samedi 21 mars 2009

Critiques, vos papiers : Un lac (Philippe Grandrieux)

UN LAC AU FOND D'UN SALON





Il reste encore des choses qu’on n’a jamais vues au cinéma. On n’a jamais vu, la nuit, scintiller le givre aux branches des arbres dans le faisceau d’une lampe. On n’a jamais vu toute une montagne s’évaporer en grandes écharpes de ciel et de brouillard, ni les pins perdre leur contour comme des taches faites à l’encre. On n’a jamais vu la silhouette inquiétante qu’ont les arbres quand un pinceau de lumière les découpe dans l’ombre même pour les rendre semblables à des hallucinations de grands fonds, ou aux radiographies de quelque bête faramineuse. Toutes choses qu’on voit dans Un lac - et c’est peu dire que sur ce plan, le film est un émerveillement.

On sait Grandrieux pressé de trouver le lieu et la formule de ses illuminations. Pour le lieu, il y est, c’est sûr, et comme paysagiste, il n’a pas son pareil. La splendeur nocturne du film est sans équivalent – ou alors, il faudrait peut-être la chercher du côté des nuits très urbaines de L’Autre, avec lequel il formerait une sorte de diptyque dédié à l’ombre et à l’opaque.

(Le numérique, je ne sais pas ce que c’est, mais c’est cette chose extraordinaire qui permet de filmer sans aucun éclairage un cheval dans une étable fermée, par une nuit polaire, jusqu’à ce que la lumière de sa robe apparaisse, devienne la seule source lumineuse du lieu.)

Pour la formule, en revanche, Grandrieux s’en remet trop vite à la vieillerie poétique, toute l’antiquaille des mythes et des contes, dans leur patine romantique, avec le cortège attendu du Fils et de la Sœur, du Père et de l’Etranger, toutes les figures du jeu de cartes. C’est ainsi que dans la maison sans porte ni fenêtres, où hommes et bêtes, parents et enfants, vivent dans une totale promiscuité, ne peut éclore que le désir interdit du Frère pour la Sœur ; que cette pulsion incestueuse du Frère ne peut se dompter qu’à grands coups de hache, éclater en crises épileptiques ou trouver son remède qu’à baiser les genoux du Père ; que des bois ne peut surgir qu’un beau loup gris aux yeux clairs, bien propre à sauver la jeune fille des étreintes trop pressantes de son frère, et du lacs des névroses familiales. Ce fond archaïque, profondément antimoderne, relève autant d’une certaine facilité que d’un goût plutôt douteux pour tout ce qui en l’homme manque de lumières et demeure sans expression – pour l’Ombre qui avale les êtres et les fait se chercher dans le noir comme des aveugles, ou les jette au dehors dans de grands corps à corps avec les bois et le silence des choses.

Il y a quelque chose d’un peu vain dans cette soif de mythologie, qui convoque toute la création pour ne recueillir finalement que des vérités mortes. Les à-pics, la nue, l’écho des premiers temps que fait entendre un arbre qui s’abat de toute sa hauteur, les pins qui dessinent dans la brume les idéogrammes d’une langue muette, le lac qui ne peut qu’indéfiniment renvoyer le reflet d’un ciel vide – tout cet avant-monde, qui est en même temps le monde déserté d’après, ne retient du corps qui s’est retiré que cette gloire qu’on voyait rayonner autour des Christ de Rembrandt, quand tout le reste était dans l’obscurité, et qui désormais détoure les choses d’un nimbe vain. Demeure la croyance un peu insolente d’en avoir enregistré la trace. Mais si tout cet orgueil se cache au creux des montagnes, comme dans le seul décor qui convienne à son apothéose, c’est aussi parce qu’il suffirait d’un rien - d’une parole, d’un livre, d’un simple écho de l’Histoire - pour que ce glacier perde de sa majesté et se révèle tout au plus un cirque.


Sébastien Raulin


*Rembrandt, "Le retour du fils prodigue", musée de l'Hermitage.

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