lundi 24 mai 2010

Passion du semblant et montage du réel : Kitano entre le réel et sa représentation


Achille et la tortue, ou « ma vie dans l'art »

Achille et la tortue raconte les déboires d'un peintre raté qui n'arrive pas à vendre ses toiles. Le personnage s'appelle Machisu, ce qui est en fait la prononciation japonaise de Matisse. Achille et la tortue est donc un film sur l'art, que Kitano a d'ailleurs sous-titré « une histoire cruelle de l'art ».

Mais précisons : le double usage du mot ART, par lequel le français désigne indifféremment les seuls arts plastiques ou toutes les formes de pratique artistique, permet ici un raccourci productif. On sait que Kitano est peintre, mais il l'est à peu près autant que Ingres était violoniste. Son médium majeur est l'audiovisuel : cinéma et télévision, et l'acte de peindre dans le film renvoie de manière transparente à la fabrication d'images animées.

Les deux se retrouvent d'ailleurs dès le prologue sous la forme d'un dessin animé exposant le fameux paradoxe de Zénon dans lequel Achille ne parvient pas à rattraper une tortue. Mais comme le film ne donne aucune raison d'arrêter là la chaine des associations, il y a lieu d'inclure également sous la dénomination ART, à côté de la peinture et de l'audiovisuel, la chanson beuglée au début du récit, l'écriture (roman et calligraphie) qui le ponctue et le théâtre, l'action scénique, qui s'y insère sous le visage d'une performance d'artistes. Dans le même temps, le peintre Machisu opère une véritable traversée de la peinture au XX° siècle et la focalisation sur les beaux-arts replace le tout face à la question qui occupe le domaine plastique au moins depuis l'urinoir de Duchamp, celle de la nature de l'art.

La vie artistique du loser Machisu est conditionnée dès son enfance par deux injonctions. La première est la réponse à l'appel extérieur. C'est sous l'influence des courtisans de son père qu'il se décide peintre, c'est l'action de l'idiot Matazo qui convainc l'oncle de le laisser dessiner et c'est aussi le galeriste qui fixe l'ordre du jour de sa peinture, quand ce ne sont pas ses copains de classe aux beaux-arts qui l'entraînent dans un quelconque happening à coups d'arguments de principe et impersonnels sur la valeur supérieure de l'art. De nécessité intérieure, il n'est jamais question, pas plus que de simple volonté : celle du peintre plie immédiatement devant celle de son patron lui demandant d'aller livrer ses journaux. À vrai dire, Machisu n'a rien d'un artiste maudit en lutte contre un fatum inexorablement hostile.

Au contraire, ses employeurs paraissent plutôt conciliants, il se marie à une femme qui le comprend et le soutient et son galeriste, à qui il ne fait rien gagner, continue de l'aider bénévolement de ses conseils. Des conseils assez stupides au demeurant, mais le marchand d'art est à l'image des tableaux : médiocre. Machisu n'a donc rien d'un perdant magnifique, c'est même un type pitoyable, obsédé jusqu'à la folie par un souci obscène de plaire au public et d'acquérir enfin la reconnaissance de son statut de peintre, et alignant dans ce but une longue série d'imitations serviles des grands maîtres de la peinture moderne et contemporaine.

L'autre injonction qui lui est faite est l'obligation du vérisme : retourner au modèle pour vérifier si les yeux du poisson sont horizontaux ou verticaux. Là encore, la leçon faite à l'enfant sera répétée à l'adulte, en positif et en négatif. En négatif, c'est l'ami qui peint selon son âme, et non selon nature, et qui est à ce point incapable de supporter l'inutilité de son art (qui est son âme) face à la mort ou à la misère qu'il préfère se suicider – rééditant ainsi et tout à la fois protestant contre la mort d'un camarade au cours d'un happening. En positif, l'injonction est redoublée par le galeriste demandant pour toute nouvelle œuvre son point de référencement dans le réel et ajoutant à chaque examen des toiles du peintre un degré de plus dans l'exigence représentative. Or, le problème de Machisu est qu'il manque toujours une patte à une poule, qu'on se tue littéralement à vouloir fixer les véhicules en mouvement et que les pieds des Blancs ne sont pas noirs.

