaines projections. Comme ils travaillent « directement avec les réalisateurs et les producteurs », ils ne peuvent pas trop prévoir ce qu'ils font. On le sait, les réalisateurs et les producteurs sont des gens avec lesquels on ne peut jamais rien organiser à l'avance. Pour l'instant, c'est toujours les oiseaux d'Arabie dimanche 8h qui est annoncé pour le 13 décembre sur Indepedencia.

En rentrant chez moi, je me demandais si c'était une posture, comme avec leurs vidéos mal cadrées, floues et inaudibles sur leur site, ou si vraiment le mec avait remplacé un pote au pied levé.

Adèle Mees-Baumann

lundi 16 novembre 2009

Critiques, vos papiers : Le Ruban blanc (Michael Haneke)

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Bien Ficelé






Depuis ses débuts, on sait que Michael Haneke réalise des films qui suscitent à peu près autant de réactions d’admiration que de rejet. Ses détracteurs lui prêtent un ton moralisateur et sentencieux, en parfait accord avec son allure de pasteur austère et rigoureux. Ils ne supportent donc pas sa critique de la civilisation de l’image (et la fascination pour la violence qu’elle appelle). Les dispositifs de distanciation (usage du hors-champ, plans fixes, mises en abîme) du cinéaste sont reçus comme autant de démonstrations lourdement culpabilisatrices. Le spectateur serait par nature un être mauvais, passif et avide de violence que Michael Haneke se ferait un devoir de corriger. On reconnait là un discours simpliste qui ne traite en plus que d’un aspect de son travail. Mais après tout là n’est pas la question.


Le fait est que Le Ruban blanc, palme d’Or 2009, est son premier film à avoir été unanimement acclamé, reconnu par tous comme son chef d’œuvre. Et bizarrement, personne ne s’est demandé pourquoi.
Dès lors, il est d’autant plus amusant de constater que l’on retrouve dans le rigorisme du pasteur du film, la caricature que les détracteurs font généralement d’Haneke. Ce dernier semble donc vouloir leur dire : « regardez, voilà qui étaient les vrais pères-la-morale et voilà les conséquences de leur comportement. Moi, je ne suis qu’un observateur pessimiste mais attentif et scrupuleux ». Et tout le monde applaudit, comme si on découvrait les intentions et l’intelligence du cinéaste. Le provocateur puéril se serait donc mué en vieux sage. Mais on ne s’étonnera pas que les nouveaux convertis, pour défendre le film, aient recours à des métaphores qui renvoient encore le cinéaste au personnage du pasteur qu’il dépeint. Nous pensons ici à Eugenio Renzi qui affirme dans ses notes (1) : « Si on a le culot d’affirmer que ce morceau d’étoffe (le ruban blanc ndlr.) est un bout de pellicule, tout devient clair. Que le cinéma pour Haneke, en tant que règne du visible, est cet idéal éblouissant qui, appliqué sur le réel, révèle l’essence maligne de ce dernier. »

Au fond un tel unanimisme est d’autant plus surprenant que l’approche de son sujet ne diffère pas de ses œuvres précédentes. Il reproduit, méthodiquement, ce qu’il sait faire de mieux : mettre à nu des mécanismes de refoulement, des normes sociales et comportementales qui exacerbent les pulsions violentes et perverses des individus, au lieu de les résorber. Et c’est pour ça que la métaphore d’Eugenio Renzi ne nous paraît pas tenir la route : le ruban blanc du film génère le mal plus qu’il ne le révèle.

Alors avec le temps qu’est-ce-qui a changé ? Mettons, de Funny Games à aujourd’hui ? Prenons ce film comme mètre-étalon, puisque c’est celui qui allait le plus loin dans la représentation de ce qu’on appelle maladroitement "le mal". Avec Le Ruban Blanc, outre la reconstitution historique minutieuse et la somptueuse photo noir et blanc (qui aident toujours à séduire les vieux esthètes), c’est d’abord le point de vue et donc le positionnement du spectateur qui change. Funny Games évidemment, mais ça vaut aussi pour ses autres films, nous renvoyait régulièrement à notre statut de voyeur passif dont le regard était forcément biaisé, bancal etc. Avec Le Ruban blanc, la composition fragmentaire du récit demeure, mais désormais, par la grâce d’un artifice classique - la voix off - c’est au gentil instituteur du village, qu’échoie cette inconfortable position. Le spectateur n’a plus qu’à s’en remettre à lui. Et il accepte tout naturellement les zones d’ombre du récit, son hors-champ suggéré.


