APOSTOLAT ?
A observer le parcours cinématographique de Richard Kelly, de nombreuses interrogations apparaissent. Cela, en toute légitimité. Donnie Darko avait frappé par sa singularité, par sa construction erratique, par l’établissement d’un univers propre où se mêlaient réalité et onirisme. Southland Tales, conspué lors de sa projection cannoise et réduit à une exploitation direct-to-dvd en France, avait l’avantage –sinon l’inconvénient- d’aller au-delà des bornes de son prédécesseur pour finalement transposer de manière totale les visions de son réalisateur. Et à Kelly de revenir avec son dernier opus, The Box en ajoutant d’emblée de nouveaux questionnements autour du sens de son œuvre et de sa pratique de cinéaste. Et d’impliquer également une prudence vis-à-vis du regard, du jugement à porter sur ce film.
Bien évidemment, la prudence n’est pas la vertu la mieux partagée au sein de la critique cinématographique, espace de passion et d’impatience. Bien évidemment, il faudra un texte concis, vite plié, et quelques formules lapidaires d’une plume de Positif pour vouer aux gémonies et autres bigoteries une œuvre qui trouble par son absence d’accès. Peut-être que The Box n’est que ça, ou plutôt tout ça. Mais au-delà de la morale, au-delà des références bibliques, Kelly signe un support où la reprise des thèmes chers au réalisateur se conjugue à une appropriation personnelle.
L’adaptation de la nouvelle de Richard Matheson nous narre un choix originel, celui d’appuyer ou non sur le bouton d’une boîte creuse. Geste anodin aux conséquences qui le sont moins : trouble marché qui fait de cette pression un acte d’exécution. En appuyant sur le déclencheur de cette boîte, c’est la mort qui est donnée, une mort inconnue, anonyme, et, en conséquence, la rétribution de celle-ci, soit un million de dollars pour avoir cédé à une mortelle vénalité. Mais en cette boîte vide et creuse réside la véritable opération du film, le rouage qui s’enclenche et s’exécute en plongeant les âmes damnées, ces malheureuses victimes, un couple d'Américains plus ou moins moyens et leur fils, dans les affres d’une machination dont ils sont une des composantes majeures. Et ici, le choix originel est aussi appelé à se répéter. On retrouve donc l’origine et la fin dans une seule et même mise en scène. Une scène qui se reproduit perpétuellement : le couple, tous deux attablés, le regard inquiété par l’intentionnalité transgressive, et cette femme qui abat subitement sa main sur le bouton. La boîte de Pandore résonne : le fil du film se déroule, se déploie. Ou finit, et ainsi, recommence. Kelly joue la perpétuité là où vient s’échouer son regard. Les choses venues à l’éclosion durant ces deux heures sont amenées à être reconduites, ailleurs, dans un inconnu, dans un hors-champ que l’on devine avec certitude. L’Homme est définitivement condamné : il doit quitter son paradis banlieusard et ses mini-drames si banals.
On voit la référence. Ou plutôt la Référence. Au mythe de Pandore, cette boîte tragique, s'additionne la genèse judéo-chrétienne. Encore une fois, la femme est à vouer au sempiternel péché originel : la faute, partagée au sein du couple lui-même, au sein de cette famille sacrifiée, doit être expiée et la grandiloquence pathétique du finale, où le canon est appuyé sur cette poitrine féminine et retorse, est le juste retour à la nature des choses. Les figures et leurs rôles respectifs, tels que le définit le film sont alors parfaitement cernés : femmes pécheresses, venimeuses, faisant face à l’aboulie masculine, cette lâcheté de n’avoir pu réfréner la malignité féminine, de n’avoir su, par l’imposition virile, naturelle, biblique, recadrer la velléité originelle qui entraîna le couple dans la chute. La faute originelle s’inscrit de manière générique dans l’histoire humaine : elle est appelée à se répéter tant que l’homme sera homme et Dieu, Dieu. Positif ne s’y trompe pas : The Box est un apostolat qui ne s’assume pas.