En somme, le réel se montre singulièrement rétif à rentrer dans sa représentation et à force de vouloir l'y forcer, on finit par y passer tout entier. À ce moment, la farce (mais en est-ce bien une ?) tourne au tragique et la représentation du réel se renverse en réel de la représentation : pour ressembler à l'artiste qu'il croit être, Machisu doit le devenir, quitte à se retrouver au commissariat, à être ridiculisé par les journaux, à manquer de se noyer et à risquer de mourir brûlé. Déchaînée par l'urgence de la seule satisfaction imaginée : la réussite sociale, la pratique artistique envahit tous les pans de l'existence, jusqu'à ce que le positif rejoigne le négatif dans la tentation du suicide au nom de l'art. Ultime et radicale extension de la série métonymique englobant tous les aspects possibles : l'art, c'est la vie et l'art, c'est la mort.

Achille et la tortue, sorti en 2009, paraît à son heure dans la filmographie de Kitano, après Takeshis' (2005) et Glory to the filmmaker! (2007). Ces films forment une trilogie souvent qualifiée d'autobiographique, mais que l'auteur préfère appeler « fantaisiste ». Il faut dire qu'ils ont tous les trois directement trait, sous des angles distincts, à une question centrale de l'oeuvre kitanienne : les rapports compliqués de la représentation (l'image, la « fantaisie ») et du réel.

Takeshis' et la schizophrénie

Joseph Beuys donnait à l'emploi récurrent dans ses œuvres de certains matériaux (feutre et graisse) une justification autobiographique. Il racontait que, pilote de chasse pendant la Seconde Guerre mondiale, il avait été abattu au dessus de la Russie et s'était écrasé derrière les lignes adverses, où une tribu nomade l'avait recueilli et sauvé en l'enduisant de graisse et en le roulant dans du feutre. Au delà de la véracité (douteuse) de l'anecdote, Beuys donnait ainsi une cohérence à ses travaux en leur assignant une origine dialogique qui était en même temps une téléologie : le salut de la société industrielle conflictuelle par la ré-adoption de réalités pré-industrielles. Pour le récepteur de l'œuvre, la véridicité prend ici le pas sur la simple véracité factuelle. Beuys avait créé un mythe.

On peut en dire autant de la double personnalité Takeshi Kitano/Beat Takeshi. Kitano est un réalisateur auteuriste, au cinéma limpide et très construit (cette impression a été sérieusement écornée par la déstructuration de Takeshis' et de Glory to the filmmaker!, mais nombreux ont été les journalistes saluant avec soulagement le retour de Kitano à « l'harmonie » dans Achille et la tortue). Beat est le producteur et l'animateur déluré d'émissions télévisées tournées à la chaine et parfaitement foutraques. L'oeuvre de cinéma est à l'opposé du travail télévisuel. On ne peut pourtant plus parler de l'un sans mentionner l'autre (1) : Beat est devenu la part absente de Kitano, son secret dévoilé, son mythe explicatif.

D'un mythe à l'autre, une grande différence est que Beuys fait porter la représentation sur une image de lui-même tirée du passé, voire d'un passé imaginaire, et de toute façon inactuelle. À l'inverse, le mythe kitanien est directement incarné dans la personne actuelle du réalisateur animateur et la représentation est parfaitement superposée au réel. C'est bien pourquoi la fêlure schizo Beat/Kitano fonctionne comme un hologramme : elle diffracte toute la production audiovisuelle de Takeshi en télé et cinéma, mais elle essaime aussi à l'intérieur des deux médias. Ainsi, depuis quelques années, Beat s'est mis à animer des émissions sérieuses de philosophie et de vulgarisation scientifique. Quant à Kitano, il alterne depuis le début films violents (Violent cop, Jugatsu, Sonatine, Hana-Bi, Aniki, Zatoïchi) et réflexions intimistes (Kids return, A scene at the sea, L'Eté de Kikujiro, Dolls) sans pour autant absolutiser la distinction entre les deux styles. Car la schize est en fait poursuivie au sein des films eux-mêmes, dont un schème redondant : un personnage empêché de vivre son désir et selon son désir par une force extérieure, est toujours complété par l'ambivalence du personnage qui est également acteur de la contrainte qu'il subit. C'est particulièrement évident dans les films de yakuzas. Mais c'est aussi vrai dans Zatoïchi et Kids return, où les personnages sont pris dans une logique découlant directement de leur premier choix, que ce soit l'accession à l'excellence du sabreur, qui le place en cible et en source de la violence, ou l'absentéisme scolaire des gamins préfigurant leur abandon de la discipline (de la boxe ou du milieu) à la moindre tentation. Quant aux marionnettes de Dolls, elles contribuent toutes d'une manière ou d'une autre à leur accrochage aux fils qui les agitent.

