On ne peut se baigner deux fois dans la même piscine
Je ne sais pas trop ce qu'Héraclite voulait dire par "On ne peut entrer deux fois dans le même fleuve" - mais qui le sait de toute façon ? Ce type n’était pas à une obscurité près, à ce qui paraît. N’importe, admettons qu’on comprenne. On n’entre pas deux fois dans le même fleuve : c’est une évidence vu qu’un fleuve, c’est de l’eau qui coule, ce n’est jamais le même – bien qu’on dise que c’est le même, pour la commodité de l’entre-compréhension universelle. C’est le même fleuve et ce n’est pas le même : ainsi va la vie, faut que vogue le navire. Soit. Mais dans une piscine ? On se dit que c’est sans risques. Une piscine reste toujours la même. L’eau ne s’écoule pas, ni dans un sens ni dans l’autre, ni en avant ni en arrière. A défaut de pouvoir entrer deux fois dans le même fleuve, on se console à l’idée qu’on pourrait se baigner deux fois dans la même piscine. Notons qu’on ne sait pas trop ce qu’on gagne au change pour l’instant, mais en attendant, c’est rassurant de savoir qu’une telle chose est possible.
The Swimmer commence donc sur cette drôle d’idée : Ned Merrill (Burt Lancaster) décide de rentrer chez lui à la nage, en traversant la piscine de toutes les propriétés qui le séparent de sa villa ; « I’m swimming home », c’est sa formule. C’est une idée super, à l’en croire, et il a tout ce qu’il faut pour y arriver : un maillot de bain, une forme d’enfer, et des amis friqués. Cet alignement de piscines, Lancaster a l’idée d’appeler ça la « Lucinda River », du nom de sa femme. C’est une idée bizarre, au moins autant que celle de rentrer à la nage. Pourquoi appeler « rivière » une série de piscines, alors que c’est justement l’avantage d’une piscine, de ne pas être une rivière, d’être un lieu sûr, qui ne change jamais, sur quoi on peut compter ? C’est-à-dire : pourquoi réintroduire du temps, du mouvement, là où Lancaster avait la sécurité de l’immobilité, la certitude de rester ce qu’il est, de ne pas voir le temps lui échapper, en se baignant, pour l’éternité, dans la même piscine ?
Le voilà en tout cas parti pour une aventure qui promettait d’être la moins aventureuse que l’homme ait jamais conçue. Imaginez : nager d’une piscine à l’autre pour rentrer à la maison. Vous parlez d’un défi : un voyage de retour vers la sécurité conjugale du home, et tout ça sans même descendre le cours d’une rivière ou s’élancer sur la mer couleur de vin, comme Ulysse. Non : juste en plongeant d’une villa à l’autre, d’un martini à l’autre, dans le coin le plus prospère du Connecticut, sous le beau soleil d’été de 1966 – le plus bel été de l’histoire, toutes les chansons pop le disent. Pour l’aventure, on repassera. Le temps s’est figé au bord de la piscine, sous le soleil exactement. From here to eternity, il n’y a qu’un plongeon ; Lancaster se jette à l’eau : quel héros.
The Swimmer commence donc sur cette drôle d’idée : Ned Merrill (Burt Lancaster) décide de rentrer chez lui à la nage, en traversant la piscine de toutes les propriétés qui le séparent de sa villa ; « I’m swimming home », c’est sa formule. C’est une idée super, à l’en croire, et il a tout ce qu’il faut pour y arriver : un maillot de bain, une forme d’enfer, et des amis friqués. Cet alignement de piscines, Lancaster a l’idée d’appeler ça la « Lucinda River », du nom de sa femme. C’est une idée bizarre, au moins autant que celle de rentrer à la nage. Pourquoi appeler « rivière » une série de piscines, alors que c’est justement l’avantage d’une piscine, de ne pas être une rivière, d’être un lieu sûr, qui ne change jamais, sur quoi on peut compter ? C’est-à-dire : pourquoi réintroduire du temps, du mouvement, là où Lancaster avait la sécurité de l’immobilité, la certitude de rester ce qu’il est, de ne pas voir le temps lui échapper, en se baignant, pour l’éternité, dans la même piscine ?