A y regarder de plus près, le relief réactionnaire et misogyne ; la facture plutôt conventionnelle et archétypale de la satire sociale ; le pessimisme naïf desservent effectivement l’œuvre elle-même. Mais ces défauts offrent un contraste entre une simplicité cinématographique telle que la pratique Kelly, et le niveau de complexité narratif. D’ailleurs, le cœur du film est pris dans un étau : la lourdeur du discours et de sa mise en forme constitue les tranches qui renferment le véritable déroulement du film. Ce n’est pas tant la vilénie féminine, la couardise d’un homme émasculé ni le sacrifice de l’enfant innocent qui constituent la matière du film mais uniquement l’enveloppe, le prologue et l’épilogue. Une fois le bouton écrasé, l’histoire et la réalisation basculent. L’étouffante référence religieuse et mythologique s’estompe pour laisser place à une partition délirante et paranoïaque. On passe de Moïse et de la morale patriarcale à Hitchcock et la suspension de l’action. La poussée du bouton n’est pas vide : la pression est lâchée, envahit l’écran et entraine le couple dans la tragédie des forces invisibles. Avec en conclusion, la boucle bouclée, le retour du missionnaire : le climax religieux, avec la femme châtiée, l’homme condamné, l’innocence à jamais perdue. Une parenthèse au milieu d’une introduction et d’une conclusion évangéliques. Kelly reprend la métaphore à Matheson, l’actualise dans un vécu autobiographique (années 70 ; le papa qui bosse pour la NASA…) et essaie de la dépasser par son insistance à en faire l’exception du film. Et dans cet entre-deux, les influences majeures, les thèmes communs, les sombres obsessions et visions d’un réalisateur.
Encore faut-il convenir à perdre sens. Dans cet entre-deux, dans ce moment à partir duquel le film bascule, croyance et temporalité s’entremêlent, créent un espace et un temps du récit et l’époustouflante fuite en avant est constamment structurée par ces deux grands thèmes. Il y a une certaine opacité, une difficulté à pénétrer dans cette boîte, comme dans tous les films de Kelly, largement due à cette structuration ambivalente. En plus de la solennité religieuse, il y a cet acte de transfuge et de substitution : au mythe de la Chute s’ajoute celui d’un complot impliquant toutes les forces terrestres et extra-terrestres, en bas comme en haut. Si ce n’est plus le divin, c’est quelque chose d’autre, d’aussi grand, d’aussi lointain, d’aussi inconnaissable. On touche ici à l’essence de la tragédie générique, les forces étant toujours supérieures, toujours dans le cumulus des nuages, hors de la physique et d’un contact rationnel. Comme le film de Kelly, sans raison apparente et, peut-être, sans raison réelle. Il n’y a pas vraiment d’évangélisme qui tienne la route dans The Box, seulement une mystification. On demande à croire, à échafauder ce qui ne peut l’être, à se débattre avec la matière du film comme se débattent les personnages au milieu d’un univers qu’ils ne connaissent plus. La convocation d’Hitchcock est un leurre puisqu’au final, rien ne tient et rien ne doit tenir. Seul le retour à l’iconographie classique, à cette scène sacrificielle, une balle dans le cœur et l’émissaire, ce prophète monstrueux et martyr, un sourire au coin des lèvres. Comme les protagonistes, on veut bien croire au paradis, on veut bien croire qu’il y aura un terme, un moment ou un lieu où ce drame ne prendra plus place. Un sens, une finalité. Kelly, par les ruptures qu’il instille, manipule nos attentes et nos espérances en nous ravissant la signification de la totalité.
C’est peut-être ici que le bât blesse. Ici, dans cette privation de sens dans un contexte de sensibilité. Faute d’une structure qui ferait émerger le sens, la direction, la réalité de l’œuvre, The Box peut être aisément réduit à la superficialité qu’il véhicule. Mais dans ce cas, peut-être la prudence nous aidera-t-elle à constater, pour ce film, que sans l’immersion inconditionnelle, sans la douceur âcre d’être bercé ou berné par une trame complexe, sans la correspondance et son rattachement à la pratique personnelle d’un cinéaste, il ne saurait y avoir qu’une abstraction, qu’une frustration.
Lorin Louis