La dichotomie atteint son point d'ébullition avec Takeshis' (2005), premier volet de la « trilogie fantaisiste », film véritablement schizophrène par son anomie. Takeshis' ne va nulle part, semblable au labyrinthe de Dédale parcouru après rupture du fil d'Ariane. La répétition obstinée des mêmes figures est à l'image de l'errance labyrinthique condamnée à repasser toujours par les mêmes lieux, qui sont autant de postures psychiques. L'épuisement du récit est le présupposé du film : sa monotonie répétitive enregistre l'impossibilité de toute évolution dans le temps même où la révolte se montre par la gratuité brutale des enchaînements, dernier signe d'activité d'une volonté invalidée par l'abandon du réel et ne trouvant refuge que dans l'arbitraire. La seule option restante étant de filmer le processus de décomposition d'une âme morte de n'avoir plus de lien qu'avec sa propre représentation. On croirait du Artaud.

Beat et Kitano ont beau être congédiés dès le titre, au profit du seul prénom Takeshi, ce sont eux qui continuent à hanter la pellicule et rejouent à leur première rencontre la scène fondatrice de la souffrance kitanienne : Beat écrasant Kitano avec dédain. L'individu est bien son propre tortionnaire, le responsable en dernier ressort de son propre malheur. Ce serait en tous cas une solution par réinscription du film dans la ligne de fuite duelle qui soutient, concrètement comme symboliquement, les œuvres précédentes. Mais Takeshis' récuse justement ce qui le précède et met en crise cette solution. Le destin y est également politique quand, à l'ouverture du film, l'armée des États-Unis en est l'agent, le dieu destructeur. Ou bien le destin est transcendant et l'éclair des gunfights est à rapporter à des constellations astrales.

Rien ne vient articuler ces différentes explications entre elles ou permettre un choix : pures représentations sans effet de réel, elles restent totalisantes et exclusives les unes des autres. La représentation s'effondre sur elle-même de n'être soutenue de rien et elle embarque dans son naufrage tous les saluts possibles. Takeshis' en fait un constat urgent et désespéré.

Getting any? : l'image burlesque

L'antinomie Beat/Kitano est inséparable d'une antinomie réel/représentation. Non que l'un soit porteur du réel et l'autre de la représentation : ils sont l'un comme l'autre porteurs de deux représentations d'un réel parcellisé. La question est de faire tenir tout le réel sur une seule représentation, une seule équation audiovisuelle. Takeshis' n'est pas la première tentative de faire se rejoindre la paire figurale. L'enjeu de Getting any? était déjà, en 1995, de faire rentrer le burlesque télévisuel de Beat dans le cinéma de Kitano. Avec pour conséquence avouée par le réalisateur, la nécessité de grossir encore un humour basé sur la grossièreté, comme s'il s'agissait de faire de la place pour pouvoir loger les deux facettes simultanément dans le film.

Tout Getting any? est cette recherche d'une image adéquate. Asao, le personnage principal, voit à la télé une séquence de « baise en auto » et se découvre en manque de sexe (2). D'emblée, le désir est surdéterminé par l'image et la partenaire sexuelle s'en trouve immédiatement inaccessible. Car la quête de l'objet du désir est différée indéfiniment par l'obligation pour Asao de mettre son réel propre à niveau avec la scène primordiale : en l'occurence, conformément à la leçon télévisuelle, il lui faut trouver une voiture deséducteur. Mais comme il n'a pas d'argent, il doit d'abord s'en procurer, ce qui le mène dans une série de déconvenues sans issue. Ressort classique du film comique, sauf que là, l'argument de départ n'est pas un simple prétexte mais bien le présupposé de tout le film.

Conditionnée par une image, la sexualité n'en sortira jamais. Aussi, au lieu de partir en chasse d'une partenaire, Asao commence une interminable divagation d'un eidos social à l'autre, sans jamais quitter le domaine de l'apparence et donc sans jamais s'approcher tant soit peu du réel. Par exemple, d'enfiler le costume d'un tueur, il peut être pris pour tel mais il ne le devient d'aucune manière, se contentant d'en mimer l'attitude avec le plus d'exactitude qu'il le peut. Quelle que soit la fidélité de la représentation, il reste entre elle et le réel un gouffre infranchissable.

