mardi 31 mars 2009

Collaboration

Un petit billet pour annoncer un échange naissant entre les Spectres du cinéma et Rapporto Confidenziale, une revue de cinéma italo-suisse en ligne à télécharger gratuitement. Leur nouveau numéro de mars accueille un texte de la rédaction à propos de Finding Forrester dans le cadre d'un ensemble d'articles à propos du cinéaste Gus Van Sant pour lequel nous avons tous une admiration non figée, se poursuivant généralement en de longues discussions, et ce jusqu'à l'occasion de son dernier film en date, Milk. L'invitation a bien entendu été renvoyée à Rapporto Confidenziale afin que leurs réflexions trouvent une place dans notre revue lorsqu'ils le souhaitent.

Nos remerciements cordiaux à la rédaction de Rapporto Confidenziale, en espérant que notre enthousiasme à découvrir de nouveaux horizons soit partagé.

La rédaction des Spectres

samedi 21 mars 2009

Critiques, vos papiers : Un lac (Philippe Grandrieux)

UN LAC AU FOND D'UN SALON





Il reste encore des choses qu’on n’a jamais vues au cinéma. On n’a jamais vu, la nuit, scintiller le givre aux branches des arbres dans le faisceau d’une lampe. On n’a jamais vu toute une montagne s’évaporer en grandes écharpes de ciel et de brouillard, ni les pins perdre leur contour comme des taches faites à l’encre. On n’a jamais vu la silhouette inquiétante qu’ont les arbres quand un pinceau de lumière les découpe dans l’ombre même pour les rendre semblables à des hallucinations de grands fonds, ou aux radiographies de quelque bête faramineuse. Toutes choses qu’on voit dans Un lac - et c’est peu dire que sur ce plan, le film est un émerveillement.

On sait Grandrieux pressé de trouver le lieu et la formule de ses illuminations. Pour le lieu, il y est, c’est sûr, et comme paysagiste, il n’a pas son pareil. La splendeur nocturne du film est sans équivalent – ou alors, il faudrait peut-être la chercher du côté des nuits très urbaines de L’Autre, avec lequel il formerait une sorte de diptyque dédié à l’ombre et à l’opaque.

(Le numérique, je ne sais pas ce que c’est, mais c’est cette chose extraordinaire qui permet de filmer sans aucun éclairage un cheval dans une étable fermée, par une nuit polaire, jusqu’à ce que la lumière de sa robe apparaisse, devienne la seule source lumineuse du lieu.)

Pour la formule, en revanche, Grandrieux s’en remet trop vite à la vieillerie poétique, toute l’antiquaille des mythes et des contes, dans leur patine romantique, avec le cortège attendu du Fils et de la Sœur, du Père et de l’Etranger, toutes les figures du jeu de cartes. C’est ainsi que dans la maison sans porte ni fenêtres, où hommes et bêtes, parents et enfants, vivent dans une totale promiscuité, ne peut éclore que le désir interdit du Frère pour la Sœur ; que cette pulsion incestueuse du Frère ne peut se dompter qu’à grands coups de hache, éclater en crises épileptiques ou trouver son remède qu’à baiser les genoux du Père ; que des bois ne peut surgir qu’un beau loup gris aux yeux clairs, bien propre à sauver la jeune fille des étreintes trop pressantes de son frère, et du lacs des névroses familiales. Ce fond archaïque, profondément antimoderne, relève autant d’une certaine facilité que d’un goût plutôt douteux pour tout ce qui en l’homme manque de lumières et demeure sans expression – pour l’Ombre qui avale les êtres et les fait se chercher dans le noir comme des aveugles, ou les jette au dehors dans de grands corps à corps avec les bois et le silence des choses.

Il y a quelque chose d’un peu vain dans cette soif de mythologie, qui convoque toute la création pour ne recueillir finalement que des vérités mortes. Les à-pics, la nue, l’écho des premiers temps que fait entendre un arbre qui s’abat de toute sa hauteur, les pins qui dessinent dans la brume les idéogrammes d’une langue muette, le lac qui ne peut qu’indéfiniment renvoyer le reflet d’un ciel vide – tout cet avant-monde, qui est en même temps le monde déserté d’après, ne retient du corps qui s’est retiré que cette gloire qu’on voyait rayonner autour des Christ de Rembrandt, quand tout le reste était dans l’obscurité, et qui désormais détoure les choses d’un nimbe vain. Demeure la croyance un peu insolente d’en avoir enregistré la trace. Mais si tout cet orgueil se cache au creux des montagnes, comme dans le seul décor qui convienne à son apothéose, c’est aussi parce qu’il suffirait d’un rien - d’une parole, d’un livre, d’un simple écho de l’Histoire - pour que ce glacier perde de sa majesté et se révèle tout au plus un cirque.


Sébastien Raulin


*Rembrandt, "Le retour du fils prodigue", musée de l'Hermitage.

mardi 17 mars 2009

Journal du réel IV (Quelques jours et quelques films au festival Cinéma du réel au Centre Pompidou)

Programme Guy Gilles : http://www.cinereel.org/rubrique357.html

"UN ECLAIR DE MEMOIRE"



Dans le premier numéro de la revue, nous vous parlions de trois beaux films de Guy Gilles, réunis dans un coffret qui sortait ce cinéaste atypique d'un injuste oubli. On ne pouvait que regretter l'absence dans ce coffret des nombreux films qu'il a réalisés pour la télévision. Le programme du festival Cinéma du Réel permet donc de se faire une première idée de ce pan coupé de son oeuvre.

Très vite, dès le premier film, on est surpris de retrouver très précisément le style et la personnalité de l'auteur. Ces courts plans fixes, comme des flashs, comme des inventaires; cette voix off, laconique. Dans ce qu'on pourrait désigner très approximativement comme des essais documentaires, les traces des fictions que l'on avait aimées sont omniprésentes. Il faut croire qu'il fut un temps où certaines productions télévisuelles résistaient au formatage, à la soif d'information, à l'obsession pour le fait divers, l'actualité et le sordide.

Dans ce premier film, Ciné-Bijou, Gilles nous parle du cinéma, de son rapport à la salle de cinéma. Comme s'il devait sortir de la forme cinématographique pour prendre du recul vis-à-vis de ce dernier. Il prend pour sujet la fermeture et la disparition d'une petite salle de cinéma de quartier, avec comme dans ses films, Patrick Jouané comme alter ego. La nostalgie qu'il porte en lui est de tous les plans. Il nous parle des entractes interminables, des vieilles affiches qu'on ne change plus, nostalgie d'une époque où la salle était un lieu de vie familier, presque intime, presque une chambre d'adolescent. Il nous parle aussi de l'image des stars d'antan dans laquelle les jeunes cinéphiles se retrouvaient et s'évadaient. Dans un plan très beau, le visage de Jouané redouble celui d'un acteur américain. Ils se ressemblent. Le second a certainement contribué à faire du premier ce qu'il est devenu : un homme, un acteur, quelqu'un qui a besoin du cinéma, qui en est épris. Guy Gilles reprendra l'idée, sur le mode de la frustration, dans La loterie de la vie qui se déroule au Mexique. Là-bas, il s'intéresse à la vie de Lupe qui travaille dans un hôtel et qui aurait rêvé d'être un mannequin ou une star de cinéma comme Dolorès de Rio (je me trompe peut-être sur le nom). Et de fait, elle aussi, elle lui ressemble. La vie, en tant que loterie, tient à peu de choses. Restent les illusions passagères, comme le dit la mère de Lupe.

« Il n'y aura plus de cinéma de quartier, mais des quartiers de cinéma » mentionne Guy Gilles dans Ciné-Bijou. Il n'avait sans doute pas complètement tort si ce n'est que ces quartiers ressemblent plus à des supermarchés du cinéma où l'on consomme indistinctement livres, affiches, films ou confiseries, à l'image des multiplexes installés dans les centres commerciaux des grands centres urbains. Mais les salles de quartier ont-elles vraiment disparu ? Rien n'est moins sûr. Certes, le nombre de multiplexes a explosé mais les cinémas subventionnés dans les petites villes de banlieue et en province continuent à fonctionner, et plutôt bien. Dans le Quartier Latin, les salles ont vieilli mais les cartes illimitées et autres offres attractives semblent les avoir temporairement sauvées. Entre les Davids et les Goliaths, un équilibre fragile est nécessaire et merde à M. Karmitz, quand il veut le remettre en question.

Puis, avec Vie retrouvée (pas le temps, la vie) on se retrouve en lieux familiers : Proust, les cartes postales et L'amour à la mer. Comme dans son film, Guy Gilles nous parle d'une femme amoureuse d'un marin trop souvent absent. Sauf que cette fois, Germaine a vraiment existé. À partir d'une carte postale trouvée chez les bouquinistes, il cherche à reconstituer sa vie, son histoire d'amour. Reconstituer la mémoire d'une femme qu'il n'a pas connue. L'idée semble étrange pour les personnes qu'il va interviewer ; c'est qu'ils oublient la curiosité, l'élan vers l'inconnu qui président à toute aventure cinématographique sensible.
Pour toucher des bribes de cette existence passée, il multiplie encore une fois les plans fixes, mettant sur le même plan prises de vue réelles, photos d'archive et cartes postales. Presque un roman photo, à partir d'une grande mosaïque d'images fixes et de quelques entretiens. La quête s'achève avec l'assèchement de la curiosité du cinéaste. Conscient qu'il ne retrouvera jamais la couleur de ses yeux et bien d'autres détails de ce genre, il abandonne. Dans La Loterie de la vie, il affirmait que le cinéma, était pour lui comme le sourire d'un enfant, « un éclair de mémoire ». En filmant les lettres soigneusement calligraphiées des deux amants, en les faisant lire par un homme et une femme en voix off, il l'a fait surgir, cet éclair si précieux. Et qu'il en fût ait été conscient ou non, c'est ce qui rend son film si émouvant.
J'allais oublier, ce film a été réalisé pour une émission. Elle s'appelait sobrement « Choses vues ». Non seulement ces deux mots s'ajustent particulièrement bien au cinéma de Guy Gilles, mais en plus, c'est un beau titre qu'on ne risque pas de retrouver en 2009. J'en suis convaincu.

Je ne vous ai pas encore parlé du dernier film, Le Passant. Voilà un autre titre qui parle bien du cinéaste. Le passant, chez lui ce serait le temps. Gilles lui, il serait plutôt le « repassant », celui qui retourne sur les lieux, celui qui va chercher, bon gré mal gré, les objets, les personnages qui ont connu ce qui n'est plus là, et qui portent en eux un petit bout d'un passé qu'il est vital pour lui de toucher du bout de sa caméra. À l'aune de ces quelques mots, on pourrait l'imaginer, tel Anthony Perkins dans Psychose, empaillant le corps de sa mère pour avoir l'illusion qu'elle vit encore avec lui. Il n'en est rien. Guy Gilles fait revivre des bribes, les met en image, les agence, sachant pertinemment bien que son entreprise sera frustrante puisque partielle.

Dans Le Partant, Jouané, toujours lui, se ballade dans Paris et parcourt le monde (Liège, Rome, etc.) au gré des affiches et des stations de Métro. La vie, même la plus banale, est toujours un voyage, avec sa part d'exotisme et de mal du pays. On pense alors à Jacques Rozier, un autre « cinéaste marin », amateur d'aventures, poète du quotidien et du trivial, qui avait lui aussi navigué à la marge, entre cinéma et télévision. Un coffret de ses films est également sorti récemment. Et vous savez quoi ? Son travail pour la télévision brille également par son absence.

Le festival Cinéma du Réel s'y est aussi un peu intéressé. Malheureusement, un seul film a été diffusé dans la séance Les Francs-tireuses...


Raphaël Clairefond

vendredi 13 mars 2009

Journal du réel III (Quelques jours et quelques films au festival Cinéma du réel au Centre Pompidou)

Le dimanche 8 mars 2009

La bête lumineuse, Pierre Perrault, 1982

Le premier dimanche est sans doute l’une des plus grosses journées du festival. Beaucoup de monde, beaucoup de films. Je me souviens l’an dernier d’une ambiance un peu éreintante, mais aussi motivante. Dans ces journées, on a l’impression qu’il faut absolument avoir tout vu. Et pour ne pas changer, je fais les choses à l’envers cette année : je n’ai vu qu’un seul film de la journée. C’est que le dimanche, c’est la journée famille...

Je m’étais promis d’aller voir au moins un film de Perrault, ce n’est pas tous les jours qu’on peut les voir sur grand écran. Ce fut donc La bête lumineuse. Cette fois-ci, je suis arrivée très tôt. Nous avons un peu discuté, ma voisine de banc et moi. Souvent je demande aux gens ce qu’ils ont vu des sélections internationales et françaises, pour essayer d’avoir une idée des bons films. C’est un peu idiot, comme je ne sais pas quels sont les goûts des gens à qui je demande, ça ne m’avance pas à grand-chose. Mes deux voisines avaient été voir le film de Wang Bing, et comme elles s’étaient ennuyées à en mourir, elles me le déconseillaient plus ou moins. Elles ne le connaissaient pas avant cette séance, et j’imagine bien que ça doit être surprenant lorsqu’on ne sait pas à quoi s’attendre. D’autant que l’une d’entre elles avait vu Slumdog Millionaire le matin même. Elle en gardait comme une idée que la fiction était plus efficace. L’autre dame avait vu les films de Lav Diaz l’an dernier, les deux ! (540 min et 645 min). Elle en était fière, et à raison. Ça doit s’apparenter à une sorte de marathon. Je ne le verrai pas, le Wang Bing, je crois que j’ai déjà loupé toutes les séances. Bah, les films dont on a l’impression qu’il « faut » les avoir vus, on finit toujours par les recroiser ; ou bien on se rend compte finalement qu’on peut tout à fait ne pas les avoir vus.

Par contre, La bête lumineuse, il faut l’avoir vu !

Comme je n’avais vu que Pour la suite du monde, de Perrault, je ne pouvais m’empêcher d’attendre une sorte de Pour la suite du monde 2, avec en guise de communauté de pêcheurs un groupe de chasseurs, et un orignal en place du merveilleux marsouin. Un orignal lumineux, bien sûr. Or, les chasseurs ne sont pas des pêcheurs. Et si la capture du marsouin est adoucie par les caresses et les attentions des pêcheurs à son égard, les chasseurs n’y vont pas par trente-six chemins lorsqu’ils vident un lapin ou dépècent un ours. La salle s’est d’ailleurs un peu clairsemée durant cette scène… Pourtant, quand on va à la chasse, on va à la chasse. Imaginer une chasse à l’orignal sans sang serait un gageure. À moins qu’il n’y ait pas d’orignal… On retrouve dans le film les éléments de Pour la suite du monde : la description du fonctionnement d’une petite communauté, qui est coupée du monde cette fois-ci, l’attention à la langue québécoise et aux histoires qu’elle permet de construire (ce qui d’ailleurs rend le film difficile à saisir tout à fait : il y a peu de sous-titres, et un non-canadien ne peut pas comprendre les dialogues), l’attente d’un animal qui devient mythique, la description minutieuse du fonctionnement de la chasse, et une parfaite dramatisation de l’action. Mais Pour la suite du monde parlait de l’homogénéité de la communauté, de sa construction autour du projet de la pêche, de sa perpétuation de génération en génération. Perpétuation de ses gestes, de son histoire, de ses croyances. La bête lumineuse raconte au contraire l’enrayement du bon fonctionnement du groupe, et l’achoppement du projet. Le film est particulièrement dur à cet égard, car ce qu’Albert, le chasseur néophyte poète et agaçant, subit durant la chasse comme taquineries, moqueries, et tours pendables du fait de ses amis chasseurs chevronnés n’est rien d’autre qu’une terrible humiliation. Il se fait marcher dessus, jusqu’au sens propre. C’est insidieusement que l’ambiance alcoolisée, bon enfant, se transforme en une sorte de piège pour Albert, qui ne comprend pas le fonctionnement de la chasse. Il discourt au lieu d’agir, boit mais avec sentimentalité, fait des poèmes et vide son lapin en vomissant tout ce qu’il peut.

