Première partie de l'entretien ici.
Spectres du cinéma : Donc ce qui se passe actuellement aux CNP, le fait qu'ils soient en danger, n'a rien à voir avec des histoires de concurrence avec les multiplexes ou des choses comme ça, parce qu'en 98 on en était pas à la concurrence qu'il y a aujourd'hui au niveau des multiplexes ?
Ivan Sougy : En 98, ils disaient qu'on allait fermer, non pas parce que les CNP ne marchaient pas, parce qu'à l'époque, en 98, ça marchait très bien et ça faisait du bénéfice, jusqu'en 2004 ou 2005. Donc, si vous voulez, ce sont des salles qui ont fonctionné jusque là, malgré le non financement de notre PDG dans ces salles, enfin le manque d'investissement. Là, maintenant, il prend la conjoncture actuelle qui est qu'effectivement on fait pas beaucoup d'entrées par rapport à ce qu'on devrait faire, en tout cas pour rester dans un équilibre commercial. Mais c'est depuis 2004, 2005.
SdC : Donc on peut voir d'autres facteurs effectivement...
IS : Il y a bien sûr d'autres facteurs. On parlait des multiplexes, évidemment que lorsque Pathé fait de la VO ou UGC fait de la VO, qu'ils prennent Almodovar alors qu'il y a dix ans ils ne prenaient pas Almodovar et qu'on avait la seule copie sur Lyon, ben voilà, il est évident que ça divise les recettes et la part de spectateurs dans les complexes comme les nôtres. Les multiplexes ont effectivement un impact. La politique actuelle, de la ville ou des multiplexes, a un impact sur les cinémas et les salles indépendantes en tout cas. Je parle de la politique de la ville, parce que c'est aussi la ville qui autorise tous ces multiplexes à ouvrir, que ça soit en périphérie ou en centre-ville.
SdC : Quelle différence entre complexes et multiplexes ?
IS : Je crois que ça se joue en terme de nombre de salles. Je crois que complexe c'est jusqu'à quatre ou cinq salles, après c'est multiplexe. En gros c'est ça. Donc nous c'est complexe.
SdC : Quel rapport le projectionniste entretient-il avec les films qu'il projette ? Y a-t-il une émotion à projeter certains films ?
IS : Alors moi, j'ai une anecdote assez rigolote, enfin pas si rigolote que ça... On passe Le Graphique de Boscop, c'est LE film qu'on passe depuis 76, donc, et il y a une équipe de France 3 pour le Festival Lumière qui est passée - je la raconte parce que ça parle un peu de ce rapport qu'on peut avoir, ou pas, aux films qu'on passe. Le Graphique de Boscop moi je n'aime pas particulièrement en fait, pour être très franc c'est un film d'une époque, des années 70, un certain état d'esprit et tout ça, qui me fait rire par certains côtés mais qui au fond ne me touche pas plus que ça.
SdC : C'est un peu une figure imposée pour toi ?
IS : Une figure imposée après non, ce que j'aime beaucoup derrière tout ça, c'est qu'il y a toujours autant de spectateurs qui viennent voir le film, le samedi minuit, au CNP Terreaux. Et que encore, malgré les âges, on va dire, le temps qui passe, il y a quand même parfois une trentaine de spectateurs dans la salle. Des groupes, des étudiants, des personnes qui l'avaient vu à la sortie en 76 et qui retournent le voir encore... Voilà, donc il y a une équipe de France 3 qui est passée pour filmer la projection du Graphique de Boscop, c'était en gros pour parler des salles qui allaient passer des films pour le Festival Lumière, et donc trouver une petite anecdote, quelque chose qui caractérise ces salles. Tout à coup, le journaliste m'a demandé "Qu'est-ce que ça vous fait de passer Le Graphique de Boscop ?", et ça me faisait RIEN ! (rires) Est-ce que j'étais fier ? Moi, la seule fierté que j'ai, c'est que les gens continuent à aller le voir, mais au fond ce film-là, en soi... La seule fierté que j'ai c'est de voir des gens dans la salle, c'est pas tant de passer ce film-là. Après c'est vrai que c'est une vieille pellicule, c'est du triacétate, c'est de la pellicule qui est beaucoup plus cassante par rapport au polyester - (s'adressant à Steve :) comme ça, hop, toi ça te fait tes cours de projection en même temps (rires). Par rapport à l'émotion qu'on peut avoir à passer certains films, il n'y a pas forcément énormément d'émotion, surtout que, sincèrement, au bout d'un moment, à force de les passer, les films, on a plus envie de les voir, surtout les débuts. Vraiment, moi ça me fait cet effet-là. Je vais pas mal au cinéma quand même, mais il y a quand même cet effet-là.