L'apparence ne garantit évidemment rien, elle est comme l'oiseau mécanique qu'Asao emmène au fond de la mine au trésor : une imitation crédible mais indifférente au réel et inapte à prévenir l'inévitable coup de grisou. Mais l'essentiel est que : non seulement Asao n'atteint pas le réel de son désir, il semble même devoir s'en éloigner à chaque nouvel essai.

Ainsi, la satisfaction sexuelle demande d'avoir une voiture, ce qui demande de l'argent, ce qui demande de s'en procurer par un braquage, ce qui demande une arme, ce qui demande de se faire embaucher sur une longue durée comme métallurgiste pour fondre soi-même un revolver. La préparation devient procrastination, non par indolence du personnage (rien d'un Oblomov), mais parce que les apparences sociales s'emboîtent à la façon de poupées russes dans une régression infinie alors même que le premier pas vers le quartier des fonderies conduit à la chute, la tête dans un bidon.

Ce qui rend le réel insaisissable, c'est qu'il est inséparable de sa représentation, qu'il n'existe que comme représentation. Le sexe, qui est ici le noyau dur du réel auquel Asao se confronte, est lui-même conçu en permanence dans les termes du spectacle : spectacle d'abord télévisuel, puis théâtral (le coït des patrons fondeurs observés par les ouvriers) et cinématographique (les tournages de films pornos et zoophiles – encore s'agit-il alors de peluches, c'est-à-dire de représentations d'animaux plutôt que d'animaux réels : le sexe devenu représentation de représentation). Ailleurs, le sexe passe de l'auto à l'avion : alors, il concerne fantasmatiquement un acteur, un professionnel de l'image, cajolé par une jolie hôtesse sous l'œil des passagers et se résume concrètement à un numéro de cabaret dérisoire offert par un pilote alcoolique. Finalement, Asao ne s'approche de la satisfaction qu'à condition de s'abstraire de l'image en devenant invisible, mais il s'abstrait du même coup du réel et ne peut pas dépasser le stade scopique : voyeur dans les bains publics et sur les plateaux de tournage des pornos, exhibitionniste quand il est repéré, nu, à l'aide de lentilles spéciales – autant dire, à l'aide de caméras, car son chemin du désir croise sans arrêt celui du cinéma. D'une part, le métier d'acteur est l'une des figures sociales qu'il adopte sous le coup de son fantasme avionesque. Mais surtout, le film offre en abondance des notations relatives au cinéma japonais et international, avec entre autres : Zatoïchi, Baby Cart, Gozilla vs Mothra, Ultraman, les films de Kinji Fukasaku et Akira Kurosawa, The Fly, Ghostbuster, King Kong, 2001, L'homme Invisible, At the circus... Par ce biais, Getting Any? met en rapport le réel et sa représentation avec l'amour et le cinéma. Mais l'équation ne peut pas trouver sa résolution dans le cadre qui l'exprime : l'échec final d'Asao à s'identifier à une image à la hauteur de son désir est directement inclu dans le développement du projet filmique jusqu'en ces dernières conséquences et il signe aussi l'échec à réduire le binôme Beat/Kitano sur une unique représentation à la hauteur du réel.

Glory to the filmmaker! et la paranoïa

Le second volet de la trilogie fantaisiste est Glory to the filmmaker! (2007), dont l'avant- dernière séquence s'achève par la surrection hors du sol de la formule servant de titre taillée dans la pierre façon Bible revue par les Monty Python de Life of Brian. On ne pourrait pas identifier plus clairement le réalisateur au dieu créateur de son film-monde. Faisant suite à l'anomie de Takeshis', Glory to the filmmaker! prend la figure d'un grand délire paranoïaque accompagné de folie des grandeurs, comme si Kitano inscrivait filmiquement l'opération de retournement de sa libido effondrée vers un objet de désir, organisant ainsi sciemment sa guérison sur un mode freudien (3). Kitano a-t-il lu Freud ? Pourquoi pas ? Glory to the filmmaker! relève en tous cas d'une analyse médicale, encadré au début et à la fin par les procédures réglant l'examen cérébral du cinéaste. Procédure est ici le maître-mot : là où Takeshis' ne laisse aucune place à une quelconque perspective constructionniste, Glory to the filmmaker! en reprend les éléments dans un nouvel agencement extrêmement concerté malgré son aspect décousu et son traitement farcesque.