Et puis il y a cette question, toujours la même, du mal et de son symptôme le plus spectaculaire : la violence. Dans Funny Games, les « méchants » étaient, comme les habitants du village, extraordinairement doux, lisses et bien élevés en apparence, mais au fond cruels et violents. Sauf qu’ils étaient présentés comme des figures sans réalité tangible, sans histoire, sans déterminismes, sortis de nulle part, pure émanations exerçant leurs forfaits sans motifs apparents. C’était le mal sous sa forme métaphysique, comme dans son essence : la plus grande cruauté exercée par deux têtes angéliques. D’où l’incompréhension d’une partie du public : « Ah quoi bon nous infliger ça ?».

Avec Le Ruban blanc, encore une fois, c’est tellement plus facile. La thèse et son facteur de causalité tiennent en une ligne : l’éducation protestante, par sa sévérité, entretient le sentiment d'injustice, le ressentiment et rend insensible et violent. Elle a forgé de futurs nazis. Mais on ne peut faire abstraction de la fin du film qui laisse planer le mystère sur les coupables et surtout, si le film se limitait à ça, il n’aurait strictement aucun intérêt (puisque qu’il ne ferait qu’ajouter un facteur à ceux qu’on apprend dans les livres d’histoire : crise économique, esprit de revanche sur la première guerre mondiale etc). Mais il n’en faut pas plus aux critiques paresseux pour applaudir à cette fantastique « généalogie du nazisme ». Dès le début, le narrateur leur avait livré la clé en faisant référence à la grande Histoire, n’en jetez plus.

Et puis ce qu’il y a de bien avec le nazisme c’est qu’en matière de mal absolu, on n’a pas encore trouvé mieux et qu’en plus c’est une période dont on est familier, bien balisée, et bel et bien terminée. Le spectateur (avec le narrateur) pourra se complaire dans une posture morale bienséante. En sortant de la salle, il ne pourra que se satisfaire du chemin parcouru par la civilisation européenne et chrétienne, jusqu’à aujourd’hui. Ouf, les psys ont remplacé les prêtres et les pasteurs.



Alors que pour Haneke, entre hier et aujourd’hui, il est évident que rien n’a fondamentalement changé et les questions qu'il se pose sont sensiblement les mêmes. Elles sont toujours aussi gênantes, ambiguës et provocatrices, parfois même ostensiblement vicieuses, mais leurs angles cassants se trouvent tout arrondis, presque inoffensifs, une fois drapés dans les luxueux atours de la reconstitution historique. Et si, au fond, Haneke avait anticipé cette réception consensuelle en tournant cet ultime plan-miroir qu'il tend aux spectateurs : une audience soudée, impassible et surtout incroyablement passive ?

Raphaël Clairefond

(1) Source : http://www.independencia.fr/indp/7.6_LERUBANBLANC_HANEKE.html

jeudi 12 novembre 2009

Au cinéma, tous les jours : entretien avec Ivan Sougy et Steve Gallepie

L'actualité cinéma de la fin d'été et de l'automne aura été "riche" à Lyon. Fin août, la salle du CNP (pour Cinéma National Populaire) Odéon, l'une des salles de cinéma les plus anciennes de France, fermait ses portes de manière scandaleuse. En patron voyou, Galeshka Moravioff profitait de la fermeture annuelle du cinéma pour faire vider la salle sans en avertir les employés qui le découvrirent quelques jours plus tard en même temps qu'ils venaient reprendre normalement leurs fonctions que, bien sûr, ils ne pourront reprendre. Dans la foulée, le 5 Septembre, une journée de mobilisation est organisée avec les moyens du bord par les employés des CNP et quelques cinéphiles lyonnais. A cette occasion, les CNP sont en grève (deux autres salles dans Lyon) et quelques films sont projetés pour la dernière fois dans une salle de l'Odéon désormais en friche mais quasiment pleine de spectateurs. Mi-octobre G. Moravioff signale à Marc Artigau, directeur chevronné de la programmation des CNP depuis de très nombreuses années, sa mise à pied conservatoire en vue d'un licenciement pour fautes graves, le PDG des CNP comptant reprendre la main sur la programmation de ses salles. Neuf autres postes sont supprimés dans les deux CNP restant, en particulier tous les postes de contrôleurs. Au même moment se tient à Lyon la première édition du Festival Lumière organisé en grande pompe par la ville et l'Institut Lumière. Un festival vitrine censé "commémorer" une fois par an le cinéma. Impossible de ne pas voir dans le télescopage de ces deux faits d'actualité de l'automne, une sorte de coïncidence fatale, un reflet on ne peut plus juste de l'absurdité de la situation à Lyon où, comme partout ailleurs, un certain cinéma de proximité quotidien disparaît au profit des grosses machines commerciales et institutionnelles avec l'accord des politiques culturelles locales. Il n'est pas inutile de préciser qu'à cette actualité cinématographique, est venue s'ajouter au même moment la reprise d'une importante grève des TCL (Transports en Commun Lyonnais), autre combat social de longue haleine contre une direction bien peu soucieuse de ses employés. La crise des merveilleux petits tramways électriques lyonnais rejoignait la crise des CNP.

Nous avons souhaité rencontrer quelques employés des CNP pour leur offrir un espace de parole digne de ce nom. Un espace plus large que les nécessaires quelques lignes de revendications dans les divers journaux locaux, où ils puissent revenir plus en détails sur cette vieille "affaire" compliquée des CNP avant que ceux-ci ne disparaissent totalement, où la parole des travailleurs puisse prendre son élan pour évoquer des choses que nous, spectateurs, ignorons souvent et qui font aussi l'importance des lieux de vie agonisants tels que les CNP.

Rendez-vous était donc pris le matin du 23 octobre dans l'arrière-salle d'un bar, juste en face du CNP Bellecour.




Je m'appelle Ivan Sougy, je suis projectionniste au CNP Terreaux. Ça va faire maintenant un peu plus d'un an que je travaille comme projectionniste au CNP, et avant, pendant un an et demi à peu près, j'ai été au contrôle, pendant mes études. J'ai fait des études de cinéma, en écrivant mon mémoire j'étais contrôleur et après je suis passé à la projection parce que ça permet de se renouveler un peu, on va dire..

Spectres du cinéma : Il s'agissait d'études techniques ou ..

IS : Non, c'était des études universitaires. Un Master 2, études ciné. J'ai terminé mon mémoire l'année dernière et j'ai enchaîné avec la projection.

SdC : C'est à l'université que tu as appris à projeter ?

IS : Non, pas du tout. Vu que j'étais au contrôle au CNP Terreaux, ça me permettait d'avoir accès très facilement à des cabines, notamment pour l'apprentissage. C'est un CAP qu'on passe, il faut s'inscrire je crois avant décembre et ensuite on a un certain nombre d'heures à justifier de pratique en cabine, c'est comme un stage. J'ai passé ça en juin il y a un an et demi.

Moi c'est Steve Gallepie, j'étais caissier durant un an aux CNP Terreaux, Bellecour et Odéon.

SdC : Il fallait être présent sur les trois lieux ?

SG : Oui, c'est une question d'emploi du temps, d'organisation interne.. On n'est pas affilié à un site en particulier mais à l'ensemble des CNP. Et avant cela j'ai été aussi contrôleur pendant deux ans à peu près, et là cette année je vais passer mon CAP à mon tour !

SdC : Donc, c'est bien, il y a encore des gens qui préparent le CAP même si on dit que le métier de projectionniste est un peu en voie de disparition.

SG : Il va changer, c'est sûr, mais tant qu'on est au contact, il faut profiter de l'occasion pour faire le tour de la maison.

IS : Si il y a bien un savoir-faire, je pense, à perpétuer dans le cinéma, même si on passe au numérique ou je ne sais quoi, c'est celui du projectionniste. Il en faudra toujours, il y aura toujours de la pellicule. Que ça soit en 16 ou super8, se sont des formats qui existent encore, et en 35. Peut-être que dans le cinéma d'exploitation courant, on va dire, il y aura plus de pellicule, quoique pour tout ce qui est rétrospectives, si on veut passer du Antonioni, des choses comme ça, ben forcément on va être obligé de passer par de la pellicule parce que tout ne va pas être numérisé comme ce qui c'est passé pour le Festival Lumière, par exemple, où les copies ont été en grande partie numérisées. Je crois personnellement que le numérique n'est pas un format universel. De la pellicule 35 mm on la passe sur n'importe quel projecteur, que ça soit de la pellicule de 1930 qui serait en nitrate, ou de la pellicule des années 50, 60 en triacétate, ou de la pellicule actuelle en poly. Donc, si vous voulez, le numérique ça évolue tellement souvent, il y a tellement d'innovations qu'ils ne sont même pas encore prêts à se mettre au point. En gros, il y a une norme à l'internationale qui doit être posée, une norme de compression, une norme pour savoir comme on doit recevoir les films, etc.

SdC : Mais alors vu que la technologie évolue, la norme évolue aussi ?

IS : Peut-être que la norme évolue de la même manière. Nous, les projecteurs qu'on a, ils ont trente ans, un peu plus. Ils datent en tout cas de 76, ils n'ont pas été changés depuis 1976 au CNP Terreaux, et je pense pas que c'était déjà des projecteurs neufs. C'est-à-dire qu'ils avaient sans doute déjà été pris dans d'autres salles. En tout cas ce sont de vieux projecteurs. Je ne pense pas qu'un projecteur numérique d'ici trente ou quarante ans pourra fonctionner de la même manière que les projecteurs que l'on a actuellement. La durée de vie, c'est peut-être cinq ou six ans. Et le problème c'est que niveau investissement c'est quand même entre 60 000 et 80 000 euros pour un projecteur numérique. C'est-à-dire qu'il faut rentabiliser ça sur cinq ou six ans, je leur souhaite bonne chance ! Et ceci sachant que tout le cinéma de répertoire ne sera pas numérisé. Si des salles même comme le CNP ou d'autres doivent exister, il faut continuer à passer des films de répertoire. Nous avions fait une rétrospective de Konchalovsky, je suis sûr qu'on aurait jamais eu les copies numériques, c'est des copies pellicule.

SG : Les distributeurs avec lesquels on travaille ne font pas tous du numérique aussi. Ce sont parfois de petits distributeurs donc ils ne numérisent pas forcément leurs films, ils n'ont pas forcément les moyens. Donc, pour l'instant, ça passe encore par la copie film. Le support pellicule coûte cher, après c'est sûr ça coûtera moins cher en numérique, mais d'abord il faut investir dans tout ça, et pour l'instant c'est pas tout à fait d'actualité malgré ce qu'on essaye de nous faire croire.

IS : Donc le métier de projectionniste est toujours d'actualité, et surtout moi j'imagine très bien que d'ici vingt ans, trente ans, pourquoi pas, on ait un projecteur portatif, portable - c'est gros quand même, mais moins volumineux et surtout mobile - et qu'on continue à faire des projections de films en 35 mm. Parce que le 35 mm c'est aussi un grain, je parlais d'Antonioni mais même n'importe quel autre cinéaste de ce qu'on appelle le cinéma de "répertoire" même si c'est un peu bon bref... Ces cinéastes-là pensaient leurs films en pellicule, et pour un passage en pellicule, avec un grain, des couleurs très particulières. Alors que le numérique, bon, l'image est beaucoup plus lisse, les couleurs sont différentes..

SdC : Il me semble qu'Antonioni est un exemple frappant. Lui-même dit que, la technique évoluant, il aurait pu faire des choses différentes avec une technologie différente, donc sans doute ses films n'auraient pas été les mêmes avec le numérique.

SdC : Pouvez-vous expliquer ce que c'est que le contrôle ?

IS : C'est être agent d'accueil, le contrôle des tickets. Auparavant, comment ça se passait au sein du cinéma ? Pas à l'Odéon qui a fermé, c'était particulier l'Odéon, la caisse était située de telle manière qu'il pouvait y avoir un caissier qui fasse le contrôle en même temps plus un projectionniste. Il y avait deux personnes pour l'Odéon. En même temps c'était une salle unique donc forcément si le film ne marche pas ça fait encore moins de spectateurs que si il y a trois salles où on peut passer trois films différents. A Bellecour et aux Terreaux, ce qu'il se passe c'est qu'il y a le caissier, ensuite il y a le contrôleur, et le projectionniste qui est en cabine. Dans la caisse il y a le caissier et dans le dispatch le contrôleur qui est là pour accueillir les spectateurs et surtout contrôler les tickets évidemment et c'est un service quoi, il est là pour assurer la sécurité.

SdC : C'est la fameuse personne qui va manquer maintenant ?

IS : J'en ai croisé un là, c'était Lionel. Je l'ai croisé et effectivement maintenant il n'y a plus de contrôleur, enfin, mardi, ça sera le dernier jour..

SG : Jean a fini..

IS : Ah ben voilà, Jean qui était un ancien, qui était le contrôleur un peu historique parce que ça faisait vingt sept ans maintenant qu'il était au contrôle. Il était là avant même Marc Artigau, et avant nous tous, c'était le plus vieux de tous les salariés.

SG : Vingt sept ans, c'est à peine mon âge !

IS : Ben c'est pas le mien : j'étais pas né ! (rires)

SdC : Il y a donc, ou il y avait, plusieurs générations qui travaillaient au CNP..

IS : Ah oui, en gros il y avait on va dire un noyau dur de personnes qui restaient depuis assez longtemps, pour diverses raisons et d'autres personnes dont nous on fait partie qui sont arrivées à peu près il y a trois ans. On fait partie de la nouvelle génération, on va dire. On est arrivé sans toute l'histoire, après le passé qu'il y avait déjà derrière les CNP. Ils ont un passé lourd, un peu dur, de conflit permanent, de crises permanentes. Cette crise-là, nous ça fait trois ans qu'on la connaît. Par exemple Galeshka Moravioff, on ne l'avait jamais rencontré. Il était juste venu en 98.

SdC : Il se faisait discret quoi.

SG : Ah oui, il était venu en 98, il y avait eu des mouvements de grève en 98...

IS : En fait, à la base, c'était rattaché aux TNP. Le CNP et le TNP c'était pareil, ça avait été crée par Roger Planchon et Robert Gilbert qui sont les deux créateurs historiques du TNP et du CNP. En gros, ce qu'il s'est passé, c'est qu'en 93 ou 94, le CNP a été séparé du TNP et a été privatisé. Et donc ça a été séparé en parts égales entre Planchon et Gilbert.

SdC : Au départ, il s'agissait d'espaces publics.

IS : Oui, ensuite ce qu'il s'est passé, c'est que Gilbert est mort et quand il est mort, Planchon a récupéré toutes les parts des CNP. Les CNP étant privatisés, les bureaux se trouvaient toujours au TNP. Je passe rapidement mais c'est juste pour expliquer que dès le départ c'est un jeu assez compliqué entre privé et public, ce jeu-là de la culture en France dans les années 80 et 90. L'argent qui a été investi dans la culture dans ces années-là, il y a eu de petites dérives peut-être, justement de privatiser des choses qui étaient en tout cas à la base publiques, ou en tout cas financées par le public. En tout cas, en 94 ou 95, Planchon veut vendre les CNP et il décide de les vendre - alors même que certains salariés comme Marc Artigau et Gilles Besson voulaient faire une proposition de rachat en créant une scop ou quelque chose comme ça mais à un prix qui n'allait pas du tout à Planchon - à Monsieur Moravioff en 98. En 98, donc Moravioff a voulu déjà supprimer les postes de contrôleurs mais il est venu, un peu ridicule, avec une liste de noms de personnes qui ne travaillent déjà plus dans les CNP, il a dit un tel, un tel, un tel vous êtes licenciés alors qu'il n'était au courant de rien.. Et donc, à partir de là, il y a un mouvement de grève. C'est pourquoi Moravioff a priori déclare qu'il a un peu peur des salariés, il déclare ça : il a peur des salariés du CNP. Il y a eu des mouvements de grève et on l'a plus jamais revu. Donc, si vous voulez, toute cette histoire-là que je vous raconte, nous on l'a pas vécue. On est arrivés il y a trois ans et déjà il y a trois ans quand on est arrivés, on nous disait : "mais les CNP ça va bientôt fermer !". En gros, depuis 98 ils considèrent que ça va fermer pour plein de raisons, notamment des problèmes de gestion, des problèmes de financement qui sont internes.


(La suite et l'intégralité de cet entretien figureront dans les pages du prochain numéro des Spectres du cinéma.)


photographie : la salle du CNP Odéon après la fermeture.


Remerciements particuliers à Jean-François Buiré et Antonin Crozet.

vendredi 6 novembre 2009

Critiques, vos papiers : Mon voisin, mon tueur (A. Aghion)

Il y a quelques jours j’ai vu le film d'Anne Aghion, Mon voisin, mon tueur, présenté hors compétition à Cannes cette année. Le genre de film que les festivals des droits de l’homme, de la concorde entre les peuples ou des libertés en tout genre doivent adorer.

Anne Aghion est franco-américaine. Elle va au Rwanda faire des films depuis une dizaine d’années. C’est le quatrième film qu’elle termine là-bas. Avant elle avait réalisé : Gacaca, Living Together Again in Rwanda ; In Rwanda We Say… "The family that does not speak die" ; et The Notebooks of Memory.

Ce quatrième film est constitué d’images tournées pour les trois précédents films, et raconte la mise en place et le déroulement des tribunaux rwandais chargés de juger les coupables du génocide de 1994, les gacaca, à prononcer "gatchatcha".

Ces tribunaux ont été mis en place, à partir de 2001 en phase de test, puis à partir de 2005 dans tout le pays, pour faciliter le jugement des 130 000 prisonniers accusés de génocide. Il aurait fallu plusieurs centaines d’années pour juger les coupables selon une procédure administrative habituelle.

Avec les 9 000 tribunaux gacaca installés dans l’ensemble du pays, les choses vont beaucoup plus vite. Les gacaca ("herbe douce" en kinyarwanda) étaient un mode de résolution de conflits locaux, ne faisant pas partie de l’appareil judiciaire de l’État rwandais. Il semble que leur forme actuelle n’a pas grand-chose à voir avec leur usage traditionnel.

Quand vers 1998 Anne Aghion a entendu parler pour la première fois des gacaca, elle s’est dit : "Ça, c’est un film". Elle est allée une première fois au Rwanda, pensant tourner son film en un ou deux ans, peut-être trois, et elle s’est retrouvée embarquée dans une aventure de dix ans.

Le film ne nous apprend rien sur les origines des gacaca, ni d’ailleurs sur les événements eux-mêmes. Deux cartons au début expliquent que trois quarts de la population Tutsi ont été exterminés en 100 jours en 1994, puis que 20 000 prisonniers ont été relâchés en mai 2003 et sont retournés chez eux. Pour quelqu’un, comme moi, qui n’est pas très au fait de l’histoire du Rwanda, ça n’explique pas grand-chose.

Anne Aghion filme sur une des collines du Rwanda trois femmes dont les enfants et les maris ont été tués, ainsi que l’un des 20 000 coupables relâchés. Il y a d’autres personnages. Un jeune homme, rescapé lui aussi ; un autre coupable dont on assiste au procès et au procès en appel.

Le film est sobre, assez simple, on pourrait dire « honnête » au premier abord.

Pourtant, ça ne va pas du tout. Les trois femmes sont des personnes extraordinairement fortes, mais elles n’existent pas comme personnages. Elles parlent, racontent et racontent encore leur histoire, terrifiante, enfermées dans un cadre très serré. Mais on ne sent rien. Il n’y a ni écoute ni espace pour recueillir leur parole. La réalisatrice ne parle pas kyniarwanda, et la distance, qui pourrait être juste, installée entre elle et ces femmes, n’est pas travaillée par la mise en scène de cette parole. Le seul personnage à qui la réalisatrice offre un espace, un monde et une mise en scène, c’est le coupable dont elle voudrait réussir à filmer le retour dans sa communauté. Là encore, elle échoue. On ne sent pas qu’il retourne chez lui après un massacre auquel il a participé, et des années de prison. On ne sent jamais dans l’ensemble du film ce qui étreint les personnages. Rien ne nous permet d’imaginer la vie de ces gens.

Lors des procès, aucune clé n’est donnée pour comprendre l’origine de la justice qui est rendue. Aucune mise en scène dans le film ne permet de penser la mise en scène de cette justice, ses acteurs et sa spécificité.
Lorsque le vent vient interrompre une séance, greffier, juge, procureur courant après leur réquisitoire et autre verdict griffonnés sur un papier volant, la caméra ne s’en empare pas pour en faire du cinéma, non pas que le cinéma soit plus important que les événements, mais parce qu’il me semble que les événements ne peuvent nous toucher que lorsqu’ils atteignent à une dimension sensible (c’est-à-dire esthétique). Elle est là, ne construit rien et ne révèle rien.

Je n’avais jamais autant entendu le kinyarwanda, qui est une magnifique langue. Et jamais je n’ai autant ressenti mon impossibilité à sentir ce que ces femmes et ces hommes disaient. Pas une seule fois, je n’ai compris s’il y avait de l’ironie, de la tristesse, de l’amertume, du regret, de la haine, ou un autre sentiment dans les histoires de ces gens. La traduction a peut-être tout nivelé, j’en attribue plutôt l’erreur à cette distance justement installée par la réalisatrice, qui rend simplement indéchiffrable la manière dont ses personnages expriment ce qu’ils ressentent. Peut-être aussi car la réalisatrice ne pouvait, au tournage, réagir à ce qu’on lui racontait.

Mais tout ça, ce sont des anecdotes, pour dire qu’il n’y avait pas beaucoup de cinéma dans ce film, à part une ou deux fois.

L’important est de dire que ce film évacue tout le contexte du génocide de 1994. Que l’origine de la justice filmée n’est jamais interrogée. Que la mise en scène de cette justice est prise comme un donné qui n’a été construit par personne. Il est supposé que le spectateur connaît et l’histoire du génocide, et le rôle de tous les acteurs de celui-ci, y compris les puissances étrangères. Ou peut-être est-il supposé que ça n’est pas très important. Et dans cette manière de s’en tenir à ce à quoi elle assiste, sans pouvoir en comprendre toutes les subtilités, la réalisatrice place le spectateur dans une position de doute, qui est insupportable, puisqu’on en vient à se demander, au cours de ces procès, qui dit la vérité, des victimes et des coupables.



Adèle Mees-Baumann

mardi 3 novembre 2009

Critiques, vos papiers : Funny People (J. Apatow)

AUTOPSIE D'UN RIRE



Des gens drôles ou de drôles de gens. Very funny people. L’un s’en va mourir, l’autre n’est même pas encore né. Et s’y incrustera une figure féminine, morbide rappel d’un souvenir bel et bien passé. Le trio d’affiche est ainsi réuni. Et Judd Apatow, dans cette dernière réalisation que l’on présente un peu partout comme une œuvre de maturité, aime à brouiller les pistes : on ne sait s’il pleure une vie qu’il a choisie ou qu’il a manquée. Bien évidemment, le long cheminement de ces deux heures de film ne laisse aucune place au doute. Le faux moribond et le véritable primo-arrivant du rire seront renvoyés dos à dos et seule la famille, cette sainte famille chère au réalisateur, est sauve. La valeur qu’elle cristallise triomphe avec elle, et cela malgré l’hypocrisie et la duperie.

George Simmons (Adam Sandler), roi du stand-up, est un pauvre type. Il est la mort du comédien, le comédien mourant. Son médecin nous fait bien rire, avec la bonne vieille blague du « Vous allez mourir » et s’amorce ainsi la comédie sursitaire. Du coup, le pitre fait pitié ; il s’aventure, esseulé dans le monde de sa villa, à travers de vieilles captations, de vieilles VHS sur lesquelles il apparaît, radieux et goguenard, enchaînant les blagues téléphoniques et les rigolades devant l’objectif. Ces sortes de stock-shots d’un autre temps sont par ailleurs filmées par Apatow lui-même, à l’époque de l’âge d’or du Saturday Night Live auquel participait Sandler. Mise en abîme du travail d’Apatow, de son évolution au sein du genre d’airain qu’est la comédie U.S., où l’on traverse les cahots d’une photographie vivante, instable pour arriver à la captation numérique, plus fluide, plus installée que semble représenter Funny People.

Apatow, toujours prompt à renverser le rythme filmique en passant du registre grivois à celui du grassement pathétique, semble prendre plaisir à filmer le désarroi de son personnage, et ce jusqu’au bout, jusqu’à son impotence, celle de ne plus faire rire, de ne plus réussir à faire rire et à éveiller chez le spectateur les larmes attendues. À plusieurs reprises, sorte de suspensions au milieu de moments comiques, il revient à la charge, que ce soit à l’occasion de l’écoute d’une tracklist qui éveille en George Simmons des sentiments troubles ou lors de la solennelle heure de vérité avec son ex-femme (Leslie Mann, Mme Apatow à la ville). Le pathétique, que l’on retrouve telle une mécanique suisse dans toutes les précédentes réalisations du trublion, est toujours intrinsèquement lié au comique, comme si la décharge cathartique de la vulgarité, des mots gros et gras devait être équilibrée par celle des émotions que la première tente de neutraliser. Savante alchimie qui fonctionne, bon gré mal gré, mais qui, par sa récurrence, finit par élimer le procédé. On est en terrain connu, ce qui peut faire autant plaisir qu’irriter.

Une fois son pouvoir épuisé, une fois que la mort l’a totalement possédé, que sa faculté de rire et de faire rire n'est efficiente qu’à la condition de sa morbidité et de sa vanité, notre Don Quichotte en sursis a besoin d’un Sancho Pancha. Il trouvera en Ira Wright (Seth Rogen), jeune espoir désespéré du stand-up, le faire-valoir d’une inspiration désormais emprisonnée par cette mort en puissance. Le clown triste découvre alors une amitié en un binôme improbable, contradictoire, cette bonne vieille science des paradoxes de personnalités que la patte d’Apatow aime mettre en valeur, dans son écriture, ses réalisations et ses productions. On est conscient que ça ira mal, on pressent que l’un des deux va, par une action juste et louable, mettre le feu aux poudres, qu’ils vont se battre, sinon entre eux, tout au moins contre quelque chose ou quelqu’un qui scellera leur désunion. Ils vont se retrouver aussi, peut-être grandis par la mésaventure ; ils sauront se réconcilier et bâtir leur nouvelle relation sur d’autres valeurs, reconquérir un temps qui sera perdu et qui les aura menés vers leur séparation. Ces balises, cette architecture qui nous fait tout au moins reconnaître Apatow comme un auteur, comme une autorité sur une œuvre qui est, au final, la déclinaison d’un même thème, renforcent notre impression de déjà-vu, le sentiment de retrouver un champ de significations déjà parcouru, déjà exploré. Un confort, également, celui de se laisser promener dans un univers familier, ou de familiarité, sans prendre de grands risques. Aucun renouvellement, seule la confirmation d’une formule qui fonctionne, sinon sur le public, tout au moins sur son créateur. Une œuvre de maturité peut-être celle d’un regain, d’un renouveau. Ou celle d’une confirmation…


Un bémol, peut-être. Un bémol qui prend sens lorsque Funny People s’accole à l’univers Apatow. Le milieu protégé de la famille vacille. George Simmons, croyant voir la camarde frapper à sa porte, solde les comptes de sa vie. Et en mesure les lacunes. Son ex-femme, figure fantasmée d’une temporalité évanouie, elle aussi morte et enterrée, mais exhumée pour l’occasion, devient son aspiration existentielle. Et à travers elle, la famille qu’il n’a jamais eue, qu’il n’a jamais gardée, la sienne comme celle des siens. Et, pulsion de vie, pulsion de destruction ; son désir sera l’anéantissement de la famille de son ex. Ou tout au moins, la tentative inconsciente. En se frottant à ce qui lui est refusé, à cette chance qu’il n’a su saisir, George Simmons perdra tout, amitié, amour, famille, enfants. Il devra retourner au monde auquel il appartient. Les choses ont trop tardé, le temps est irréversible et vouloir le rattraper relève de la transgression. Le clown est condamné à la tristesse. Cette famille qu’il voulait dérober peut-être, établir sur du sable sûrement, s’écroule et avec elle l’amitié professionnelle d’Ira. La famille n’est pas inébranlable. Si elle assume sa fonction asilaire, elle n’est pas à l’abri des tempêtes et sa base n’est pas infaillible. Mais elle ne sombre pas. George et Ira, ces deux intrus, seront alors tous deux renvoyés dos à dos. La famille est une clôture qui traite avec cruauté ceux qui tentent de la violer.

Et sans compter sur la mort qui elle, s’invite dans cette grande valse des bonnes et solides valeurs. La mort d’un comedian ; la mort d’un comique ; la mort d’un rire. Une fois le coup encaissé, une fois l’annonce digérée (celle du médecin à laquelle répond le regard fuyant de George Simmons, directement fixé sur une photo de famille) et une fois épuisées bandes magnétiques des joyeux souvenirs et boîtes de kleenex, reste cette présence, implacable, indissociable. Alors, on rit de la mort et de la vanité des choses ; on rit avec la mort. L’incongruité fait office de ressort comique, sorte de détendeur grotesque : on va jusqu’à implorer l’autre, avec toute la charge émotionnelle et dramaturgique adéquate, d’abréger ses souffrances – ou son attente –, et une fois le marché accepté, on dévoile la blague en renvoyant l’autre à sa propre attitude. À sa propre attitude envers la mort. Et on verra aussi que la mort, d’un prétexte narratif sans grande envergure, devient la maîtresse de la petite tragicomédie, l’ordonnatrice du film. Et même quand elle est appelée à disparaître, quand à la grâce d’une rémission providentielle, elle est amenée à être évincée, on la fait survivre en la mimant, en faisant semblant de continuer de mourir pour maintenir le background dans lequel se déroule ce qui vire finalement à la farce. Toucher aux essentiels comme un retour aux origines du rire : mort et comédie savent former toutes deux un mariage complet.

Reste à ausculter ce qui transparaît de cette œuvre de « maturité ». Bicéphalie d’Apatow qui ne peut s’empêcher derrière un rire aussi libéral que libérateur, de l’étouffer dans une morale superficielle ou discutable (le paradis banlieusard de 40 ans, toujours puceau (2005), l’anti-avortement d'En cloque, mode d’emploi (2007) tout en insistant sur les valeurs maritales et familiales…). Et dans un même temps, il ne peut s’empêcher de phagocyter cette histoire qui est la sienne, en renvoyant à de nombreuses références autobiographiques, à lui comme à celle de Simmons/Sanders. Et de traverser les corps, s’aventurant du personnage de Ira (il a écrit de nombreux sketches pour Sandler) à celui de George (le comique qui ne peut plus rire ou faire rire), en passant par le sexual hero d’En cloque, mode d’emploi, Eric Bana (le père improbable de la famille d’Apatow, femmes et filles confondues). Le jeune génie de la comédie US n’explore pas plus loin que ne lui permettent ses propres balises, la maturité ne gagnant pas plus de valeur dans le ressassement de ce qui a toujours été exploité dans ses opus précédents. Funny People n’est pas une somme nulle, un apport négligeable, mais force est de constater que pour Apatow, la maturité s’affirme sous le signe d’une confirmation. La confirmation de l’emprise d’un style sur un genre. Et c’est ce qui donne au film, à défaut d’un véritable regard sensé et réfléchi sur une pratique personnelle, une certaine ouverture, une ouverture vers l’avenir non pas d’un genre, mais, précisément, de cette emprise. Sur l’avenir de la franchise Apatow.


Lorin Louis