Pauvre Albert, perdu entre ses grandes lunettes et ses cheveux trop longs, imberbe et archer. Parce qu’Albert chasse l’orignal au tir à l’arc, et non pas à la carabine, comme tout bon chasseur ; et lorsqu’il bande son arc, il bande pour de vrai, en fait des tonnes, et parle du désir qu’il faut sentir poindre à la pointe de la flèche. Il est le souffre-douleur, celui qui ne peut s’intégrer au groupe, lui donnant ainsi une plus grande existence encore. Il est le poète, celui qui discourt, ne sert à rien, et qui pourtant met un nom sur cette histoire extraordinaire qui leur est arrivée un matin, à lui et son complice tireur à l’arc. Ils étaient dans une clairière, embusqués à l’orée de la forêt, arcs en main, avec un troisième chasseur qui « callait » pour eux. « Caller », c’est imiter le brame de l’orignal, avec un cornet en écorce de boulot, pour attirer les mâles. Et soudain un animal répond. Commencent l’attente, l’espoir, la montée de la tension. Les arcs sont prêts, mais la maladresse suinte des gestes des deux amis. La tension et le rire se mêlent l’un à l’autre, et lorsqu’un plan montre l’orée du bois, on s’attend à voir débouler, à chaque instant, un mâle flamboyant. Et toute la salle l’attendait, cet orignal ; avec l’idée aussi de voir comment ils allaient se débrouiller pour le chasser à l’arc… On sent peu à peu que quelque chose cloche. Soit que l’orignal a changé de direction, soit que…. Soit que ce sont deux chasseurs qui déboulent, ivres morts, se roulant à terre, dans les branches et la boue, hilares, de leur avoir joué ce tour pendable. Le soir, Albert s’emballe et poétise sur cette extraordinaire aventure. Mi-figue mi-raisin, il remercie Bernard, son ami, Bernard le chasseur qui l’a invité. Il le remercie de lui avoir tellement permis d’y croire, à l’existence de l’orignal, cette bête lumineuse qui pour n’avoir pas paru ce matin-là n’en était pas moins réelle. Peut-être est-ce justement parce qu'il en a fait une légende, qu’elle leur échappera. Puis la soirée continue. Arrosée. Débordante. Violente. On pense chaque instant qu’ils sont en train d’atteindre la limite de leur ivresse, mais non, la scène dure et dure encore (et la salle s’est à nouveau un peu plus clairsemée…). Incroyable morceau de bravoure que de tenir la scène de cette soirée du début à la fin, jusqu’à la plus invraisemblable débauche dégueulasse et jouissive. On ne sait comment ils pourront continuer après cela.

Ils continuent pourtant, Albert se faisant peu à peu détester, à tel point que Bernard le maudira le dernier soir, le maudira d’avoir fait échouer la chasse. Et même si la dernière scène, constat de l’échec et explication de l’inanité du comportement d’Albert, signe la réconciliation des deux amis, l’amer constat est bien là : pas un orignal n’aura été vu et tué. Tout ça pour ça.

Mais Albert l’aura nommée, cette bête lumineuse qui les a fait courir, attendre, travailler, boire et discourir pendant plus d’une semaine. Plus encore, elle les aura réunis, aura fait exister leur groupe malgré tout, et le poète l’aura chantée…

Adèle Mees-Baumann

mardi 10 mars 2009

Journal du réel II (Quelques jours et quelques films au festival Cinéma du réel au Centre Pompidou)

Journée du samedi 7 mars 2009

No comment, Nathalie Loubeyre, 2008

Il y a presque tous les jours du festival une séance programmée à 11 heures au Centre Wallonie – Bruxelles (rue Quincampoix). C’est une sorte de rite : lorsque les réalisateurs sont présents, ils remercient les spectateurs d’être venus « si tôt ». Bon, c’est gentil, mais onze heures, ça va, y’a quand même pas mort d’homme. C’est souvent la sélection française qui est programmée dans cette salle (l’an dernier c’était pareil).
Samedi matin étaient donc projetés No comment et Mirages. Je n’ai vu que No comment. C’était stupide, mais avec les deux personnes qui m’accompagnaient, on s’est levé, d’un commun accord de ras-le-bol, après le premier film, comme si nous avions besoin de parler, comme s’il n’était pas possible d’enchaîner un autre film. Je ne crois pas que cela me soit souvent arrivé de trouver que le titre d’un film serait mieux adapté à sa critique. Dans ce cas, on pourrait dire « no comment » à propos de No comment. Mais ça ne serait pas très drôle ; et c’est un film sur lequel il y a beaucoup à dire. Le résumé explique en quelques mots dans le catalogue que le film procède de la même logique que le no comment de certaines chaînes télé : « Des images et des sons bruts d’événements sont livrés sans explication, juste avec un encart indiquant le lieu et éventuellement la date, l’intuition étant que ces images et ces sons seuls trahissent quelque chose du réel que les mots étouffent, qu’il y a une information spécifique et précieuse dans la nature informe des matériaux ».
Il semblerait que l’intuition ne se confirme pas, surtout lorsque le no comment dure 52 minutes, et se passe à Calais. C’est après la fermeture du camp de Sangatte. Les réfugiés de Sangatte, puis ailleurs dans Calais après la fermeture du camp ont déjà été filmés et photographiés. Peut-être pas beaucoup, mais souvent quand même. De grands travaux artistiques (je me souviens surtout du Dernier caravansérail) ont été entrepris autour d’eux, et un fort symbolisme est attachée à cette situation. Calais, Sangatte, ce sont des passages obligés pour toute personne, quel que soit le travail qu’elle effectue, qui s’intéresse aux migrations en France et en Europe. Cela aurait pu être une idée de choisir le silence, ou une forme de silence, pour essayer de dévoiler des choses, de parler autrement de ces hommes qui attendent et continuent d’attendre le moyen de passer en Angleterre dans les terrains vagues qui entourent Calais. Mais No comment, dans ce silence, ne dit rien qui n’ait été mille fois dit et redit. Le film s’attache à filmer des hommes dans leur misère. Lorsqu’ils parlent entre eux, leurs paroles ne sont traduites qu’une fois sur deux. Jamais ils ne sont montrés autrement que passifs : ils attendent la nourriture qu’on leur donne, ils attendent que le temps passe, ils attendent que les CRS viennent les expulser. Il y a une absence totale de prise en compte politique de cette situation, la seule mise en perspective du film est que la vie de Calais continue, normalement, dénonciation simpliste. Ce sont justement des gens de Calais, les gens des associations qui aident le plus. Mettre en parallèle la vie du samedi soir à Calais et la situation des réfugiés dans le film et parallèlement ne pas parler du tout des décisions politiques françaises et européennes qui ont permis cette situation est idiot. Alors, à coups de gros plans de visages se perdant dans les yeux si clairs des jeunes Afghans, de bateaux et de mer comme symbole de la fuite empêchée, de chants mélancoliques en persan, autant de clichés, le film ne construit rien d’autre qu’un constat passif et dérangeant, sans rien donner à penser. Et ce ne sont pas Les Bourgeois de Calais de Rodin, filmés en gros plan, leimotiv du film dont je n’arrive pas à comprendre le lien profond avec les réfugiés, qui arrangent les choses. Le film est construit autour de « titres » de saynètes, qui ne sont ni informatifs, ni poétiques, que j’ai perçus comme un pis-aller, permettant de tirer 52 minutes de rushes dont j’ai parfois tellement eu l’impression qu’elles n’étaient pas maîtrisées...
Un plan reste cependant du film : au cimetière de Calais, montrant le petit carré réservé à des tombes mal en point, sur lesquelles on peut lire que ce sont des réfugiés qui y reposent. Trace profonde s’il en est de la politique meurtrière de la France. Malheureusement, ces plans au cimetière ne durent pas plus de quelques secondes...

Job en de hollandse vrijstaat (Job And The Dutch Free State), Rosemarie Blank, 2009

L’après-midi, j’ai tenté une séance de la compétition internationale, qui m’a momentanément réconciliée avec cette sélection. Le premier film Job en de hollandse vrijstaat (Job And The Dutch Free State) ne m’a pas marquée sur le moment, mais il était tenu et intéressant, et il me revient avec insistance au moment d’écrire ces lignes. La réalisatrice a vécu quelques temps à la fin des années 80 dans la Conradstraat à Amsterdam, où de gigantesques entrepôts de vêtements étaient devenus des squats d’artistes. Elle a, cahin-caha, avec deux caméras 16 mm, filmé la vie dans ces entrepôts, leur évacuation par la police hollandaise, et puis surtout, celui parmi les squatteurs qui est resté après l’évacuation dans les ruines en démolition, Job. Le travail de montage, effectué près de 20 ans après les événements, tout en précision et suggestion, tire le maximum de ces rushes qui auraient pu n’être que des documents. Par ce personnage, dont on ne sait finalement presque rien et qui est lui aussi juste évoqué, le film entrouvre une lucarne sur l’espace hors norme qu’était ce monde inhabituel, au sein duquel Job, simple et étrange, idiot sans doute, maîtrisant parfaitement le monde qu’il se crée, pouvait être absolument libre.