Je vois rarement les films avant, la plupart du temps je les vois après. Le rapport que j'entretiens avec les films est de plusieurs niveaux. Il est d'abord matériel. C'est ça qui est important, on parlait tout à l'heure du numérique, avec le numérique il n'y a même pas, ou quasiment pas de rapport matériel puisque c'est du numérique, c'est des 1 et des 0 qui s'enchaînent. Rapport matériel direct à la pellicule et au projecteur, le son du projecteur... Quand je suis en cabine de projection, je sais quand il y a un problème au son. C'est-à-dire que dès qu'il y a un son bizarre, tout de suite, je vais voir ce qui se passe en cabine et souvent il y a un petit truc qui ne va pas comme il faut, ça peut être un galet presseur qui n'est pas mis ou des choses comme ça. Au son de la bobine qui tourne, le tac tac tac tac tac du projecteur. Juste au démarrage aussi, quand on démarre il y a l'allumage de la lampe, ensuite il y a le moteur qui démarre et ensuite le clapet, tout ça... Le rapport premier que j'ai à la projection, il est sonore. Ensuite il est matériel dans le maniement de la pellicule, que ça soit le fait de monter les films, de monter la pub, de charger aussi le film dans le chronos, il y a là aussi un touché, un rapport à la matière qui est très particulier. Ensuite, sur les films en général, évidemment que j'ai un rapport direct avec certains cinéastes que j'apprécie...
SdC : Des cinéastes que tu as découverts par ton métier de projectionniste ?
IS : Pas trop étant donné que j'allais déjà bien avant beaucoup au cinéma et que j'en connaissais déjà pas mal, étant universitaire. J'ai découvert certains réalisateurs mais que j'aurais sans doute découverts sans être projectionniste ou sans être au contrôle aux CNP. Ensuite, ce qui est sûr, c'est que le fait de travailler aux CNP et d'être projectionniste, ça permet un peu de mettre tous les films au même niveau. C'est-à-dire que, en tant que spectateurs, on va se dire tout à coup, je sais pas, "le Tarantino, c'est LE film à aller voir", mais en travaillant dans ces salles, même en travaillant à la caisse ou au contrôle, c'est pareil, en y travaillant, tous les films sont au même niveau.
SdC : Il y a une égalité.
IS : Voilà, une égalité. Bon, le dernier Tarantino il se trouve que j'ai apprécié ce film mais évidemment c'est un nom assez connu. Mais le fait de travailler dans ces salles, ça fait que ben finalement n'importe quel cinéaste, quand l'image nous plait, il peut aussi y avoir un rapport à l'histoire et encore, mais quand l'image nous plait, quand le traitement narratif nous intéresse, on va aller voir ce cinéaste sans a priori d'ordre esthétique ou en se disant, "c'est un petit film", ou "c'est un gros film". Il y a une remise à niveau générale de tous les films. Donc, finalement, on échappe peut-être un peu plus à la sélection des spectateurs, à la sélection des médias. Les médias qui vont parler de certains films et pas d'autres, alors qu'il y a une certaine injustice derrière tout ça. Oui, c'est carrément injuste, on va parler de tel film et pas d'un autre alors que... Juste, je pense à un film que j'ai adoré, c'est Inland, j'arrête pas d'en parler mais j'adore ce film de Tariq Teguia. Filmé en DVHD, le type a acheté sa caméra parce qu'il a, grâce à son film précédent Rome plutôt que vous, il a gagné un peu de sous, et donc il a décidé de produire son film comme ça, en achetant une caméra, en commençant à faire des plans. L'image est superbe, au niveau narratif et tout ça c'est vraiment très bon, et c'est un film qui a fait quoi, peut-être cent spectateurs sur trois à quatre semaines.
Steve Gallepie : Peut-être un peu plus parce qu'il y a eu une rencontre et la salle était pleine.
IS : Oui, c'est vrai Tariq Teguia est venu.
SG : C'est avec des films comme ça qu'on est content de travailler aux CNP, parce qu'on se dit, on ne travaillerait pas aux CNP, ben on l'aurait pas vu, tout simplement ! On aurait peut-être vu que ça existait mais le fait qu'il y ait eu une rencontre, tout ça, ça nous a poussés à aller le voir...
IS : En plus c'est des films qui ne passeraient pas si les CNP n'existaient pas.
SG : Là on voit que notre programmation a déjà légèrement changé. Ne serait-ce que depuis une semaine, on perd déjà des films. Il y a déjà à Lyon des films qui ne sont plus représentés, le Guy Maddin ne sort pas à Lyon parce qu'on ne le sort pas. Donc Inland, c'est un peu une fierté de l'avoir passé.
SdC : En tant que spectateurs, c'est une joie aussi de pouvoir voir ces films en salle..
SG : Et il y a plein de films comme ça dont "tout le monde" se fout un peu mais qu'on a passés et qu'il était super important de passer. Là il y avait Violent Days qui était assez exceptionnel de Lucile Chaufour. L'année dernière il y avait En avant jeunesse ! de Pedro Costa, ou quand on a fait venir Bela Tarr aussi. Enfin, tout ça c'est quand même des rendez-vous importants.
SdC : Et les retours de spectateurs alors ?
IS : Vu que j'ai été au contrôle je peux en parler un peu, mais en tant que projectionniste, non, on a pas de retours, même aucun et c'est même un petit peu pour ça que j'ai choisi de faire ça (rires) !
Le contrôle, c'est agréable d'être au contact des spectateurs mais bon, il y a aussi un contact qui est moins agréable qui est de s'entendre dire "vos salles sont pourries", ça on l'entend souvent quand on est au contrôle et c'est assez désagréable, on n'y est pour rien et en plus il faut peut-être pas exagérer non plus. Mais au contrôle, je me souviens avoir conseillé des gens, même à la caisse vous faites ça, je crois. On leur conseille d'aller voir tel ou tel film, c'est vrai que ça se fait un peu à la tête du client, c'est marrant, suivant les personnes on leur demande : "Mais qu'est- ce que vous avez aimé récemment ?" ou je sais pas quoi, et puis on se rend compte qu'il y a peut-être possibilité d'aller vers quelque chose d'un peu nouveau pour eux, ou pas.
SG : Pour certains c'est pas la peine (rires). Faut pas leur demander d'aller voir le Tarantino.
IS : C'est assez marrant la manière dont on doit jongler entre certains spectateurs dont on sent qu'ils sont ouverts et plus ou moins avertis, et les gens qui, d'abord, ne viennent jamais dans les CNP, ils hallucinent parfois en entrant dans les salles. Ce qui est assez étonnant, c'est que la plupart du temps lorsque je conseillais à des personnes d'aller voir tel film alors qu'ils ne le connaissaient absolument pas, et qu'il n'en avaient absolument pas entendu parler, souvent ils me remerciaient. Il y avait des retours très positifs, alors parfois c'était : "C'est vraiment de la merde votre film, je me suis ennuyé", mais jamais dit méchamment, bon joueur quoi, c'est-à-dire ils nous posent la question, on leur répond, ils y vont et puis si ça leur plaît pas, tant pis pour eux, on n'est pas non plus responsable de leur subjectivité.
SG : Ça fait aussi partie des plaisirs du cinéma de s'aventurer dans des trucs qu'on ne connaît pas...
IS : En tout cas, au niveau du contrôle, si il y avait bien une responsabilité, en tout cas moi au contrôle je sentais que j'avais cette responsabilité-là, c'était aussi de pouvoir faire découvrir à certains spectateurs certains films et leur dire : "Ce film là, il est tout à fait accessible, allez-y", parfois même des films que moi-même je n'avais pas appréciés, mais pour lesquels je me disais, ils peuvent intéresser certains spectateurs. Et sans contrôleur, sérieusement… Le cinéma de proximité c'est un cinéma qui est en centre-ville, et proche des spectateurs. Sans contrôleur, on perd un peu cette marque-là, cette marque de fabrique qui faisait les CNP parce que la plupart des salariés sont cinéphiles, aiment le cinéma à leur façon, et ils peuvent en parler de manière assez personnelle. Il y a aussi une page qui se tourne à ce niveau-là, vu la suppression des postes de contrôleurs récemment.
SdC : Les CNP vous êtes pratiquement les derniers cinémas à Lyon à afficher des critiques presse sur les murs, à l'entrée des cinémas. Vous continuez à les mettre au moment où la critique serait en "crise". Les gens les lisent, vous avez l'impression ?
SG : Oui, oui, les gens les lisent, la critique est vachement prescriptrice dans les goûts de nos spectateurs. Par exemple, si il y a une bonne critique dans Télérama, on sait qu'il va y avoir du monde. Si le film se fait descendre, on sait que c'est fichu pour nous. (rires)
SdC : Mais ce qui est bien c'est que vous n'avez pas une programmation dirigée vers Télérama. On peut prendre l'exemple de l'UGC Astoria, eux, clairement, c'est une programmation pour les lecteurs de Télérama. Alors que vous, vous savez que vous avez pas mal de lecteurs de Télérama dans votre public mais vous ne faites pas une programmation spécialement pour eux.
SG : Disons que de temps en temps nos films recoupent ceux défendus par Télérama...
IS : Après ça veut pas dire que tout ce que défend Télérama c'est mauvais, mais il y a un public, c'est clair, disons "cathos de gauche"...
SG : C'est le travail de Marc Artigau qui fait une programmation qui essaye de lui plaire, enfin moins ces dernières années parce que c'est un peu avec ce qu'on peut faire comme films.
IS : Malgré tout, on est arrivé à avoir pas mal de films...
SG : Parce qu'il se battait vachement. Avec un autre programmateur, on aurait eu encore moins de films et il y aurait eu encore plus de choix imposés. Pour revenir sur Inland, c'est vraiment une démarche de Marc, le film l'avait vachement impressionné, c'est pour ça qu'il a fait l'effort d'organiser une rencontre. Avec le départ de Marc Artigau, ce type de films et de rencontres, ça sera quand même vachement compromis. Il faut avoir les contacts pour ça, il faut avoir une personne pour en parler, et maintenant ça va être Gilles Besson qui ne veut pas le faire et de toute façon, sans vouloir le critiquer et il en est même conscient, on ne le voit pas trop mener le débat comme Marc. C'est un petit morceau de notre identité que l'on va perdre en plus. On en faisait déjà plus beaucoup des rencontres, mais là je pense que ça va être définitivement fini. En ce moment il y a tout plein de petits liens qui se perdent, c'est vrai que les contrôleurs, le côté humain, c'était super important même si on peut avoir l'impression qu'on foutait pas grand-chose.
SdC : Et toi, tu as des anecdotes ? Des gens qui sortent furieux de la salle...
SG : Ça, ça m'est arrivé le premier mois où j'ai travaillé au CNP de me retrouver confronté à un spectateur super violent. C'était pour The Great Ecstasy of Robert Carmichael qui était une belle arnaque comme film. Un film violent et moralisateur, enfin un peu facile, et un spectateur à la fin, pendant la scène soi-disant insoutenable du film où étaient montés en parallèle un viol, des images de nazisme, d'explosion nucléaire, enfin un truc super terrifiant, il y a un spectateur qui est sorti furieux en donnant un coup de pied dans les portes, en nous insultant, en nous disant que c'était honteux de passer des films violents comme ça, ce qui était finalement assez drôle et ironique étant donné qu'il était lui-même bien plus violent que le film dont il condamnait la violence. J'ai pas forcément beaucoup d'anecdotes comme ça mais ce qui est intéressant en travaillant au contrôle et aux caisses, c'est le rapport aux spectateurs, même quand ils sont chiants. Ça permet de voir tout le panel humain. Il y a aussi les personnes de mauvaise foi, mais c'est quelque chose de très intéressant aussi… Il y a aussi les spectateurs qui veulent rentrer quand même, même si le film est commencé depuis une demi-heure, qui proposent de payer beaucoup plus cher qu'il ne faut... (rire) C'est assez enrichissant personnellement comme travail je trouve, moi par exemple ça m'a beaucoup appris mine de rien, humainement, je trouve ça plutôt sympa.
(La suite et l'intégralité de cet entretien figureront dans les pages du prochain numéro des Spectres du cinéma.)
Remerciements particuliers à Jean-François Buiré et Antonin Crozet.
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