Tour à tour film de yakuza, film sentimental, film néo-réaliste, film d'horreur et film de sabre, Glory to the filmmaker! se donne comme le récit des tentatives de Kitano pour retrouver l'inspiration, ce qui conduit dans un premier temps à une visite parodique des différents genres qui ont fait – font encore largement – le cinéma japonais. Le passage d'une séquence à l'autre sans lien direct visible autre que l'arbitraire du réalisateur rappelle évidemment Getting any? mais trop s'y arrêter serait négliger la solide construction sous-jacente, où chaque séquence est aussi la négation de la précédente avant d'être contredite par la suivante : le film sentimental (mélo ou histoire d'amour) s'oppose au film de yakuza comme le film néo-réaliste s'oppose au film sentimental, l'horreur au néo-réalisme et le super-ninja du chambara au pitoyable fantôme du film horrifique. Tous ces genres étalés sur une demi-heure se retrouvent discrètement unifiés dans la seconde partie, présentée comme un essai de film de science-fiction. L'organisation est donc assez rigoureuse, au moins au niveau du scénario, et le burlesque n'est plus la transcription sur grand-écran d'un comique télévisuel. La figure péroxydée de Beat a quitté le champ en emportant son humour déstructuré et dans le même temps toute référence à la représentation sociale ou à une quelconque extériorité au cinéma est évacuée. Face à un réel interdit de filmage car insupportable à contempler (c'est la conclusion de la séquence très autobiographique sur les années 50), le prix de la rigueur est l'autonomisation de l'image cinématographique jusqu'à rencontrer sa limite dans l'impossibilité logique. Comment concevoir un tableau peint par un aveugle ? Quelles aventures possibles pour un ninja invincible ? Faute de pouvoir répondre à ces questions, l'entreprise filmique tourne court, minée de l'intérieur par les contradictions découlant de la décision qui devait la rendre possible. Si, sur les moniteurs médicaux du début, le nom du patient est systématiquement remplacé par celui d'un grand Maître : Ozu, A. Kurosawa, Fukasaku et Imamura, le film s'achève sur l'image cérébrale occupée par l'ombre d'une caméra qui s'effondre tandis que le cerveau est diagnostiqué « cassé ».

Avec la disparition de Beat, le duo figural se ré-articule sur Kitano et sa marionnette grandeur nature, dont la fonction semble varier au cours du film. D'abord mannequin expiatoire à la place du réalisateur et payant d'un simulacre de mort violente chaque tentative infructueuse de poursuivre une tentative filmique jusqu'à son terme, le double devient dans la séquence de SF, titrée « Le jour de la promesse », le substitut de l'acteur Kitano dès que son personnage doit prendre des coups. Il est ensuite brûlé et ressuscite sous les traits du Professeur Ide. Il porte alors le nom de l'acteur qui l'incarne : Ide Rakkyo, seul dans le film à appeler Kitano par son nom en reprenant un moment du rôle qu'il tient déjà dans L'été de Kikujirô. Porteur de cette façon d'un certain réel mais d'un réel purement cinématographique, Ide se prononce comme le français « idée » et ce n'est peut-être pas un hasard. C'est justement en France que le personnage joué par Kitano se rend pour un rendez-vous amoureux manqué : sous l'Arc de Triomphe, affublé d'un masque à gaz comme un soldat de la Guerre de 14, tandis que son amoureuse l'attend à Tokyo, au café de l'Arc de Triomphe. Cette amoureuse, Kimiko, est flanquée de sa mère, Kumiko, et l'assonance des prénoms a son pendant dans l'échange des vêtements entre la mère et la fille. Les paires sont d'ailleurs nombreuses dans « Le jour de la promesse » : deux automobilistes ouvrant leur, portière dans le même cadrage (un riche et un pauvre), deux yakuzas dans le parking avec deux bagarres successives (une gagnée et une perdue), deux maisons au pied de la colline (un palais et une masure), deux visions de la cérémonie du mariage (une simultanément traditionnelle et obscène, l'autre pour partie traditionnelle et pour partie obscène), etc... Au lieu de résoudre l'antinomie des figures, l'évacuation de celle de Beat engendre une prolifération des doubles augmentant d'autant l'ambiguïté figurale. Le tête-à-tête du cinéaste avec son art paraît sans issue.

Travestis : l'enfant et la violence

On le sait, l'enfance et la violence ont partie liée chez Kitano. Son œuvre de réalisateur s'ouvre par le lynchage ludique et totalement gratuit d'un clochard par une bande de gamins, tandis que plus loin dans le même film, c'est la sœur simple d'esprit du flic intègre qui est violée pour mettre la pression sur son frère (Violent Cop). D'entrée, le rapport est réversible : la violence est perpétrée tantôt par l'enfant, tantôt sur lui. Il n'en est de toute façon ni indemne, ni innocent. Autre figure, celle des deux gosses de Kids return dont l'un, en entrant dans un gang, fait directement le choix d'une violence à visée d'affirmation sociale (chefferie et beaux costumes) alors que son camarade ayant opté pour la boxe passe d'abord par le pur plaisir physique de l'entraînement avant de se retrouver dans une situation similaire à travers la compétition et sa logique dominant/dominé. Le retour des enfants annoncé par le titre s'accomplit finalement par l'abandon des positions sociales et de la violence de domination qui y participe. Le visage de la violence est double, selon qu'elle relève d'une gratuité sans arrière-pensée, apanage de l'enfance, ou qu'elle serve au contraire de médium en vue de buts qui lui sont étrangers (le monde d'un point de vue « adulte »). Troisième figure : l'enfance-féminité. La malade de Hana-Bi, l'impudique de Sonatine, la catatonique de Dolls ne sont pas des femmes-enfants à la Lolita mais des femmes porteuses d'enfance, c'est-à-dire surtout désarmées. La figure de la féminité se poursuit encore dans le travestissement qui est toujours le signe d'une inversion amoureuse, comme on pouvait s'y attendre, mais pas là où on l'attendait. En même temps que le yakuza de Sonatine contraint ses sous-fifres à jouer les danseuses folkloriques, il tombe lui-même en enfance et s'ouvre à la possibilité jusque là inédite de l'amour. Dans Getting any?, c'est le boss maffieux qui revêt une nuisette rose transparente et s'extasie hystériquement sur des animaux en peluche avant d'aller, en élève obéissant, s'empaler sur un sabre, éros renversé en thanatos. Et le garçon travelo et assassin de Zatoïchi, vengeur obstiné de l'outrage qu'il a subi, participe typiquement d'une enfance volée, trop tôt envolée et retournée contre elle-même. D'un film à l'autre, l'enfance est tout à la fois et simultanément faible, violente, fragile,amoureuse, cruelle. Qui plus est, alors qu'elle diverge d'avec la maturité par sa nature et par ses buts, elle ne s'en différencie pas formellement : qu'il s'agisse d'une jouissance puérile immédiate ou de l'application d'une stratégie de domination, d'un mouvement amoureux ou d'une volonté d'humiliation, la violence est la même. Dessiner sur le même plan des motions contradictoires et distinguer dans la même forme des natures opposées : on est probablement là près du coeur de l'impasse kitanienne de la représentation.

Avec sa prolifération de dualités, Glory to the filmmaker! fournit un paradigme où toutes les violences se révèlent bifaces. La furie meurtrière du super-ninja trouve son pendant dans la gratuité d'un entraînement de karaté bouffon et rigolard. Le catch pour rire des enfants se transforme en véritable règlement de compte. Au coup de tête de Zidane – violence du sport professionnel – répond l'hilarité du Professeur Ide déguisé en footballeur inversé. Et la violence conjugale se fond dans l'amour physique. Tout est de toutes manières question d'amour. La séquence « Le jour de la promesse », annoncée comme un film de science- fiction, a pour véritable sujet la difficulté pour deux amoureux à se rejoindre, tant sur le plan physique que sur celui des sentiments. Ils n'y arrivent qu'à la fin et avec l'aide, encore, du Professeur Ide soigneusement travesti et de son robot guerrier, remarquablement efficace sur le champ de bataille mais qui tourne à la ferraille branlante et inopérante dans le champ amoureux.

C'est justement cette violence persistante dans son dysfonctionnement qui permet la réunion des deux amants, juste avant qu'un astéroïde percute la terre et tue tout le monde. Visage opposé du dysfonctionnement de la violence vu du côté cannibale, il n'y a rien de gratuit dans cet anéantissment final, qui n'est que la poursuite de la logique qui imprègne tout le film, fondée sur un balancement incessant, un mouvement permanent d'incertitude. C'est que, s'il y a un âge adulte, il n'y a pas de personne adulte, seulement des gosses qui ont mal tourné. Les petits catcheurs badigeonnent leurs caleçons de goudron pour mieux ressembler aux stars du ring et le chiffonnier qui les défie s'est travesti, pour les dominer, à l'aide de l'imper, de la guitare et du couteau de son père – auquel il se coupe d'ailleurs. L'enfance est instable car son réel est déjà envahi par des représentations auxquelles elle se blesse.

Dans Achille et la tortue, la fille de Machisu, honteuse du fiasco social de ses parents, quitte la maison, devient prostituée. Machisu vient lui emprunter de quoi acheter de la peinture. Tout de suite après, il est pris pour un gigolo par un mac local qui le frappe et rafle l'argent. Rentré chez lui et défoncé après avoir avalé un cachet, Machisu se sert du sang coulant de son nez comme s'il s'agissait de peinture. En quelques plans, une ronde figurale est mise en branle, où Machisu endosse tour à tour les habits du souteneur, du prostitué et de l'artiste, trois positions qui sont dans son cas strictement similaires mais qu'il ne parvient pas à atteindre. Alors que sa fille porte seule toute la souffrance d'un réel sans fard.

Achille et la tortue, ou « ma vie sans l'art »

À une ou deux exceptions près (Dolls, A scene at the sea), la mort violente est au centre du cinéma de Kitano. Elle y apparaît toujours soulignée de la même figure de style : un long plan fixe sur le cadavre ou sur ceux qui l'observent. Le temps ainsi pris est celui de la levée d'une perception intellectuelle, quasi un temps de deuil. À strictement parler, l'image du corps sans vie est sidérante parce qu'elle est la représentation impossible d'une absence, l'actualisation d'un état par nature inactuel.

Achille et la tortue n'échappe pas à la règle violente, aves sept cadavres au compteur. Mais justement, des solutions sont ici proposées au déficit représentatif : le costume vide du père pendu, la falaise désertée d'où la belle-mère a sauté, le pont tout aussi désert d'avoir servi de plongeoir vers le néant, les couleurs étalées sur le mur défoncé, jusqu'au refus de la représentation par la fluidité du montage qui ne laisse plus le temps du processus intellectuel du deuil de la mort de Matazo. Sur ce fond, les retrouvailles comme en passant avec le plan fixe sidéré (mort du performer) prend un caractère réflexif : la figure naguère obligée devient un moyen de représentation comme un autre. De cette manière, le film semble avoir répondu à la question qui s'impose à Machisu face au cadavre de sa fille, qu'il barbouille de rouge à lèvres pour en prendre l'empreinte du visage sur un tissu qu'il froisse aussitôt dans un geste dépité. Seconde tentative dans le film de peindre la mort, après le portrait sanglant de la belle-mère. On songe bien sûr à Monet et à son Camille sur son lit de mort. Mais on songe aussi à Véronique imprimant les traits de Jésus sur le saint Suaire. Déjà, le film précédent s'achevait sur la citation d'une parodie de la vie du Christ. Le Fils sacrifié prend peut-être place comme dernière image de l'enfant bouc-émissaire, avec en ligne de mire l'éventualité d'une résurrection, d'une réparation. Mais face à l'inefficience de sa contrefaçon, à la persistance entêtée de la mort, Machisu ne peut conclure qu'à l'inutilité de toute image : son geste suivant est de passer ses tableaux dans les flammes avant de se soumettre lui-même au baptême du feu – l'enfer ! Contrairement aux deux premiers volets de la trilogie fantaisiste, Achille et la tortue établit bien un rapport différentiel du contenu et du filmage. Des rapprochements formels se dessinent pourtant. L'agencement des trois séquences de la vie de Machisu – l'enfance, la jeunesse, la maturité – est pour le moins biscornu. Machisu jeune est incarné par un acteur marquant ses quarante ans passés. Les années de formation se poursuivent tout au long de la maturité et le galeriste servant de fil rouge ne prend ni une ride, ni un cheveu blanc. Le tableau du poisson, si important pour l'enfant, est vu sans réaction par l'adulte et le paysage portuaire, seule toile vendue dans la jeunesse, est superbement ignoré par la maturité. Les éléments de continuité se retournent ainsi en signalements de discontinuité, mettant à mal l'organicité de l'ensemble. L'arbitraire de la décision faisant du galeriste de Machisu le fils du galeriste du père de Machisu est un formidable pied de nez à la notion de film comme organisme. L'art (mais le film engage aussi sous ce nom tous les aspects représentationnels de l'existence) est définitivement artificiel et le film comme artefact peut librement être fractionné en autant de parties qu'on le désire – ici, trois parties, certes interdépendantes mais profondément autonomes. Tout ceci n'est pas très éloigné de l'organisation de Glory to the filmmaker!, avec cette différence majeure que chaque partie d'Achille et la tortue, chaque film dans le film, n'est pas la négation de celui qui le précède. C'est dire que l'écart de la représentation au réel, auparavant obstacle à l'accomplissement des images, est devenu une condition assumée de la production de ces images. Le film raconte précisément un chemin menant à ce renversement.

Il n'y a d'histoire que d'amour. L'amour aviné chanté au début, l'amour final du couple s'éloignant comme dans un film de Charlot : Achille et la tortue va de l'amour à l'amour dans une épuration longue, douloureuse et paradoxale. Car le chant initial est tout entier un jeu social où les maquillages outranciers s'associent à la déformation d'une langue étrangère, renforcée par l'ivresse, pour donner un tableau purement représentationnel de l'amour. De ce qui va conditionner l'existence artistique de Machisu, rien n'a d'accroche dans le réel, et surtout pas le ridicule béret d'artiste que le personnage trimballe d'un bout à l'autre du film comme signe de sa condition sociale. À s'engouffrer dans le mensonge, Machisu en vient à prendre la représentation pour le réel et les deux, pour la marchandise qu'il doit placer chez le galeriste. Mais le réel est ce qui n'entre pas dans la représentation sauf à la réduire en bouillie à coups de marteau-pilon et c'est ce qui arrive à Machisu écrasé par son propre réel. C'est alors, et alors seulement, qu'il découvre l'image parfaite de ce qu'il est devenu : une canette rouillée, un objet de consommation ravalé au stade de détritus. La totale identité n'est atteinte que dans un écart absolu. Il n'y a plus qu'à jeter l'oeuvre, déchet indifférent, et à s'admettre en amoureux sans visage. Le film est sorti en France en même temps que s'ouvrait à Paris l'exposition Gosse de peintre, signée Beat Takeshi Kitano. La peinture signe la réconciliation des deux entités kitanesques. « Jouir de son symptôme », disait Lacan. Mais la rupture paraît se faire de l'autre côté, du côté du cinéma, avec lequel tout rapport fusionnel semble à présent exclu. Une page est tournée.

Stéphane Pichelin

(1) Du moins en Occident ; la situation paraît différente au Japon, où l'animateur Beat est adulé alors que le réalisateur Kitano est relativement ignoré. Il serait intéressant de savoir si, pour le Japonais moyen, le Beat déjanté est également le réalisateur auteuriste Kitano dont on ne va jamais voir les films.

(2) Le titre japonais du film, très différent de son titre anglais, signifie à peu près : « On ne pense qu'à ça ! ».

(3) Cf. l'analyse par Freud de l'autobiographie du Président Schreber.


lundi 10 mai 2010

Zéro de conduite : Claude Chabrol & Mike Leigh

HAuteurs : esprit de conservation


Be Happy (2008) et La fille coupée en deux (2007) suivent, chacun à sa manière, le parcours de personnages féminins censés représenter les jeunes femmes actuelles, en prise avec leur temps. Avec et à travers ces personnages, que les cinéastes font s'enfoncer non sans complaisance dans d'exécrables sables mouvants, c'est toute modernité formelle et donc passionnelle (ou vice-versa) qui semble s'asphyxier, marquer un brutal coup d'arrêt.

La fille coupée en deux met en scène Gabrielle (Ludivine Sagnier), une jeune fille prise en tenaille entre deux milieux passablement sclérosés. Il y a, d'un côté l'arrière-garde aristocratique (lyonnaise), aux traditions toujours fermement ancrées dans la religion catholique. Traditions, qui, comme à l'accoutumée chez Claude Chabrol, sont dépeintes avec leur lot de masques et de faux-semblants visant à préserver la face en toutes circonstances, même les pires. Rien que de très classique, voire ronronnant ici. On s'étonne tout au plus que les mœurs rances d'un tel milieu, tout ce vieux bazar glauque à souhait, intéressent ou même amusent encore Chabrol. