mardi 21 septembre 2010

Critiques, vos papiers : The Karate Kid (H. Zwart)

Grands écarts

J'ai vu The Karate Kid sur un petit écran d'avion, en partance pour la Chine. Entouré, devant moi, par cette saleté de frimeur d'Iron Man faisant son show cadencé à grande vitesse et, à ma gauche, par les créatures des mers de Océans paressant mollement sur les rivages. Grand écart double, géographique et rythmique ; me voici spectateur pris entre deux pays, entre deux vitesses, entre règne des machines et règne des animaux. Le grand écart est, dans le film de Zwart, la figure ultime vers laquelle tend l'entraînement du jeune Dre (Jaden Smith). Le jour où celui-ci parviendra à toucher la cloche pendue en hauteur avec le bout de son pied, ce geste sonnera l'heure où l'entraînement se terminera et la compétition pourra commencer. Étrange comme cet athlétique geste si gracieux, défiant la pesanteur corporelle, fait en fin de compte bifurquer le film vers des sommets de balourdise plutôt évités jusqu'alors, mais j'y reviendrai plus en détail un peu plus loin..

Il faut tout d'abord lever, ou plutôt esquiver, une contradiction déjà remarquée par certains critiques de la presse cinéma spécialisée. Ceux-ci ont constaté avec étonnement (voire ironie) que le karaté du titre du film, que Mr. Han (Jackie Chan) devrait donc logiquement enseigner à Dre, se révèle ici être étrangement remplacé par du kung-fu. Le titre du film perdrait ainsi son sens et le film de se retrouver fatalement blessé d'être mal nommé. Mais, à mon sens, plus grave est sans doute ce titre -certes, vu son contenu, bien mal approprié- qu'il porte sur les épaules -mal fagoté- et qui appartenait déjà à un autre que lui. Comment peut-on faire cela à un film, même à un remake, sinon pour le perdre aussitôt sa sortie ? (1)

Parfois, au sein d'un long métrage, une scène particulière se présente au spectateur observateur, un instant dont le contenu paraît traduire localement le mouvement global du film, s'inscrivant en paradigme (micro) du film (macro).

Dans The Karate Kid, il se passe quelque chose de semblable lors de la visite par les deux enfants de la Cité Interdite. Mei Ying (Wen Wen Han), la petite copine de Dre, lui explique que, traditionnellement, cela porte bonheur de frotter les gros clous dorés saillants sur la porte principale. Dans les lieux historiques où l'on peut frotter une zone particulière d'un objet pour porter chance (ce qui est relativement courant), cet objet est partiellement brillant à l'endroit où les visiteurs ont frotté, tandis que le reste de la pièce est terni par l'usage du temps. Dans le film (et probablement dans la réalité), les clous de la porte sont tous, du plus haut au plus bas, absolument clinquants, brillants du même éclat comme repeints la veille au soir. Ce constat est, à mon sens, à mettre en relation directe avec l'esthétique rutilante et clean du film qui en fait globalement un peu trop pour plaire, pour mettre "toutes les chances de son côté". A la manière d'un de ces spots publicitaires pour l'Exposition Universelle qui défilent à longueur de journée dans les métro shanghaiens, le cinéaste parvient à peu près à caser son lot de clichés sur la Chine contemporaine, plutôt discrètement, au détour de plans globalement soigneusement léchés. Le film avance ainsi, suivant le mode opératoire (le parachutage en taxi répété) des visites touristiques dans les grandes villes chinoises.

Quelques scènes de Karate Kid plus sobres et enlevées (mais, certes, toujours empreintes de clichés) parviennent à capter plus particulièrement l'attention et à rendre le film sympathique. Le cinéaste, sans doute inspiré par les fameuses "ombres électriques" du cinéma chinois, a recours à celles-ci au moment des pics émotionnels. Tout d'abord, lorsque Mei Ying et Dre s'embrassent derrière un écran de théâtre d'ombres, lors d'une scène qui s'inscrit donc clairement dans un hommage aux ombres chinoises. D'autre part, après que Mr. Han raconte ses souvenirs dramatiques à Dre. Il y a la beauté de cet enfant qui soudain pleure pour les douleurs de l'adulte au lieu de pleurer pour sa propre tragédie personnelle révélée le plan d'avant (le refus des parents de sa copine qu'ils continuent à se voir car il représenterait pour eux une "mauvaise relation"). Ce transfert de sentiments pris dans le mystère d'une ellipse a touché le spectateur de cinéma que je suis. Après ceci, les deux vont se livrer à un exercice nocturne, les bras attachés chacun à l'extrémité de deux bambous. Ils se meuvent ainsi dans une harmonie qui est aussi celle de leurs affects du moment. La scène est marquante, nous ne voyons que leurs ombres synchrones se dessiner sur les murs.

Ainsi, les relations entre les personnages sont relativement convaincantes et une camaraderie ici, un amour là, se dessinent. Et comme une image en appelle toujours une autre, cette scène de la rencontre où Mei Ying déclare à Dre qu'elle aime bien ses tresses au cours de leur rapprochement amoureux a ravivé dans ma mémoire ce beau moment aperçu dans le documentaire Time Will Tell (1992) sur Bob Marley. Une fillette blonde caressait les cheveux du chanteur qui lui offrait en retour un sourire rayonnant, sur fond de Could you be loved.



