dimanche 24 mai 2009

Critiques, vos papiers : Kinatay (B. Mendoza)

MANILA VICE

Au fond, les cinéastes qui ne ménagent pas leurs spectateurs, qui se refusent d'entrer dans un rapport de séduction, ça ne court pas tellement les rues. Mendoza, je le crois, en fait partie. Il parcourt les ruelles encombrées de Manille comme personne. Pourtant, son histoire d'apprenti criminologue plongeant le temps d'une nuit (et peut-être pour le reste de sa vie) dans l'enfer de la mafia, n'a rien de particulièrement originale. Un tel sujet a été traité sous toutes les coutures par les cinéastes asiatiques et étasuniens, mais rarement avec une telle rugosité. Des plans de nuit, mobiles, tremblés, tout en nervosité. Des plans que ne renieraient peut-être pas un Grandrieux s'ils n'étaient aussi peu élégants. La démarche de Mendoza semble inspirée par un sentiment d'urgence, une nécessité vitale qui n'a a priori pas grand chose à voir avec une idée du beau, ou du laid. Il capte fébrilement et de la même manière le scènes de mariage comme les pires atrocités.

La force du film tient aussi à l'implacable construction binaire du scénario : mariage et insouciance le jour, le monde du crime la nuit. Deux faces d'une même pièce, deux communautés, avec leurs traditions et leurs codes, pour un seul pays et quasiment en temps réel. Il n'a pas son pareil pour nous faire toucher du doigt le malaise d'un individu évoluant dans un groupe auquel il n'appartient pas vraiment (l'enfant de Serbis, le personnage principal dans Kinatay). Les longs plans-séquence font de la caméra une tête chercheuse, une sonde pour fouiller au coeur de la nuit des hommes. Il déterre l'animal, la bête sauvage sous les conventions, il l'extirpe de ce monde social tourbillonnant et ce, sans aucune satisfaction apparente (ce qui le distingue fondamentalement d'un Haneke). La puissance terrassante de ses films vient de sa capacité à placer le spectateur en situation d'immersion dans une communauté qu'il prend pour objet, qu'il pénètre comme on plonge une tige de bois dans une fourmilière - oui, pour évoquer son style, il n'est d'autre béquille que la métaphore, forcément réductrice. L'angoisse et le malaise naissent de cette caméra rendue folle par la cruauté des actes perpétrés en sa présence. Disons en sa présence, car jamais elle ne saisit précisément cette violence. Dans la confusion, elle s'empare surtout des cris, des sons et d'images toujours lointaines, trop sombres. Pour la charcuterie en gros plans, il faudra repasser.

Cependant, le choc et l'émotion éprouvés ne viennent jamais d'une quelconque forme d'imposture documentaire. L'esthétique du film ne saurait être rapprochée d'une caméra amateur, pas plus que d'un reportage télévisé. L'exercice de style est déjà galvaudé, et c'est tout à son honneur d'avoir su l'éviter. Kinatay est également à des années-lumière de l'ampoulure graphique et de la complaisance qui préside à la réalisation de la plupart des thrillers contemporains (M. Mann, exemplairement). C'est autre chose. On l'aura compris, Mendoza est jeune mais la singularité de sa démarche est admirable. Ses films restent et ses personnages nous habitent. Une image, par exemple.

Son héros, jeune marié de 20 ans, déjà corrompu et impuissant, est entraîné dans un monde qui va trop vite pour lui. Trop vite pour se poser la question de la moralité de ses engagements. Dans le van de la mafia qui file sur l'autoroute, des éclairs de lumière rayent son jeune et impassible visage pendant qu'à l'arrière, une prostituée est battue. Sa déchéance crépusculaire envahit l'écran, la salle. Comme la corruption, elle imprègne tout, elle est partout. Impossible d'y échapper.