The Time of Their Lives, Jocelyn Cammack, 2008

Le deuxième film était une espèce de gigantesque bol d’air et de rire. The Time of Their Lives. Hetti, Rose et Alison vivent toutes les trois dans une maison de retraite anglaise. Elles sont chacune plus ou moins centenaire (Hetti largement, Rose à peu près, Alison pas encore tout à fait). Leur maison de retraite accueille des vieilles personnes « actives » : dans le cas de Rose et Hetti, on pourrait même dire « activistes », puisque l’une comme l’autre sont mues par un dynamisme politique impressionnant, qui leur fait ne pas manquer une seule manifestation contre la guerre en Irak. Alison, elle, reconnaît qu’elle a baissé les bras en vieillissant, s’est mise à admirer Thatcher et à faire tout à fait partie de l’establishment. On pourrait penser que le film ne fait que reproduire le cliché inverse du cliché misérabiliste sur les personnes très âgées en maison de retraite. Si elles sont si dynamiques et en telle santé (Hetti marche des kilomètres par jour, d’un pas incroyablement rapide et sûr), si l’on ne peut s’apitoyer sur leur décrépitude physique et mentale, et sur les horribles conditions dans lesquelles elles vivent (ce qui est souvent le discours commun sur les maisons de retraite et les personnes très âgées), il faut donc s’émerveiller de leur capacité comme on le ferait pour de jeunes enfants et mettre sur le compte de la vieillesse leurs réactions, leurs pensées, leurs manières d’être. D’une personne de mon âge qui me dirait qu’elle admire Thatcher au-delà de tout autre femme, je la trouverais soudainement tout à fait antipathique. D’Alison, je me suis dit, bah, elle est mignonne malgré cela, c’est la vieillesse, c’est normal. La première partie du film joue pleinement cette corde-là, et les rires de la salle, entièrement acquise à ces vieilles dames terribles, attendrie et enthousiasmée, sonnaient parfois un peu étrangement. Oh, regardez comme elle est mignonne cette petite vieille si maniérée et tout à fait cocasse... Jusqu’à ce que Rose, dictant l’un de ses articles hebdomadaires pour le journal régional, nous renvoie à cette attitude un peu gâteuse à leur égard, en expliquant la difficulté qu’il y a à devoir tout réapprendre, qui n’est pas du tout la même chose que de devoir apprendre lorsqu’on est un bébé, même s’il y a sans doute des similitudes, car on est conscient de la perte de ses capacités... Elles parlent de la mort comme de la chose qu’elles attendent, elles souhaitent toutes les trois pouvoir bientôt "éteindre la lumière". La question de la vie digne affleure souvent ; elles pensent que l’étape d’après, la perte de la possibilité de se déplacer seule par exemple, serait insupportable. Pourtant, toute leur vie montre le contraire, que tout évolution nouvelle est ce contre quoi il faut se battre pour continuer. Évidemment, la maison de retraite qui les accueille doit être la plus parfaite maison de retraite de la terre, peu de résidents, un personnel nombreux et attentif, des activités adaptées, un jardin enchanteur, etc. Mais ce qui porte Rose et Hetti, un espoir politique fort et une certitude de la nécessité d’agir chacun à son niveau pour améliorer le monde, est bien le moteur de leur envie de vivre. Au-delà de la peinture enthousiaste et rigolote de ces vieilles dames hors du commun, ce qu’il reste du film est cette idée que si elles ne perdent pas l’espoir et le désir de se battre, alors nous non plus ne devons pas, et qu’être concerné par le monde aide certainement à vieillir sereinement...

En sortant de cette séance, j’étais réconciliée avec le monde, et la sélection internationale. Mais j’ai quand même pris la décision de miser sur une valeur sûre le soir, Pasolini, dans le cadre de la programmation Mille lieux.

J’avais compris l’an dernier qu’il fallait ne pas mégotter sur le risque de ne pas entrer dans une salle, et depuis, j’arrive très tôt, je me place comme une élève bien sage et très consciencieuse tout au début de la file des accrédités, pour être sûre d’avoir de la place. Pour Pasolini, même en arrivant une demi-heure à l’avance ça n’a pas marché : je me suis retrouvée au milieu de la file, incertaine d’être au bon endroit, à disserter un peu énervée avec mes voisins de file d’attente sur le fonctionnement des files : est-ce vraiment la bonne file d’attente ? combien de place laissent-ils aux accrédités ? est-ce que toutes les places payantes ont été vendues ? comment faire pour réserver une place dans la salle à quelqu’un ? et mon amie qui n’est pas encore là, ah, j’ai son billet, mais si moi je ne rentre pas, ça sera râlant, etc. Chaque année, même topo...

Sopralluoghi in Palestina per il film : Il Vangelo secondo Matteo (Repérages en Palestine pour l'Évangile selon saint Matthieu), Pier Paolo Pasolini, 1963.

Pasolini. Pasolini en repérages. Pasolini en Palestine. Pour son film L’évangile selon Saint Matthieu, Pasolini se rend en repérages en Palestine, « sa Bible à la main et un prêtre dans l’autre », comme a dit le programmateur en présentant le film. C’est à peu près ça, sauf qu’il n’a jamais concrètement la Bible à la main, soyons honnêtes. Je n’ai pas vu L’évangile selon Saint Matthieu, je n’avais donc en tête aucune image du film. Je connais un peu certains des paysages que Pasolini et son acolyte de prêtre traversent, et j’imagine aisément comme il doit être impressionnant de découvrir ces paysages comme il les a découverts. Sur la musique de Bach (La Passion selon Saint Mathieu), le film déroule avec une limpidité confondante ce travail de repérages, qui se donne les apparences d’une promenade tout ce qu’il y a de plus simple au pays de la Bible, pendant que les commentaires en off de Pasolini détaillent et expliquent sa déception comme ses enthousiasmes. Déception de ne rien trouver de ce qu’il s’était imaginé que pouvait comporter la Terre Sainte (un peuple « archaïque » comme il dit, une sacralité visible et évidente), et enthousiasme devant la simplicité de ce qui s’impose à lui : c’est par leur humilité même que ces lieux sont si grands, par leur misère et leur sècheresse qu’ils sont absolument sublimes. Mais de possibilités concrètes de tourner son film sur les lieux même de la Passion, il n’en voit guère. Les paysages dont il pourrait se servir comme décors, il trouve les mêmes en Italie. Les figurants ? Impossible : les Israéliens du kibboutz qu’il visite, outre de vivre dans une ville tirée au cordeau portent en eux toute la modernité depuis le romantisme. Il désire des visages bruts et archaïques, qui ne diraient rien de la modernité et tout de ce qui la précède. Mais dans les yeux et les cheveux clairs des Druzes qu’il croise au nord de la Galilée, il ne retrouve pas les visages des contemporains de Jésus. Et s’il lui arrive de tomber sur des scènes et des visages qui lui plaisent (magnifique première scène d’un homme remuant les blés coupés, soulevant par vague des étincelles de paille), la misère qui déborde de toute part de la situation des Bédouins et des Arabes est un obstacle aussi.
Le film est confondant de simplicité. J’ai encore du mal à croire que tout n’est pas arrivé juste comme ça pour la caméra, qu’il a fallu, de retour en Italie, monter les rushes du repérage, écrire la voix, et en faire un documentaire, de cette déception. Pasolini semble tout raconter comme sans réfléchir, comme on commenterait un voyage, pour des amis. Et pourtant, je ne crois pas avoir vu souvent la Palestine filmée ainsi, aussi pure et brute. Je ne crois pas avoir vu souvent d’aussi belles et simples images de Jérusalem. Et de manière aussi marquante pointé l’incroyable fossé qui sépare les Israéliens des Arabes. Deux mondes qui n’ont rien à voir, cohabitent à quelques centaines de mètres l’un de l’autre. Le film n’en dit rien, et en dit tout...
Au début de la projection, juste après le générique, la copie 35mm a eu un problème, il a fallu la relancer. Seul le sous-titre numérique est resté sous l’écran : la première phrase du film, que nous avons tous lue alors que les lumières se rallumaient : « Ce fut une apparition. Un miracle de tomber sur ça ». Sur la lumière, sur la salle ? Quelle étrange chose, que le miracle fut le non-début du film, commenté pourtant par le film pour ses spectateurs... La copie a été relancée, et ce fut cet homme remuant les blés qui était pour Pasolini le miracle, pouvoir enfin voir une scène « archaïque » telle qu’il en imaginait pour son film avant d’arriver sur les lieux et de s’apercevoir qu’elles n’existaient plus vraiment.


Adèle Mees-Baumann

lundi 9 mars 2009

Journal du réel I (Quelques jours et quelques films au festival Cinéma du réel au Centre Pompidou)

Le site du festival : http://www.cinereel.org/

Journée du vendredi 6 mars 2009

Chaque année, je me retrouve dans la même situation : je rate systématiquement chaque jour les séances que je m'étais programmées. Jeudi déjà je voulais voir le film de Farocki, et je n'ai finalement pas pu : forcément, certaines choses de la vie passent avant le festival. Vendredi, en courant et sans avoir pris le temps de manger, j'ai réussi à attraper un film à 14h. Vite je suis passée à l'accueil, pour demander mon accréditation (quelle classe remarquons, je suis accréditée. Ça me donnerait le droit de me balader une belle étiquette "PRO" autour du cou, mais je n'en fais rien et la laisse dans ma poche.) Avec l'accréditation, on reçoit le catalogue plus bi-fluoré surcoloré ainsi que plein d'autres trucs, des pubs, un sac noir inutile, qui était orange je crois l'an dernier, et, nouveauté toute neuve, un petit carnet de note, au cas où les gens qui ne payent pas les séances auraient en plus oublié leur tête, leur sac, leur stylo, etc. Je me suis posé une question stupide : combien de temps un stagiaire pourrait être payé avec le coût de ces petits carnets vides et des sacs ? Je sais bien que ça n'a rien à voir, que c'est sans doute offert par les sponsors (deux écrans pleins de logo, les sponsors, que l'on voit avant chaque séance), et que c'est comme ça toujours que ça fonctionne. Mais je l'ai quand même pensé...

J'attrape donc la séance de 14h, ne sachant quel film était projeté. C'est l'un de mes soucis, je n'arrive jamais à faire un choix judicieux, à aller voir les programmations intéressantes. Je finis toujours par voir des films de la compétition internationale ou du panorama français, et force m'est de constater que je suis déçue quatre fois sur cinq...

Redemption, Sabrina Wulff, 2009

Donc, le film de 14h en cinéma 1 s'appelait Redemption. Film allemand, mais tourné en anglais. C'était dommage, parce que ç'aurait pu être très bien, mais ça ne l'était pas. Trois soldats américains déserteurs en attente de la décision de leur demande d'asile au Canada racontent leur engagement, leur expérience dans l'armée et en Irak, et leur désertion. La narration prend le parti de laisser peu à peu découvrir qu'ils sont déserteurs, et de ne donner aucune indication sur la manière dont ils vivent réellement au Canada, ou seulement par petites touches. Il y a donc les entretiens, émouvants pour la plupart. Les scènes de vie quotidienne (ils vivent tous les trois dans la même maison). À quoi s'ajoutent de lents travellings de leur hometown respective aux États-Unis, et de nombreux plans de guerre, en Irak, filmés, on l'apprend au générique, par des soldats amateurs américains.
Malheureusement, la sauce ne prend pas. Ni le lent rythme des séquences dans l'Amérique rurale blanche et triste, ni les plans de guerre, qui, en qualité compressée et filmés par des amateurs, semblent surgis de nulle part, ne parviennent à réellement rythmer le film ou mettre les témoignages des trois jeunes hommes en perspective. On sent bien que les plans de guerre ne correspondent pas vraiment à leur expérience, ce qui est le cas puisque seul l'un des trois a effectivement servi en Irak. Rien dans le film ne permet de penser ces plans, comment ils ont été tournés, pourquoi, qui les a tournés, etc. Ils illustrent ce qui n'a pas réellement besoin d'illustration. D'autre part, la manière dont sont filmés ces soldats déserteurs rend assez peu visible leur courage et la force de leur décision. Le titre même, et la principale teneur de leurs témoignages, mettent l'accent sur leur sentiment de culpabilité. Ils semblent porter sur leurs épaules toutes les fautes des soldats du monde et de la guerre. Or, deux d'entre eux ont été "déployés" sans leur accord à des postes auxquels ils ne s'attendaient pas. Le troisième, ayant passé six mois en Irak, raconte les innombrables lettres de petits enfants américains que les soldats recevaient, admiratives, encourageantes, élogieuses, et auxquelles il se voyait ne pas pouvoir répondre autrement que "ne vous engagez jamais, jamais...". S'ils correspondent en cela relativement au cliché du jeune soldat innocent qui ne comprend pas bien ce qui lui arrive au front, ils sont bien loin finalement des soldats qui tirent, tuent, puis pleurent (je pense à Valse avec Bachir)... Et ce geste fort de déserter, quitte à mettre leur vie en danger puisqu'ils sont semble-t-il passibles de la peine de mort, ne prend jamais dans le film de dimension politique forte, une prise de conscience, tardive mais affirmée et maintenue, qu'ils ne pouvaient pas et surtout ne voulaient pas participer à cette boucherie. Le film en fait des soldats trop "faibles" pour supporter la guerre, alors qu'il aurait pu nous les montrer forts ; forts et résistants...

Le Reflet, Jérôme Aminer, 2008

Pas le temps de commencer une autre séance, et de fil en aiguille je ne peux pas revenir avant la séance du soir. Le film de Pazienza m'aurait intéressée, mais comme souvent, arrivée devant l'entrée de la Petite Salle je me rends compte que la file des accrédités est déjà bien trop longue, et que je risque de ne pas entrer dans la salle. Ni une ni deux, je cours au premier étage du centre pour attraper une séance qui commençait juste, deux films du panorama français.
Le premier était bien, et avait largement sa place dans ce panorama. Le deuxième m'a tellement déplu que je suis sortie de la salle en colère, contre le festival, contre le réalisateur, contre le film. C'était Le Reflet. Dommage, car l'idée de départ était une belle et sans doute sincère quête personnelle. Je m'en rends compte en écrivant, je n'ai guère envie d'en parler. Plutôt qu'en colère à vrai dire j'étais dépitée. Parti, à quarante ans passé, sur les traces d'une grand-mère russe morte lorsqu'il avait dix ans, il filme des vieilles dames en Russie. Soit. Mais le film est ainsi construit : deux cartons pour expliquer ce que je viens de dire, la grand-mère, la recherche des racines russes, la raison de l'arrivée en France de la grand-mère (la guerre). Deux cartons ni bien ni mal écrits, informatifs. Une photo (la grand-mère en déduit-on). Ensuite, des plans de vieilles personnes russes. Une vieille paysanne qui se lave, nue. Un couple de vieux, le mari joue de l'accordéon, faux, la femme danse, mal. Un petit garçon blond au milieu de tout ça. Un autre couple, la vieille femme, filmée en contre jour de profil, mâchant consciencieusement un œuf. Sans dentier, son menton et son nez se rejoignent à chaque mastication. La salle riait. Et c'est tout ce que l'on sait de cette vieille dame, que sa manière de manger fait rire... On comprend bien à un moment que le réalisateur a retrouvé une cousine de la grand-mère, sans que rien n'en sorte. Puis quelques plans en noir et blanc de la guerre. Puis deux cartons, à nouveau, qui expliquent qu'il aura fallu trente ans au réalisateur pour réussir à retourner sur les traces de sa grand-mère. Pour filmer quoi ? Un cliché, au premier degré, la vieille dame russe pauvre, la babouchka... Sans narration, sans rencontre, sans rien...

Une ombre au tableau, Amaury Brumauld, 2008

Le premier film, Une ombre au tableau, m'a émue. En filmant la manière dont il essaye d'aider sa mère à ne pas perdre ses mots, sa parole et sa mémoire (nous ne savons pas précisément de quelle maladie elle souffre), le réalisateur esquisse une réflexion sur la disparition et l'effacement. À l'effacement des dessins qu'il croque pour sa mère à partir des vidéos mêmes du film (sa voiture filmée sur les routes, la campagne qu'ils traversent ensemble), répond l'effacement du passé dont il n'y a plus que des traces (puzzle et films super 8 du château familial, vendu car trop cher à entretenir, tableau de l'ancêtre inconnu mal à sa place dans le couloir étroit de la maison des parents), jusque dans la mémoire de la maman qui ne peut pas se souvenir des noms des membres de sa famille qu'elle retrouve à une fête de mariage. Et le motif de la voiture qui sillonne campagne filmée et campagne dessinée lie ces petits et ces grands effacements. Sans tristesse pourtant, car ce que le fils fait avec sa mère devant cette caméra qui les regarde avec douceur, peindre, faire des exercices pour retrouver les mots, faire ensemble un puzzle, est une manière de répondre à tous ces effacements en s'attachant à guider sa mère, à l'accompagner vers l'oubli, tout en préservant ces instants de l'oubli.

Adèle Mees-Baumann