Le voilà en tout cas parti pour une aventure qui promettait d’être la moins aventureuse que l’homme ait jamais conçue. Imaginez : nager d’une piscine à l’autre pour rentrer à la maison. Vous parlez d’un défi : un voyage de retour vers la sécurité conjugale du home, et tout ça sans même descendre le cours d’une rivière ou s’élancer sur la mer couleur de vin, comme Ulysse. Non : juste en plongeant d’une villa à l’autre, d’un martini à l’autre, dans le coin le plus prospère du Connecticut, sous le beau soleil d’été de 1966 – le plus bel été de l’histoire, toutes les chansons pop le disent. Pour l’aventure, on repassera. Le temps s’est figé au bord de la piscine, sous le soleil exactement. From here to eternity, il n’y a qu’un plongeon ; Lancaster se jette à l’eau : quel héros.
Schwimmbad Mitternacht de David Hockney (1978) ; j'avais pensé à A bigger Splash, qui date de 1967, mais la toile est trop connue. Le monolithe de celle-ci aura le mérite d'évoquer un autre voyage dans le temps - et au-delà de l'infini -, sorti la même année que The Swimmer, en 1968.
Sauf que rien ne se passe comme prévu. Fallait s’y attendre. C’est que si on comprend le mouvement comme ce qui passe par une série de points, ou qu’on pense une rivière comme un simple alignement de piscines, on bute forcément sur un paradoxe temporel. Comment le mouvement peut-il se décomposer en une série de points, de coupes immobiles ? Comment une série de piscines pourrait-elle former la moindre rivière ? C’est un paradoxe bien connu que si on confond le mouvement avec l’espace parcouru, le mouvement n’atteint jamais son but : la flèche de Zénon n’atteindra jamais sa cible si elle doit d’abord parcourir la moitié du chemin qui l’en sépare, puis la moitié de cette moitié, puis la moitié de cette moitié, et ainsi de suite, à l’infini, sans que la flèche fasse autre chose que tendre vers sa cible, sans jamais se ficher dedans.
Sur le chemin de la maison, voilà donc que notre héros se perd ; les choses familières prennent un tour inquiétant, les amis s’éloignent, méconnaissables, et les souvenirs oubliés, refoulés, remontent à la surface. Lancaster fait comme si de rien n’était, aussi longtemps qu’il le peut. Il plonge au ralenti dans la piscine des uns et des autres, en vrai dieu, comme s’il n’avait pas changé de maillot de bain depuis la fameuse baignade de From Here To Eternity. Et pourtant, quelque chose est arrivé, il ne sait pas quoi, mais tout sonne faux. C’est comme si les piscines, loin d’être le miroir d’éternité où il contemplerait narcissiquement sa propre réussite, l’avaient fait passer de l’autre côté et réfléchissaient, à l’instant de sa mort, le film de sa vie, accéléré et remonté à l’envers.
On était parti pour voir un film avec Lancaster en maillot de bain ; on se retrouve avec un film presque aussi abstrait que Marienbad ou Copie conforme. Le film propose à ce titre une curieuse image du temps. A un premier niveau, le temps se brise en une série elliptique de scènes disjointes les unes des autres, une suite discontinue de coupes immobiles à quoi correspond l’alignement des piscines traversées par Lancaster, qu’il parcourt en faisant des bonds dans l’espace qui sont autant de sauts dans le temps. A un second niveau, cette série discontinue ne bifurque pas dans toutes les directions, comme le labyrinthe de Marienbad : elle finit par se boucler en prenant la forme d’un cercle qui ramène effectivement Lancaster à la maison, à son point de départ.
Le temps, dans The Swimmer, est ainsi à l’image d’un cercle brisé, d’une série de tangentes qui finirait par décrire un cercle. Voyez le schéma 1 (car il est temps de donner à ce texte une apparence de sérieux) :
Sur le chemin de la maison, voilà donc que notre héros se perd ; les choses familières prennent un tour inquiétant, les amis s’éloignent, méconnaissables, et les souvenirs oubliés, refoulés, remontent à la surface. Lancaster fait comme si de rien n’était, aussi longtemps qu’il le peut. Il plonge au ralenti dans la piscine des uns et des autres, en vrai dieu, comme s’il n’avait pas changé de maillot de bain depuis la fameuse baignade de From Here To Eternity. Et pourtant, quelque chose est arrivé, il ne sait pas quoi, mais tout sonne faux. C’est comme si les piscines, loin d’être le miroir d’éternité où il contemplerait narcissiquement sa propre réussite, l’avaient fait passer de l’autre côté et réfléchissaient, à l’instant de sa mort, le film de sa vie, accéléré et remonté à l’envers.
On était parti pour voir un film avec Lancaster en maillot de bain ; on se retrouve avec un film presque aussi abstrait que Marienbad ou Copie conforme. Le film propose à ce titre une curieuse image du temps. A un premier niveau, le temps se brise en une série elliptique de scènes disjointes les unes des autres, une suite discontinue de coupes immobiles à quoi correspond l’alignement des piscines traversées par Lancaster, qu’il parcourt en faisant des bonds dans l’espace qui sont autant de sauts dans le temps. A un second niveau, cette série discontinue ne bifurque pas dans toutes les directions, comme le labyrinthe de Marienbad : elle finit par se boucler en prenant la forme d’un cercle qui ramène effectivement Lancaster à la maison, à son point de départ.
Le temps, dans The Swimmer, est ainsi à l’image d’un cercle brisé, d’une série de tangentes qui finirait par décrire un cercle. Voyez le schéma 1 (car il est temps de donner à ce texte une apparence de sérieux) :
A titre de comparaison, le schéma temporel de Marienbad, fourni par Resnais et Robbe-Grillet est infiniment plus complexe et fuyant, et ne s’apparente à aucune figure géométrique reconnaissable, sinon à une partition de musique. Voir le schéma 2 :
"La dernière clé de Marienbad", Cahiers du Cinéma n°125 p.48
A l’idée d’un temps qui s’écoule tout uniment comme un fleuve se substitue donc, à un premier niveau, l’image d’un temps disjoint en une série de piscines séparées les unes des autres. Si bien que Lancaster, en passant d’une piscine à l’autre, fait à la fois des bonds dans le temps, dans l’avenir ou dans le passé, on ne le sait pas trop. Il se retrouve confronté à l’ancienne baby sitter de ses enfants, qui a trouvé le temps de grandir, on ne sait pas quand. Puis il fait face à des amis à qui il doit de l’argent, lui qui se croyait riche, pas du tout dans le besoin. Puis à une maîtresse qu’il a abandonnée, mais c’est à peine s’il s’en souvient, à croire qu’il ne l’a pas vécu ; et tout ça, sans qu’on arrive à savoir si ces rencontres permettent de reconstituer son passé (ce qui lui est arrivé avant que le film commence), ou s’il avance à grands bonds discontinus dans son propre avenir, chaque étape, au bord de la piscine, lui permettant d’apprendre ce qu’il a loupé dans l’ellipse de quelques années qui le fait bondir, sans continuité, d’une piscine à l’autre. C’est comme une course en ligne droite où le coureur, désorienté, se perdrait à mi-chemin, et ne trouverait plus l’arrivée. Ou alors, c’est un long sommeil entrecoupé d’éveils, où le dormeur aurait besoin d’apprendre ce qu’il a manqué dans l’intervalle. Un peu comme dans Inception en un sens ; la piscine jouerait le rôle du « kick » qui permet à Lancaster de se réveiller et de se demander où il se trouve. La critique des Cahiers du cinéma évoquait Rip Van Winkle, un des contes américains fondateurs, où le vieux Rip s’endort vingt ans au pied d’un arbre, et ne reconnaît plus à son réveil, le monde qu’il a quitté ; à cette différence près que Lancaster, dans The Swimmer, est une sorte de Rip Van Winkle somnolent, qui ne cesserait pas de s’endormir et de se réveiller.
A ce premier niveau, le film prend l’apparence d’une satire sociale. On est à la veille de 1968. Les modèles identifiants des années 50 fuient dans tous les sens et le parcours de Lancaster se comprend alors comme un « processus de démolition », selon la formule de Fitzgerald, l’influence revendiquée de John Cheever, qui a écrit la nouvelle dont s’inspire The Swimmer. Lancaster parvient au but de son voyage, mal en point, éreinté, transi, sous la pluie qui s’est mise à tomber sans désemparer. Il fait moins le malin maintenant. Et que trouve-t-il ? Une porte close, une maison vide. La femme a disparu. Les enfants aussi. Entre temps, on a appris que sa vie n’était pas si idéale. Il avait tout, une femme, des enfants, une villa. Il n’a plus rien, à part des dettes monstrueuses ; même l’épicier du coin ne se gêne plus pour lui réclamer devant tout le monde l’argent qu’il lui doit, c’est dire s’il a touché le fond. Ses filles sont des délinquantes aux dires du voisinage : on ne sait pas, mais elles ont dû entendre Dylan brancher sa guitare et suivre la Highway 61, avec des motards. Ca ne leur disait plus rien de boire des martinis avec papa, au bord de la piscine. On les comprend.
L’allégorie ne fait pas toujours dans la finesse, et on peut regretter qu’une des dernières étapes du voyage de Lancaster soit une piscine municipale, où le héros se perd, anonyme, dans la foule sans visage des baigneurs, comme si c’était là le comble de la déchéance sociale – tandis que le comble de la réussite, semble-t-il, c’est de pouvoir se payer le luxe de ne pas se baigner dans sa piscine privée, puisqu’en dehors de Lancaster, on ne voit aucun de ses voisins piquer une tête, ou même être en maillot de bain. Si la piscine privée est le signe d’une vie « réussie » mais sans authenticité, aller à la piscine municipale semble le signe d’une vie ratée. Séguéla aurait pu le dire. Mais passons. Avec les Américains, on ne doit pas s’étonner : pour eux, une piscine municipale, ça doit être le début du communisme, la fin des haricots.
(Toujours est-il que la satire dut leur paraître suffisamment mordante pour qu’on voie un clip publicitaire se proposer de réécrire le film et remettre toutes les choses en ordre :
A ce premier niveau, le film prend l’apparence d’une satire sociale. On est à la veille de 1968. Les modèles identifiants des années 50 fuient dans tous les sens et le parcours de Lancaster se comprend alors comme un « processus de démolition », selon la formule de Fitzgerald, l’influence revendiquée de John Cheever, qui a écrit la nouvelle dont s’inspire The Swimmer. Lancaster parvient au but de son voyage, mal en point, éreinté, transi, sous la pluie qui s’est mise à tomber sans désemparer. Il fait moins le malin maintenant. Et que trouve-t-il ? Une porte close, une maison vide. La femme a disparu. Les enfants aussi. Entre temps, on a appris que sa vie n’était pas si idéale. Il avait tout, une femme, des enfants, une villa. Il n’a plus rien, à part des dettes monstrueuses ; même l’épicier du coin ne se gêne plus pour lui réclamer devant tout le monde l’argent qu’il lui doit, c’est dire s’il a touché le fond. Ses filles sont des délinquantes aux dires du voisinage : on ne sait pas, mais elles ont dû entendre Dylan brancher sa guitare et suivre la Highway 61, avec des motards. Ca ne leur disait plus rien de boire des martinis avec papa, au bord de la piscine. On les comprend.
L’allégorie ne fait pas toujours dans la finesse, et on peut regretter qu’une des dernières étapes du voyage de Lancaster soit une piscine municipale, où le héros se perd, anonyme, dans la foule sans visage des baigneurs, comme si c’était là le comble de la déchéance sociale – tandis que le comble de la réussite, semble-t-il, c’est de pouvoir se payer le luxe de ne pas se baigner dans sa piscine privée, puisqu’en dehors de Lancaster, on ne voit aucun de ses voisins piquer une tête, ou même être en maillot de bain. Si la piscine privée est le signe d’une vie « réussie » mais sans authenticité, aller à la piscine municipale semble le signe d’une vie ratée. Séguéla aurait pu le dire. Mais passons. Avec les Américains, on ne doit pas s’étonner : pour eux, une piscine municipale, ça doit être le début du communisme, la fin des haricots.
(Toujours est-il que la satire dut leur paraître suffisamment mordante pour qu’on voie un clip publicitaire se proposer de réécrire le film et remettre toutes les choses en ordre :
Publicité Levis (réal. : Tarsem Singh, 1992)
L’Amérique idéale des années 50 et des garden parties ; le lonesome swimmer qui embarque la fille à papa ; et pas un seul noir en vue, seulement la musique de Dinah Washington, car il faut reconnaître que les noirs « ont le sens du rythme » (comme le chauffeur noir le dit ironiquement à Lancaster dans The Swimmer). Soit, sous couvert d’un hommage révérencieux, une restauration pure et simple des mythes que le film entendait mettre en crise.)
A un second niveau, les lignes discontinues finissent par décrire un cercle. Le temps forme une boucle, un cercle brisé, sans point de départ ni d’arrivée ; une roue dans quoi l’homme tourne sans cesse. En un sens, quand Lancaster parvient chez lui, il atteint seulement un point de relance : le voyage ne l’a pas mené ailleurs mais à son point de départ (le home) ; le point d’arrivée est en même temps un point d’origine, conformément au voyage de retour qu’il a entrepris. Ce temps cyclique, auquel les lignes discontinues se rapportent, explique qu’on ne sache jamais si Lancaster, d’une piscine à l’autre, avance dans l’avenir ou revient sur ses traces, sur son passé. C’est, de manière indécidable, l’avenir qui fait retour ; ou bien le passé qui se tient en embuscade pour le ramener à son point de départ. On pourrait ainsi très bien imaginer que la scène finale ne soit que l’avant-dernière, celle qui précède les toutes premières images du film, où Lancaster surgissait du bois, sans qu’on sache d’où il venait, lui-même ayant perdu la mémoire et partant à la recherche de ce qu’il a oublié – le désastre permanent que fut, que sera, sa vie. On pourrait très bien imaginer que la fin ne soit qu’un replay et que Lancaster recommence, indéfiniment, à tourner dans sa roue, d’une piscine à l’autre. Le parcours de Lancaster s’approfondit alors d’une dimension existentielle : ce n’est plus seulement un processus de démolition par quoi se trouvent dénoncés les modèles sociaux de réussite promus par l’Amérique publicitaire. C’est, de manière plus essentielle, plus émouvante, la voie de l’homme qui ne cesse pas d'oublier et de se ressouvenir qu’il va vers sa mort, et qui s’entend sans cesse rappeler, au futur antérieur, le désastre qui l’attend à chaque instant, depuis toujours.
A un second niveau, les lignes discontinues finissent par décrire un cercle. Le temps forme une boucle, un cercle brisé, sans point de départ ni d’arrivée ; une roue dans quoi l’homme tourne sans cesse. En un sens, quand Lancaster parvient chez lui, il atteint seulement un point de relance : le voyage ne l’a pas mené ailleurs mais à son point de départ (le home) ; le point d’arrivée est en même temps un point d’origine, conformément au voyage de retour qu’il a entrepris. Ce temps cyclique, auquel les lignes discontinues se rapportent, explique qu’on ne sache jamais si Lancaster, d’une piscine à l’autre, avance dans l’avenir ou revient sur ses traces, sur son passé. C’est, de manière indécidable, l’avenir qui fait retour ; ou bien le passé qui se tient en embuscade pour le ramener à son point de départ. On pourrait ainsi très bien imaginer que la scène finale ne soit que l’avant-dernière, celle qui précède les toutes premières images du film, où Lancaster surgissait du bois, sans qu’on sache d’où il venait, lui-même ayant perdu la mémoire et partant à la recherche de ce qu’il a oublié – le désastre permanent que fut, que sera, sa vie. On pourrait très bien imaginer que la fin ne soit qu’un replay et que Lancaster recommence, indéfiniment, à tourner dans sa roue, d’une piscine à l’autre. Le parcours de Lancaster s’approfondit alors d’une dimension existentielle : ce n’est plus seulement un processus de démolition par quoi se trouvent dénoncés les modèles sociaux de réussite promus par l’Amérique publicitaire. C’est, de manière plus essentielle, plus émouvante, la voie de l’homme qui ne cesse pas d'oublier et de se ressouvenir qu’il va vers sa mort, et qui s’entend sans cesse rappeler, au futur antérieur, le désastre qui l’attend à chaque instant, depuis toujours.
La tombe du plongeur (Paestum, Italie) fut découverte durant l'été 1968
Sébastien Raulin