Raphaël Clairefond

Critiques, vos papiers : Ne Change rien (Pedro Costa)




Pedro Costa ne fait pas de différence entre l'art et la vie. Ses films sont le fruit de rencontres et d'amitiés au long cours. De fait, ils sont très profondément liés à la personnalité des ami(e)s qu'il met en scène. Il les glisse dans le champ de sa petite caméra, les installe pour les façonner, les sculpter. Il fait d'eux les héros de leur propre vie, des icônes. Il fait de leur vie, de leurs histoires, un chant. De Vanda/Ventura à Jeanne Balibar, des bidonvilles à la scène de spectacle, c'est ce passage de la parole au chant que Costa opère. Ceux qui étaient attachés aux transformations sociales et politiques que les films précédents dévoilaient par petites touches seront probablement déçus, déconcertés. Ils verront peut-être Ne change rien comme une dérive mondaine, un film de potes du milieu, un génie esthétique mis au service d'une musique qui n'en vaut pas la peine. Dans One+One, Jean-Luc Godard filmait les Stones enregistrant un album, en articulant ces longues séquences avec d'autres plus politiques (sur les Black Panthers etc). A l'inverse, la caméra de Costa n'a d'yeux que pour la douce Jeanne et son fidèles compagnon Rodolphe Burger. Passant sans transition du rock grincant et lancinant à l'opéra-bouffe le plus sautillant, la voix de Jeanne est polyvalente. Il n'empêche si on goûte peu le style, il sera très difficile, voire impossible de prendre pied dans ce film coulant paisiblement. C'est la faiblesse de la démarche d'un artiste qui met entièrement son talent au service d'un autre. D'autant plus que pendant les répétitions et les cours de chant, la fascination exercée par la découverte d'un processus de création en marche cède parfois la place à l'ennui et à la gêne, le sentiment de n'avoir pas forcément grand chose à faire là.

Toutefois, même en restant hermétique à la bande-son (comme je l'ai parfois été) on ne peut qu'être subjugué, envoûté par l'image dans laquelle passe tout le respect et l'admiration du cinéaste pour son sujet. Le noir et blanc de Pedro Costa, est très contrasté mais incroyablement pure, limpide. Il se joue de la rareté des sources de lumière pour modeler, reconstruire le visage racé de la jeune femme. L'ombre et la lumière se battent pour repasser sur les traits, les lignes et les courbures de son corps.

Plus superficiel qu'à son habitude (au sens où le film ne semble pas porté par le même sentiment d'urgence que par le passé), mais maître de ses outils comme jamais, le cinéaste portugais filme l'épanouissement d'une voix avec une grâce peu commune.

Raphaël Clairefond

mercredi 13 mai 2009

Le siècle ; des spectres à l’ange de l’histoire : montage autour d'un texte historique de G. Duhamel

(Accompagné de PITKIN, son hôte américain, Georges DUHAMEL part à la découverte d' un cinéma de Chicago...)

[..] Ah ! Une brève bousculade. Et nous nous trouvons assis. Les fauteuils sont assez bons. Le confort américain. Le confort des fesses. Un confort purement musculaire et tactile.

Si je quitte les images une seconde, si je lève les yeux au plafond, j'aperçois un ciel où clignotent des étoiles et que parcourent des nuées légères. Bien entendu, c'est un faux ciel, avec de fausses étoiles, de faux nuages. Il nous verse une fausse impression de fraîcheur. Car, ici, tout est faux. Fausse, la vie des ombres sur l'écran, fausse, l' espèce de musique répandue sur nous par je ne sais quels appareils torrentueux et mécaniques. Et, qui sait ? fausse, aussi, cette multitude humaine qui semble rêver ce qu'elle voit et s'agite parfois, sourdement, avec des gestes de dormeur. Tout est faux. Le monde est faux. Je ne suis peut-être plus, moi-même, qu'un simulacre d' homme, une imitation de Duhamel...

... "Évidemment, que l'officier de la garde ait souffleté ce libre paysan, voilà qui n'est pas tolérable..."

Je sens encore toutes les parties de mon corps, mais je commence à ne plus très bien sentir mon âme. Tout à fait comme chez le dentiste. La place de mon âme devient dure, étrangère, douloureusement étrangère. Est-ce qu'on va me l'arracher, mon âme, comme chez le dent...

... " Que le jeune paysan se révolte ! Il a bien raison. Et qu'il fuie son indigne patrie, qu'il imite ses frères aînés et s'embarque à son tour pour la libre Amérique..."

Je ne peux déjà plus penser ce que je veux. Les images mouvantes se substituent à mes propres pensées. La musique... C'est vrai ! La musique ! Qu'est donc cette musique ? On l'entend sans l'écouter. Elle coule comme le vent, elle passe comme un insensible vent. Allons ! Un effort de protestation. Que j'écoute cette musique ! Je veux ! Je veux ! Je veux écouter cette musique et non pas seulement l'entendre. [..]
Extrait du livre Scènes de la vie future, George Duhamel, 1930.
(à lire en ligne)

[..] De spectacle attrayant pour l’œil ou de sonorité séduisante pour l’oreille, l’œuvre d’art, avec le dadaïsme, se fit projectile. Le récepteur en était frappé. L’œuvre acquit une qualité tactile. Elle favorisa ainsi la demande sur le marché cinématographique, car l’aspect distrayant du film a lui aussi en premier lieu un caractère tactile, en raison des changements de lieux et de plan qui assaillent le spectateur par à-coups. Que l'on compare l'écran sur lequel se déroule le film à la toile sur laquelle se trouve le tableau. Cette dernière invite le spectateur à la contemplation ; devant elle, il peut s'abandonner à ses associations d'idées. Rien de tel devant les prises de vues du film. A peine son œil les a-t-il saisies qu'elles se sont déjà métamorphosées. Impossible de les fixer. Duhamel, qui déteste le cinéma, qui ne comprends rien à sa signification, mais non sans avoir saisi quelques éléments de sa structure, souligne ce caractère lorsqu'il écrit : "Je ne peux déjà plus penser ce que je veux. Les images mouvantes se substituent à mes propres pensées." Effectivement le processus d'association du spectateur qui regarde ces images est aussitôt interrompu par leur métamorphose. C'est de là que vient l'effet de choc exercé par le film et qui, comme tout choc, ne peut être amorti que par une attention renforcée. Par sa technique, le cinéma a délivré l'effet de choc physique de la gangue morale où le dadaïsme l'avait en quelque sorte enfermé. [..]
Extrait du texte L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, Walter Benjamin, 1939.
(à lire par exemple dans : Œuvres III, pp. 309-310)

[..] Avec le cinéma, il n'y a plus de reflet "fidèle", "tout dépend de l'image d'un certain flou où le monde fantastique du passé rejoint le monde du présent", déclare Paul Wegener en 1916. A côté de l'ordre sensible et bien visible s'installe déjà le chaos d'un ordre insensible, nouvelles images spectrales et délirantes qui après avoir été volées, retouchées, invoquées, peuvent être captivées, vendues, devenir l'objet captivant d'un fructueux trafic de l'apparence, ou encore être projetées dans toutes les directions de l'espace et du temps. "Déjà, remarque Duhamel vers 1930, je ne peux plus penser ce que je veux. Les images mouvantes se substituent à mes propres pensées." Le cinéma c'est la guerre, parce que comme l'écrit le Dr Gustave Le Bon, en 1916 :
"La guerre n'atteint pas seulement la vie matérielle des peuples, mais encore leurs pensées… et ici on retombe sur cette notion fondamentale, ce n'est pas le rationnel qui conduit le monde, mais les forces d'origines affectives, mystiques ou collectives qui mènent les hommes, les suggestions entraînantes de ces formules mystiques d'autant plus puissantes que restant assez vagues… les forces immatérielles sont les vraies directrices des combat." [..]
Extrait du livre Guerre et cinéma I, Logistique de la perception, Paul Virilio, 1984, pp. 39-40.

[..] Aussi, un auteur qui avait sa célébrité au temps du premier cinéma et qui faisait des romans, d’ailleurs des romans pas médiocres du tout, des romans qui ont une grande importance même, mais qui lui n’était vraiment pas un penseur, et qui s’appelait Georges Duhamel, a mené une grande critique et contre l’Amérique, la civilisation américaine, et contre le cinéma. Et il disait : "je ne peux plus penser ce que je veux." Intéressant ça, ça me fascine. Je cite le texte, un bout de texte. "Je ne peux plus penser ce que je veux devant le cinéma, les images mouvantes c’est-à-dire les images automatiques, les images mouvantes se substituent à mes propres pensées.."

C’est épatant parce que relisez. Quelqu’un qui vous dit ça : "je ne peux plus penser ce que je veux", on se dit tiens, voilà quelqu’un qui veut penser ce qu’il veut. Enfin, ou bien il fait attention à ce qu’il dit ou bien il ne fait pas attention. Et c’est quand même intéressant l’analyse de ce texte
Madame ! il semble que la seule vue de cette salle leur fasse tellement horreur.. ;(rires) Bon ! Oui, réfléchissez un peu. Quelqu’un vous dit : "avec le cinéma il m’empêche de penser ce que je veux." Si on réfléchit mais tout d’un coup on se dit : ah bon ! mais alors c’est un type qui, lorsqu’il lit un roman ou lorsqu’il se trouve devant un tableau, il pense ce qu’il veut ! C’est quand même intéressant ça, quelqu’un qui se fait de l’art cette conception : devant l’art, je pense ce que je veux ! (rires). Alors devant un tableau de Rembrandt, je peux penser ce que je veux ! C’est curieux ! C’est quand même une drôle d’idée !

Je veux dire : comprenez ce que j’appelle image de la pensée.

Il y a des images de la pensée débiles. Quelqu’un qui vous dit : oh, le cinéma ça m’embête parce que je ne peux pas penser ce que je veux, c’est quand même qu’il se fait de la pensée une image débile. Généralement, l’idéal de la pensée c’est précisément de ne pas penser ce qu’elle veut. C’est-à-dire d’être forcée de penser quelque chose. Un tableau, bon, un Rembrandt, vous ne pouvez pas penser ce que vous voulez, c’est très regrettable mais c’est comme ça. Très regrettable mais, si vous voulez penser ce que vous voulez, ben, je sais pas comment vous pourriez faire. Mais je sais pas d’ailleurs comment on peut faire pour penser ce qu’on veut. C’est la nature de la pensée qu’on ne puisse pas pouvoir penser ce qu’on veut. Mais enfin, les images mouvantes se substituent à mes propres pensées, ben ça c’est pas mal après tout, ça fait pas de mal, ça fera pas de mal à Duhamel. Voilà.. !

Mais c’est une objection : le caractère automatique de l’image cinématographique, loin d’être, loin d’instaurer un rapport avec la pensée, détruit le rapport avec la pensée. Mettons, l’image cinématographique impose son déroulement de pensée. Admettons, admettons.. Alors, notre réponse ça peut être quelque chose : c’est que c’est évidemment plus compliqué que ça. Et qu’il faut d’abord s’entendre sur ce que signifie image automatique. Si c’est par là que nous définissons le caractère propre du cinéma, image automatique, en quel sens ? Il y a un premier sens qui est technique. Bon, j’insiste pas sur lui. Il concerne à la fois l’enregistrement et la projection. Ce sens est très important, il est la base technologique de l’image, il est la base technologique de l’image automatique, prise de vue et projection.

Mais je dis : il y a un second sens. Qui ne concerne plus cette fois-ci le moyen technologique de l’image mais l’image. Ce second sens paraît accessoire et pourtant nous serons bien amenés à lui donner une importance fondamentale. Commençons par l’aspect accessoire. Est-ce par hasard que le cinéma, dès ses débuts, nous a présenté automates et marionnettes d’une manière si insistante, si constante, cette exhibition ou cette adéquation des automates à l’image cinématographique ? Voyez que cette fois-ci il s’agit du contenu propre de l’image cinématographique. Vous me direz que c’est un contenu accidentel. Faut voir ! Pas sûr. Mais dès le début du cinéma, les automates et toutes leurs variétés envahissent l’image cinématographique. Sous quelle forme ? Sous la forme de l’expressionnisme allemand, les golems, les somnambules, les automates vivants, les zombis deviennent les personnages-clés de ce nouvel art. Je ne pense pas que ce soit comme ça un hasard qui dépende des sujets. C’est pas parce que le cinéma affronte la terreur. Il y a quelque chose de plus profond dans cette appartenance des automates et de toutes leurs variétés à l’image cinématographique et du peuplement de cette image par toutes les variétés d’automates.

Deuxième exemple parallèle à l’expressionnisme allemand : l’école française. d’une toute autre manière, elle peuple l’image cinématographique d’automates présentés alors d’automates inanimés et ne cesse de procéder à la confrontation et à l’échange. C’est plus les automates vivants de l’expressionnisme allemand, c’est le rapport perpétuellement développé, perpétuellement inversé, de l’automate et du vivant.

C’est une autre manière, dès les premiers films de Renoir, le thème, dès les films muets de Renoir, le thème de l’automate surgit fondamentalement. Il aboutira à "La Règle du jeu" et le cinéma de Renoir ne cessera pas d’être hanté par l’automate. Vigo, "Atalante" : la présence fondamentale de l’automate, comme médiation entre les personnages vivants et d’un personnage vivant à l’autre. Là aussi, est-ce que c’est les hasards de l’histoire ou du genre ? Non. Le soupçon naît en nous qu’il y a des noces alors très profondes entre l’image cinématographique elle-même et l’automate qui vient la peupler. Et après tout c’est bien normal, on a notre réponse. Je suis bien content, on a plein de réponses, tout de suite : si le propre de l’image cinématographique est l’automatisme, n’est-il pas tout à fait normal que l’image cinématographique nous présente des automates ? C’est simple comme réponse. Et je ne m’en tiens pas au cinéma première manière, au cinéma d’avant-guerre. Je fais un saut alors dans le cinéma moderne, même si les rapports image cinématographique/ image... [..]


Extrait des cours de Gilles Deleuze, cours du 03 octobre 1984.
(à lire ou écouter en ligne)

dimanche 3 mai 2009

Critiques, vos papiers : Nulle part, terre promise (E. Finkiel)


Dans Nulle part, terre promise, Emmanuel Finkiel adapte un dispositif ostensiblement froid et distancié à un sujet ambitieux : l'Europe et ses migrations de population. Comme dans Babel (et les autres films du tandem Inarritu/Arriaga), trois récits s'entrelacent. Silencieusement. Les dialogues sont quasiment nuls, réduits à la partie congrue des interrogations les plus fondamentales (« pourquoi tu nous filmes ? »). L'errance solitaire des personnages est traversée – anesthésiée ? - par la question de la charité et de la mauvaise conscience occidentale vis-à-vis des plus pauvres. On ne peut que rester à la surface de ces personnages qui se trouvent être réduits, du fait de leur mutisme, à leurs fonctions, leurs statuts, leurs déterminismes. La singularité des personnages, c'est-à-dire leur histoire, leur personnalité, leur prénom même, sont sciemment occultés. Finkiel semble vouloir geler l'émotion et l'empathie. Il façonne donc avec beaucoup de soin des archétypes : l'Immigré, le Cadre, l'Etudiante... Et on sent que les acteurs sont affreusement mal à l'aise dans ces costumes dont ils ne savent que faire, de même qu'ils semblent empêtrés dans leur mauvaise conscience. Finkiel filme des trajectoires et des comportements pour dresser une cartographie de l'Europe contemporaine. C'est très bien, mais tout le monde sait que des migrants migrent, que des cadres délocalisent des usines et que les étudiantes se promènent librement via le programme Erasmus. Il suffit de regarder les journaux des grandes chaînes de télévision. Alors est-ce que le parti pris d'une esthétique froide, clinique et distanciée rend sensible autre chose que ce qui est omniprésent dans ces images qui peuplent notre quotidien ? Rien n'est moins sûr.

Une évidence : les images fortes qu'il construit filent la métaphore de la contamination et, par extension, de la saleté des pauvres. On pense au goudron (?) déversé sur le sol dans l'usine fermée qui souille les belles chaussures des cadres dirigeants ; puis aux camions bombardés d'oeufs, symboles de la révolte impuissante des ouvriers français. Le pare-brise des camions fait office de barrière infranchissable, celle de la propriété des moyens de production. Finkiel en plaçant sa caméra à l'intérieur du véhicule nous le montre, mais comme à chaque fois, il ne va pas plus loin que ce constat forcément pessimiste. Le film est sur ce plan, celui du conflit social, absolument creux en regard de la richesse d'une oeuvre telle que Dernier Maquis (voir Spectres du Cinéma #2). Cette cloison, cette ligne de démarcation trouve un écho en Europe de l'Est, lorsque le Cadre dîne dans un restaurant chic et aperçoit derrière la vitre de jeunes SDF auxquels il portera la fin de son repas. De même, la jeune étudiante se protège de la misère en interposant l'écran de sa caméra numérique entre les pauvres qu'elle filme et sa personne physique. Le film insiste beaucoup trop sur ces plans filmés derrière des lunettes, ces reflets omniprésents, dans des miroirs de surveillance ou sur des écrans de contrôle. Si l'on peine désormais à distinguer les frontières géographiques des Etats, en revanche celles de la perception, du regard sautent aux yeux. Même transparentes, elles demeurent manifestement solides.

Il y a pourtant dans le film un moment où la frontière se fait poreuse et où la rencontre devient possible : une des filles du groupe de sans-abri suit le Cadre qui lui ouvre la porte de sa chambre d'hôtel. La suite est dérobée à notre regard par la grâce d'une ellipse déconcertante. On retrouve les deux personnages au petit matin. Le cadre lui laisse de l'argent avant de partir. Le cinéaste refuse donc de mettre en scène autre chose qu'un rapport fondé sur la charité (voire la prostitution) et en cela, on pourrait aller jusqu'à voir en Nulle part, terre promise un reportage TV maladroit, mais bien filmé, cadré dans des perspectives géométriques cliniques, austère comme se doit de l'être tout film d'auteur qui se respecte. Il ne s'agît pas forcément de fascination pour la misère, ne confondons pas Finkiel avec la jeune étudiante, mais on sent chez lui une volonté de placer le spectateur, l'Européen favorisé, face à ses contradictions, sur le mode "c'est bien beau de s'apitoyer mais vous ne faites rien pour que ça change ou si vous le voulez vous n'en avez pas les moyens". Ce discours-là est peut-être inconscient ou sous-jacent, il n'en reste pas moins stérile du fait de l'absence de perspectives, de lignes de fuite (presque un comble)qu'il nous ouvre.

Il est à peine sauvé par la partie qui suit un père kurde et son fils, voyageant dans un camion jusqu'en France avant de chercher à atteindre l'Angleterre, comme le jeune héros du Welcome de Lioret. Là encore, ce qui est montré ne révèle rien de nouveau. Une immigration économique, des conditions précaires qui sont, cette fois filmées de l'intérieur, comme lors de la délocalisation. La caméra placée sous la bâche du camion capte quelque chose de l'inconfort de ces voyageurs, de la longueur du trajet. Une impression d'étouffement que seul le cinéma peut transmettre.

C'est encore trop peu pour un film qui a pour ambition de dresser un état des lieux du monde contemporain. A force d'abstraction et d'épure, la démarche d'Emmanuel Finkiel est vouée à n'éclairer que des évidences, faussée d'emblée par les stéréotypes qu'il trimballe en vain sur la grande carte de l'Europe, comme de petits chevaux de bois sur le plateau d'un jeu de stratégie.

Raphaël Clairefond