Malheureusement, la dernière demi-heure de tournoi vient détruire tout le début du film à grands coups du bulldozer de la réussite individuelle au prix de l'abnégation de soi, comme il est généralement de règle dans ce genre de films. Le monstre (l'entraîneur de kung-fu à la dure, qui impose des règles draconiennes à ses élèves et leur enseigne le culte de la destruction totale de l'adversaire) en engendre un bien pire encore car, d'une part, celui-ci s'avance avec le masque de l'humble, d'autre part, le film nous demande, contrairement à l'autre, d'entrer en sympathie avec lui. Cet enfant (Dre) qui cherche et obtient in fine la première place coûte que coûte, au prix du sacrifice de lui-même, c'est, sous ses airs de ne pas y toucher, Mr. Han qui l'a lancé et créé. Le film patine alors, à l'image du personnage de Jackie Chan que nous voyons moins dans cette dernière partie, qui n'a plus qu'à ânonner quelques mots à son élève sur son banc de touche.

Dans School of Rock (2003), l'astucieux (ce qui ne signifie pas "petit malin") Richard Linklater faisait jouer au prof et à ses élèves le ticket perdant jusqu'au bout, car nulle victoire sans échec et nul échec sans victoire (2). Qu'importait le moment de cette victoire qui restait de l'ordre du possible, mais qui pouvait ainsi prétendre exister, de façon aléatoire et sans échéance (et non avec plus de travail et d'obsession de la gagne). De négatif, l'échec changeait de polarité, en devenant un moment de désir jouissif. Dans Karate Kid, le "programme" d'entraînement de Mr. Han reste jusqu'à la fin ambivalent. Hélas, le happy end se conjugue nécessairement ici avec la victoire de l'élève allant jusqu'au bout de lui-même. Et la famille, et les amis de congratuler le petit génie.

Ce film donne enfin des nouvelles de l'acteur Jackie Chan. Ces mille cabrioles et actions incroyables et actions qui ont égayé notre jeunesse se faisaient ces dernières années plus rares, pour aboutir aujourd'hui dans ce rôle d'entraîneur loser dont le corps ne nous parle plus vraiment. Désormais ne le verrons-nous plus que dans la rue sur des affiches publicitaires chinoises, ou dans ce rôle de vieux passeur qui n'y croit pas ? Le relais est-il passé ? Non. Est-il seulement transmissible ? Non plus. Comme l'écrit Jean Louis Schefer ailleurs, "le corps de l'acteur burlesque n'a pas de module parce qu'il n'est pas véhicule de l'action ; avant d'être des personnages, ce sont des types, c'est-à-dire la matière même de l'action. [..] Ce ne sont que des corps, c'est pourquoi ils sont tous particuliers, inassimilables et producteurs d'aucun désir de les remplacer. [..] On n'a pu que les "imiter", c'est-à-dire habiter une partie de leur gestuelle parce qu'elle était sans expression." (3)





Apôtre d'un art martial dans lequel le temps est aboli, où, à l'instar des personnages qui s'exercent dans un temple visité dans la montagne, la lenteur de chaque geste nourri du fluide intérieur venant du cœur (le 气) est un pied de nez aux ralentis hollywoodiens (encore très usités de nos jours), Mr. Liu (4) (comprendre Jackie Chan), la soixantaine venant, pourrait bien se confesser ici entre vie et trépas. Dans Little Big Soldier, comédie poussive sortie cet hiver en Chine, Chan joue le rôle d'un soldat spécialiste dans l'art de faire le mort sur le champ de bataille. Quant au jeune Dre, finalement trop occupé à admirer avec le public ses supercoups fatals sur le grand écran de la salle du tournoi, il en oublie la leçon du vieux maître brisé de ne pas mettre non plus en application le principe qu'il enseigne : pouvoir se mirer dans l'eau du lac ne suffit pas, encore faut-il, afin que le cœur irrigue convenablement le corps, trouver le bon regard sur soi-même, ni trop négligent, ni trop intéressé.

JM.


(1) Sur le forum des Cahiers, Borges proposait ces quelques réflexions à propos de l'esprit de Karate Kid premier du nom : "Karate Kid est l'horizon indépassable de notre réalité humaine : travailler plus, sans savoir ce que l'on fait, pourquoi on bosse, sans connaître le sens des gestes, et gagner plus, après avoir pris conscience des ruses du Maître : travailler, s’entraîner, c’est la même chose, la préparation à une sagesse, à un art de vivre et de combattre ses ennemis ; ennoblissement de la vérité du marché, peut-être ? La sagesse asiatique, comme art de la performance ? On se souvient du Laboureur et ses enfants, la fable de la Fontaine, cette série la complique : un père raconte à ses gosses qu’il a dissimulé un trésor dans le jardin ; ils le retournent ; pas de trésor ; morale : le seul trésor est le boulot ; dans Karate Kid, c’est autre chose, le travail est dépassé dans sa réalité contraignante, comme simple souffrance, vers une manière d’art ; les gestes qui semblent vous soumettre à la loi de l’économie, au petit boulot ado, se révèlent dans leur essence, une fois détachés de l’objet, du cadre, du contexte, comme une introduction à l’art du guerrier ; ici, dans la tradition asiatique, une certaine tradition, pas de séparation entre celui qui bosse, celui qui enseigne, prie, et celui qui lutte, les trois fonctions indo-européennes s’accomplissent dans un même corps. On voit ça aussi dans la série Kung-Fu : le moine est un guerrier qui bosse ; on est loin de l’ouvrier soldat de Junger. L’esclave se libère par le boulot, disait Hegel, l’ado se fait homme en se soumettant à la loi de l’économie, au principe de réalité, mais celui qui sait trouver la vérité esthétique de ses gestes aliénés, productifs change de sa vie en sagesse esthétique et guerrière. Karate Kid nous délivre une morale qui allie la noblesse du geste asiatique à la pure efficience du capitalisme. Alexandre Kojève parlait de la fin de l’histoire, comme rite, geste, cérémonie ; Karate Kid ne dit pas autre chose : alliance des lois du marché démocratique et de l’esthétisation de la vie asiatique."

(2) La défaite est ce moment précis où l'on a sensiblement touché quelque chose d'essentiel de la réussite, certainement de façon plus intense même que dans le moment de la victoire elle-même. Même si ce sentiment est certainement partagé par tout un chacun, on pense par exemple à ces sportifs de haut niveau sur la plus haute marche du podium qui annoncent souvent devant les caméras, après la victoire : "je ne réalise pas encore". Je crois qu'il est relativement rare qu'un perdant affirme : "je ne réalise pas encore que j'ai perdu" après une défaite. Il réalise d'emblée qu'il n'a pas triomphé, ayant donc parfaitement conscience de ce que recouvre la victoire.

(3) L'Homme ordinaire du cinéma, Jean Louis Schefer, p. 52.

(4) Avec une autre "revenante" : Michelle Yeoh, qui, en invitée surprise maîtresse du temps, charme un serpent. Rappelons que l'actrice a tourné au moins un grand film dans lequel elle avait l'occasion de rivaliser de prouesses avec Jackie Chan : Police Story 3 (1992). Elle continue de tourner, entre Chine et USA, et sera à l'affiche d'un nouveau film d'arts martiaux (co-produit par John Woo) dès la semaine prochaine : Reign of Assassins.


illustrations : Time will tell (Declan Lowney), Police Story 3 (Stanley Tong)

jeudi 9 septembre 2010

Critiques, vos papiers : Un poison violent (K. Quillévéré) et Le Bel âge (L. Perreau)


L'adolescence bien sage du jeune cinéma français



***

Faire un film et le montrer, surtout quand c'est le premier, c'est pas rien.

On s'expose, on se dévoile, on s'engage, on s'investit, on révèle une part de soi, de son petit théâtre privé : rêves, idées, fantasmes, visions, figures... Mais aussi : fragilités, tics gênants et autres talons d'Achille, habituellement tapis dans l'ombre et qu'on retrouve en pleine lumière. Le projecteur chauffe, il tourne, c'est trop tard. On s'affiche, qu'on le veuille ou non.

Les films jeunes et fragiles se présentent au spectateur comme un adolescent mal dégrossi face à des adultes pleins de morgue et d'assurance ; le menton dressé mais le regard hésitant entre timide introversion et franche désinvolture. L'adolescent est conscient de son potentiel, de ses forces et de ses formes naissantes, mais il ne sait pas encore très bien comment s'en débrouiller.



Ce n'est sans doute pas un hasard si on rencontre dans deux premiers films français récents et acclamés - Un poison violent de Katell Quillévéré et Le bel âge de Laurent Perreau – des personnages d'adolescentes en crise. On ne s'étonnera pas de retrouver dans les deux cas des scènes dans lesquelles les jeunes filles affichent agressivement leur nudité, leur poitrine généreuse, comme jetée brusquement à la face d'adultes tout étonnés de n'avoir pas vu grandir leurs princesses. « Alors, tu les aimes mes seins ? », envoie Anna à sa mère, dans Un poison violent, avant de se rhabiller. De la même manière, un premier film amorce toujours une tentative de mise à nu, de dévoilement d'un corps plein d'images encore bourgeonnantes.

Pourtant, ces deux films se sont fait remarquer par leur port altier, leur élégance, leur sobriété, la prestance de leur mise en scène qui témoigne d'une conscience déjà aiguë de leurs charmes et de leurs talents. Ce sont déjà quasiment des adultes. Savoureux paradoxe des adolescents qui se construisent contre le monde des aînés pour, in fine, mieux les séduire et leur ressembler. On pourrait s'amuser à retrouver dans les débuts de Katell Quillévéré et Laurent Perreau les marques de filiations, de références, de modèles certainement revendiqués (on pense beaucoup au A nos amours de Pialat) mais toujours maintenus à une distance respectueuse.
Amusons-nous à esquisser un autre parallèle : dans les deux films, les jeunes filles prennent soin de leurs grand-pères, lavent ou massent leurs vieux corps ankylosés par le poids des années. Comme les apprentis cinéastes, elles témoignent avec plus ou moins de bonne volonté de l'importance de la place qu'ils ont prise dans leur jeunesse, sans pour autant manquer une occasion d'aller batifoler avec le jeune homme du coin, en rentrant au petit matin dans la demeure familiale. Les charmes de ces entrechats adolescents sont aussi les limites de ces premiers pas parfois un peu trop sages. A l'image de leurs héroïnes, on sent nos cinéastes avides d'expériences et de rencontres mais il leur semble naturel de rentrer dormir dans la vieille maison du cinéma français où ils ont leurs repères, où ils savent que le linge aura toujours la bonne odeur de la lessive de mamie. Les mouvements de caméra sont lestes, souples et assurés. Leur mise en scène est déjà presque trop maîtrisée, trop appliquée pour ne pas paraître quelque peu empesée.

En choisissant une héroïne adolescente pour son premier film, Katell Quillévéré a aussi adopté son apparence, son style : un joli minois mais parfois un peu trop poli, pas encore vraiment affranchi de la tutelle parentale. Dommage car les moues boudeuses et hésitantes de sa jeune actrice, Clara Augarde, ne sont pas sans charme, loin de là.



L'adolescente de Laurent Perreau elle, est un peu plus sauvage, fougueuse et fugueuse. Elle est pleinement en révolte contre l'adulte qu'elle n'est pas encore. C'est le moment de prendre quelques lignes pour saluer la naissance d'une actrice : Pauline Etienne. Dans Le bel âge, puis dans une moindre mesure dans L'autre monde, elle a imposé une incarnation de l'adolescence un peu revêche, à rebours des archétypes à la sexualité exacerbée imposés par les séries TV et les films états-uniens. Pauline Etienne, elle, incarne une authentique « girl next door », c'est-à-dire autre chose qu'un mannequin de 25 ans, mal dissimulée derrière sa paire de lunettes cerclées. Elle a piqué le menton volontaire de Sandrine Bonnaire pour rehausser un visage sans maquillage et une silhouette vigoureuse. Elle nous fait redécouvrir les charmes d'une jeune femme ordinaire qui a appris à ne pas se soucier de ses petites imperfections pour mieux gagner en confiance et en sensualité. En quelques films, elle a imposé à l'écran une présence brute et charnelle qui offre un remarquable contrepoint à la stature du géant Piccoli. Le vieux chêne et le roseau sauvage. Elle porte en elle les traces d'une personnalité forte, obstinée et volontaire, capable de faire oublier en un clin d'œil la présence parfaite...ment insipide de Louise Bourgouin. Pauline Etienne n'a pas les yeux qui pétillent ni les fossettes qui disparaissent comme Bonnaire. C'est autre chose, une dureté à fleur de peau qui passe moins par l'attitude et la pose, que par l'impact physique de son corps à l'écran.
A la réflexion, on retrouve dans le visage de l'interprète d'Hadewijch, Julie Sokolowski, le même charme que chez Pauline Etienne : une simplicité sans apprêt, comme un visage nu, au naturel, comme si l'adolescente avait conservé l'insouciance de l'enfant indifférent à son apparence physique, comme si elle n'avait pas encore été triturée, déformée, par la recherche d'un idéal de perfection chimérique à grand renforts de produits de beauté.

Mais revenons à l'aspect un peu lisse, sage, de ces débuts cinématographiques. En fait - c'est peut-être un tort ? - on aurait tendance à attendre d'un premier film, d'un cinéma jeune, de nouvelles manières de faire ; on espère toujours quelque chose d'inattendu, de surprenant, de novateur. On attend le jump-cut d'un mauvais garçon ou le travelling lyrique d'un jeune homme insoumis. Pour le dire autrement, on attend l'arrogance d'un Belmondo ou l'impertinence d'un Doisnel 58. On attend aussi un langage cinématographique ancré dans les pratiques, les codes de l'adolescence qui fait face à la caméra.



Incontestablement, l'adolescence cinématographique de Killévéré et Perreau a quelque chose de trop bien éduqué. C'est aussi une question de sujet, pas n'importe lequel : la jeunesse bourgeoise et catholique de province, autant dire, la « vieille France ». Un tel univers sociologique tend naturellement vers les conflits philosophico-religieux bien balisés des premiers désirs charnels versus la mauvaise conscience catholique. Dans le cas d'Un poison violent, on reste un peu perplexe face à cet antique fatras judéo-chrétien (la messe, l'hostie, le rôle central du prêtre etc). Les enjeux du film paraissent d'un autre siècle. Ce modèle de la jeune fille mal dans sa peau d'Un poison violent, Bruno Dumont l'avait, avec Hadewijch, radicalisé et confronté à un monde contemporain violent et éclaté où faire vœu de chasteté et se consacrer à Dieu apparaissaient quasiment comme une déviance, une dérogation au culte d'un individualisme rationalisé. Tentative de retournement audacieuse où la religion traditionnellement oppressive (comme dans Un poison violent) devenait le vecteur d'une forme de fuite et d'émancipation du carcan familial. Tentative audacieuse certes mais qui s'embourbait pourtant assez vite dans les sables mouvants d'un discours pour le moins trouble sur la foi et le fanatisme.

Le milieu bourgeois et étriqué dont cherchait à s'extirper tant bien que mal Hadewijch, on le retrouve un peu dans les films de Killévéré et Perreau, c'est aussi celui de ce jeune cinéma d'auteur qui évolue d'emblée à un certain standing, non seulement à la recherche du « bel âge », mais aussi de la « belle image », alors qu'a priori la jeunesse devrait s'accommoder de moyens plus modestes et faire de ses contraintes une matrice créatrice.

Alors, un cinéma de l'adolescence original et authentique, en France, ce serait quoi ? Certainement pas Simon Werner a disparu (vu à Un Certain Regard 2010) ou L'autre monde qui s'empêtrent tous deux dans les mêmes archétypes copiés-collés d'outre-atlantique et bardent leurs films de clichés sur les jeunes : manipulateurs, naïfs ou suicidaires.


Finalement, ce qu'on a trouvé de plus intéressant, ce serait encore Les Beaux Gosses de Riad Sattouf, tout droit venus avec leurs boutons et leurs chaussettes sales du monde de la bande dessinée et qui paraissent, par comparaison, beaucoup plus en prise avec les charmes ingrats de l'adolescence d'aujourd'hui, quand bien même le récit se situerait dans les années 90. Le charme, l'humour et la désinvolture de la jeunesse, c'est peut-être là qu'ils résident, dans une forme cinématographique généreuse et audacieuse, ouverte et populaire, qui rompt, un peu à la manière du Steak de Dupieux (venu de la musique, lui, tiens) avec un certain esprit de sérieux d'un cinéma d'auteur français toujours bien habillé mais qui devrait parfois songer à ôter le parapluie qu'il a dans le cul.



Raphaël Clairefond

dimanche 5 septembre 2010

CRITIQUES, VOS PAPIERS : Cleveland contre Wall Street (Jean-Stéphane Bron)

La justice ne prévaut pas toujours, à Cleveland



Un vrai-faux procès où la ville de Cleveland, dévastée par la crise des subprime, attaque les banques en justice : voilà une idée originale, qui promettait que la discussion soit plus ouverte que dans un Michael Moore, et moins hypocrite que dans In the air. Le fait est que Cleveland contre Wall Street constitue un parfait antidote au cynisme de ce dernier, sans parler des récentes « fictions de crise » comme Krach ou Wall Street 2, que nous n’avons pas vus mais dont les premières images laissent vite comprendre que leurs auteurs trouvent plus fascinant l’univers impitoyable des traders que le sort des pauvres cloches mises à la porte de leur maison à cause d’eux. Plus malin que Fabrice Genestal ou Oliver Stone, Jason Reitman avait saisi l’opportunité de la crise pour émailler une fiction sentimentale parfaitement convenue de quelques témoignages authentiques de chômeurs et enduire ainsi un scénario du dernier cynisme d’un badigeon humaniste et compassionnel qui suffit à certains pour présenter le film comme une satire du libéralisme et une critique de la sauvagerie en milieu professionnel. Il faut dire qu’In the air tombait à point nommé au moment où des masses d’éditoriaux indignés martelaient qu’il n’y avait rien de plus urgent que de moraliser le capitalisme – époque qui nous paraît déjà bien lointaine. Pourtant, par un curieux renversement, le personnage de George Clooney, serial killer du licenciement négocié, nous apparaissait progressivement comme un ange à la Franck Capra, qui ouvrait les yeux des salariés reconnaissants sur l’opportunité merveilleuse des licenciements abusifs : la main invisible du marché et la main de la Providence s’alliaient fraternellement pour forcer tout un chacun à sortir d’une routine contre-productive et à repartir du bon pied car le film affirmait sans ciller qu’un salarié licencié a toutes les chances de s’accomplir personnellement en choisissant le métier grâce auquel il réalisera enfin ses rêves d’enfant. Et si par malheur il ne retrouvait pas tout de suite du travail, il aurait au moins l’occasion irremplaçable d’éprouver la solidité des soutiens familiaux, car il est bien connu que le chômage fait le bonheur des familles, comme Jason Reitman a dû le lire dans les pages psychologie de Vogue.

A l’opposé de ces balivernes sociologiques rêvées up in the air, dans le confort d’un fauteuil de Classe affaires, le film de Jean-Stéphane Bron prend le risque du terre-à-terre en se posant à Cleveland pour y enregistrer de longs débats où des considérations pointues sur les mécanismes de la finance entrent en collision avec le témoignage d’habitants de Cleveland, surendettés et chassés de chez eux. Là où Jason Reitman déminait tout ce que la greffe documentaire pouvait avoir d’explosif confrontée au réel convenu d’une fiction majoritaire, Jean-Stéphane Bron fait le pari que le débat sur la crise n’a pas eu lieu et qu’il reste à en écrire la fiction. Cleveland contre Wall Street met donc en place la fiction d’un procès opposant la ville de Cleveland aux banquiers, en s’appuyant sur les témoignages authentiques des parties adverses, de telle manière que le documentaire fasse naître la fiction, au lieu d’être neutralisé et absorbé par elle comme dans In the air.

Pourtant, le film semble d’abord avoir quelque chose de bancal par ses infidélités au dispositif judiciaire qu’il a lui-même mis en place. D'un côté, il joue le jeu du procès, distribuant équitablement la parole entre les deux parties, laissant le spectateur se faire son idée, accepter les arguments de l'un, déconstruire les arguments de l’autre, confiant dans le travail de la justice. Mais dans le même temps, le cinéaste ne peut se résoudre à un simple jeu de champ/contrechamp à l'intérieur du tribunal, entre les parties adverses : régulièrement, il faut qu'il sorte filmer les gens expulsés de chez eux, les avenues interminables de lotissements vidés de leurs habitants et laissés à l'abandon, la vente aux enchères d'une maison à laquelle le propriétaire, ruiné, assiste impuissant et honteux ; bref, il joue en même temps sur un autre plan, qui fausse les règles du jeu judiciaire. Certes, il fallait bien que les ravages de la crise ne restent pas abstraits, il fallait que le public se les voie rappeler. Mais on ne peut pas s’empêcher de penser tout d’abord que c’est une sorte de tricherie, même pour la bonne cause, et que Bron fait une entorse aux principes qu’il a lui-même posés en laminant les arguments de l’avocat de la finance, à l’insu de celui-ci, par une ruse de montage qui se contente d’opposer le plan d’une maison désolée aux paroles creuses des banquiers. Il nous semblait que c’était une faiblesse, la faiblesse d’un film un peu trop sûr de ses moyens, qui croit que la vérité sort tout armée de simples champs/contrechamps. Un plan pour l’avocat jovial et sympathique, qui clame que les banques ne sont pour rien dans le surendettement de leurs clients, au nom d’une morale de la responsabilité individuelle selon laquelle tout gogo est responsable de sa banqueroute. Un plan pour les plaignants, racontant à la barre comment ils ont été bernés et ruinés. Puis, hors tribunal, un plan sur le visage muet d’un père de famille voyant sa maison mise aux enchères, sous les yeux de son fils. Forcément, le troisième plan court-circuite les deux autres, faisant éclater la vérité avant le verdict du tribunal, comme pour gagner sur les deux tableaux en même temps.

La séquence finale arrivant, on se dit que ce n’est pourtant pas si simple. Déjà, le film ne cesse de gagner en force au fur et à mesure des témoignages, parce qu’il n’implique pas seulement les banques mais les courtiers peu scrupuleux (dont l’un explique qu’il est passé naturellement du trafic de drogue aux ventes immobilières), les mesures gouvernementales des années Clinton (1), les think tanks ultralibéraux. C’est tout un « système » qui se trouve mis en cause, où les responsabilités sont tellement disséminées et partagées, que le procès ne laisse pas d’autre désir que celui de renverser de fond en comble toute cette baraque construite à l’envers comme la maison démontable de Buster Keaton, qui elle aussi tournait si vite sur elle-même dans la tempête qu’elle jetait tous ses occupants dehors.



Ensuite, le procès donne l’occasion de comprendre pourquoi le discours ultralibéral sur lequel un tel système se fonde va jusqu’à séduire ceux qui en sont les victimes et ébranler les convictions de ceux qui cherchent à le mettre en cause. Car s’il est un point commun entre les avocats et les détracteurs des banques, c’est l’idée d’un droit au bonheur compris comme droit à l’égoïsme : « Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur », comme l’a formulé pour l’éternité la Déclaration d’indépendance de 1776. Cette idée est si bien partagée par les deux parties qu’à aucun moment elle n’est mise en doute : au lieu d’être présentée comme l’objet d’une construction politique, qui n’a donc pas d’autre légitimité que contractuelle, elle est sans cesse avancée comme un fait de nature dont il n’y a pas plus à discuter que de la gravité ou de la température d’ébullition de l’eau. Aussi l’avocat des banques a-t-il beau jeu d’arguer incessamment qu’il est naturel que l’homme cherche son intérêt personnel, n’ait pas de plus grand désir que celui d’investir et de s’enrichir, et qu’en plaçant son argent dans les mains des investisseurs, il réalise pleinement son essence – et le dessein de Dieu. L’un des points les plus saillants de l’argumentaire de Keith Fisher, l’avocat de la finance, est ainsi le soin qu’il met à déraciner le moindre soupçon à ce sujet. A l’un des témoins qui se repent d’avoir eu le « bas instinct » de vouloir faire de l’argent à tout prix, il rétorque à peu près ceci : « Comment ça, « bas instinct » ? Vous vouliez juste engranger un profit : quoi de plus normal, de plus naturel ? Alors, pourquoi dites-vous « bas instinct » ? C’est juste un instinct. » Rien de plus urgent, donc, que de déminer, comme un contresens, la moindre expression qui mettrait en doute cette donnée anthropologique fondamentale que l’homme est par nature égoïste et qu’il produit des banques cupides comme le pommier des pommes. On voit mal d’ailleurs comment se concilient dans le plaidoyer du financier un tel discours essentialisant et celui qui déclare tout homme responsable de ses actes, en tant qu’ils sont l’expression d’une volonté libre. D’un côté, l’homme est sans cesse présenté comme naturellement rapace ; de l’autre, il l’est librement et doit donc l’apprendre à ses dépens, sans reporter la faute sur les banques. Voilà qui est bien curieux. C’est comme si, les hommes étant injustes, il n’y avait pas de raison que la justice humaine soit plus juste que les hommes : la justice serait même d’autant plus juste qu’elle laisse faire ce qui est injuste ; c’est sa vertu pédagogique de consacrer un état de fait en tirant par l’oreille les pauvres qui ont eu la naïveté de croire ceux qui les trompaient en les encourageant à être aussi égoïstes et intéressés que les autres, ceux qui en ont naturellement le droit, c’est-à-dire les moyens. On a le sentiment que la justice serait proprement sacrilège si elle ne donnait pas entière liberté de s’épanouir à l’égoïsme naturel des hommes, dont les résultats désastreux, qui ne sont douteux pour personne, doivent cependant avoir leur raison sur un plan divin ou providentiel, dont il n’y a pas à discuter parce que la raison humaine ne peut en rendre raison. La liberté, c’est ainsi de laisser faire la nécessité, car tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles

Là où le film trouve sa vraie force, c’est au moment de la délibération des jurés, dans la séquence finale, où ces contradictions amènent le procès à se heurter à ses limites mêmes. Au moment où les jurés confrontent leurs vues, il apparaît que le verdict, contrairement à ce que nous, spectateurs, pouvions croire, ne va pas de soi. Ca tient dans une phrase, celle d’une jurée, qui ressemble à Nancy Reagan : « La justice ne prévaut pas toujours » répond-elle au juré qui lui demande de justifier pourquoi elle ne juge pas les banques responsables de la crise. « La justice ne prévaut pas toujours et je ne peux pas trahir ce que je sens dans mon cœur ». Alors même que, par cette conclusion, elle reconnaît la validité des chefs d’accusation, quelque chose la retient de l’exprimer par son vote : ses convictions, « son cœur », un sentiment plus fort que celui de ce qui est humainement juste. S’ensuit un champ/contrechamp muet entre cette vieille dame très digne et l’homme en face d’elle, pour qui, à l’inverse, la responsabilité des banques ne fait même pas question tellement elle lui semble évidente.

C’est là, dans ce face-à-face muet entre deux visages, que le film touche sa limite et trouve une vraie force parce qu’il met à nu l’opposition irréconciliable entre deux manières de définir le juste et l’injuste, entre deux croyances adverses, dont aucun procès ne pourrait venir à bout, tant elles semblent engager quelque chose d’indéracinable, d’antérieur aux paroles (2). Si bien que le film est autant le procès du capitalisme que le procès du procès lui-même, le procès du dispositif légal censé régler les différends, en lequel il plaçait sa confiance, au moins fictivement (puisque ce faux procès avait lieu à défaut du vrai, qui ne se tiendra sans doute jamais). Il ne sort rien de certain ni de juste, au tribunal, de cette confrontation « dans les règles » d’un champ et de son contrechamp, de cette parole contre une autre, celle des plaignants contre celle des banquiers, sinon un dialogue de sourds dont on voit à l’avantage de qui il tourne et comment ses présupposés anthropologiques et théologiques se contentent de sanctionner l’état des choses, de consacrer la victoire des vainqueurs et la défaite des perdants au nom même de leur victoire ou de leur défaite. Car finalement, pour vous livrer le dénouement du film, le cœur l’aura emporté sur la justice, par 3 voix contre 5. Il en fallait 2 contre 6 pour que la ville de Cleveland ne soit pas déboutée. Première leçon du film : il y a peut-être un moment où discuter ne sert plus à rien, où débattre « dans les règles » de ce qui est juste ou injuste ne suffit plus si les règles tournent toujours à l’avantage des mêmes.

Deuxième leçon : sur quoi fonder alors la définition de ce qui est juste, quand la justice elle-même ne rend pas la justice ? Elle ne peut se fonder sur rien de stable, mais seulement sur la décision qui tranche dans ce qu’il y a d’incertain dans la situation. C’est là que les plans muets des maisons vides, des visages des exclus, trouvent peut-être une autre signification. Ils ne sont plus un simple démenti apporté aux belles paroles des privilégiés du système ; ils doivent aussi valoir pour eux-mêmes, comme une image qui serait à elle-même son champ et son contrechamp et dont il faudrait saisir ce qu’elle a d’indécidable. Il faut les dépouiller de ce qui leur donne un caractère consensuel, que pourraient partager les plaignants et les banquiers, si ceux-ci n’y voient rien d’autre que les symboles pathétiques d’une situation sociale malheureuse. Le point de dissensus, c’est quand ces images perdent leur caractère d’évidence au point que certains y verront le signe d’une injustice intolérable, et d’autres se contenteront de s’apitoyer sur le fatum qui voue l’humaine nature, éternelle dupe de l’avidité de ses instincts, aux épreuves que lui oppose la Providence, dont le siège social est à Wall Street, comme chacun sait. Certes, on ne peut pas dire que Jean-Stéphane Bron cherche à atteindre ce moment d’étrangeté où l’image des choses et des êtres rend ceux-ci à leur différence, à ce qu’ils ont d’indéchiffrable, ne serait-ce que parce que la galerie de portraits des exclus, à la fin, s’accompagne d’une chanson de Bruce Springsteen qui en construit le sens, en rappelant la nécessité de la lutte (3). Mais pour autant, le verdict défavorable à la ville de Cleveland, les paroles de la vieille dame, l’échec du procès qu’on vient juste de voir, ne se laissent pas oublier et ouvrent la question de ce que font réellement voir ces portraits qui ferment le film, en deçà de leur mise en scène militante. Lors du procès, l’avocat de Cleveland demandait à Peter Wallison, ancien conseiller de Ronald Reagan et chantre de la dérégulation financière la plus débridée : « M. Wallison, êtes-vous allé dans les quartiers est de Cleveland ? », manière de lui demander s’il avait vu les ravages qu’y faisaient les expulsions des habitants les plus pauvres de la ville. Mais la question a ceci de maladroit et de naïf qu’elle suppose au fond qu’il suffit de voir un pâté de maisons mises aux enchères pour tout de suite rejoindre le Communist Party. Qu’aurait vu Peter Wallison qu’il ne sache déjà ? Qu’aurait-il vu d’autre, sinon la confirmation que le capitalisme, en dépit de ses ratés, est le moins imparfait des systèmes ?

Un visage, une maison désertée, ne décident de rien. Ainsi la vieille dame et Peter Wallison ne voient-ils dans ce qu’il y a que la preuve qu’il doit en être toujours ainsi, et l’ouvrier exproprié, par ses malheurs, justifie seulement que chaque être doit rester ce qu’il est dans l’ordre des choses : un ouvrier doit rester un ouvrier, avec des rêves d’ouvrier, des ambitions d’ouvrier, une vie d’ouvrier, sans rien désirer d’autre. Chaque chose à sa place : les mains à la place des mains, la tête à la place de la tête, le cœur à la place du cœur, comme dans la vieille fable des membres et de l’estomac (4). Ces visages, ces plans de maisons vides, offrent pourtant à lire quelque chose d’autre, qui n’est pas lisible et dont il faut décider. Ils donnent à voir quelque chose d’invisible à ceux qui ont expérimenté qu’à la place de ce qu’il y a, de ce qu’on voit, il pourrait y avoir tout autre chose (5). Le visage muet des choses et des hommes, qui circule dans les interstices du procès du film de Bron, prend alors la forme d’une question à laquelle, dans l’incertitude où laisse ce silence, il faut pourtant décider de la réponse à donner.

Sébastien Raulin




(1) Le nom de l’administration Clinton n’est pas cité lors du procès, peut-être par souci de ménager le camp démocrate au moment où Barack Obama a été élu ; on voit d’ailleurs à la fin du film le nouveau président écouter les revendications des associations de défense des exclus de Cleveland et promettre un changement, qui tarde à venir… Rappelons néanmoins que c’est bien l’administration Clinton qui a aboli la loi Glass-Steagall en 1999, une des réglementations mises en place par Roosevelt en 1933 pour interdire aux banques de dépôt de risquer l’argent de leurs clients. Voir l’article de Serge Halimi, « Le gouvernement des banques », Le Monde diplomatique, juin 2010 ; http://www.monde-diplomatique.fr/2010/06/HALIMI/19180

(2) L’autre moment fort de la délibération selon nous, c’est celui où un juré raconte qu’il n’a pas fait d’études, qu’il a travaillé dur, que son fils est en Irak, et qu’il en a toujours été ainsi dans ce pays, où entrer dans l’armée et risquer sa vie en Irak doit être reçu comme un honneur pour les familles sans éducation comme la sienne. Tout ce qu’on lui a appris quand il était enfant, c’était de respecter « the Man », celui qui sait, qui porte un costume, qui a reçu une éducation, et à qui on peut s’en remettre de confiance pour toutes ces raisons. Ce juré doit parler deux minutes et il y a tout dans son discours.

(3) Bruce Springsteen chante « Pay me my money down », un classique du répertoire ouvrier, où le chanteur réclame que son patron le paie ou aille en prison.

(4) « Dans le temps où l'harmonie ne régnait pas encore comme aujourd'hui dans le corps humain, mais où chaque membre avait son instinct et son langage à part, toutes les parties du corps s'indignèrent de ce que l'estomac obtenait tout par leurs soins, leurs travaux, leur ministère, tandis que, tranquille au milieu d'elles, il ne faisait que jouir des plaisirs qu'elles lui procuraient. Elles formèrent donc une conspiration : les mains refusèrent de porter la nourriture à la bouche, la bouche de la recevoir, les dents de la broyer. Tandis que, dans leur ressentiment, ils voulaient dompter le corps par la faim, les membres eux-mêmes et le corps tout entier tombèrent dans une extrême langueur. Ils virent alors que l'estomac ne restait point oisif, et que si on le nourrissait, il nourrissait à son tour, en renvoyant dans toutes les parties du corps ce sang qui fait notre vie et notre force, et en le distribuant également dans toutes les veines, après l'avoir élaboré par la digestion des aliments. » (Tite-Live, Histoire romaine)

(5) Alain Badiou, « Politique et vérité », Contretemps n°15, février 2006 ; http://www.contretemps.eu/archives/alain-badiou-politique-verite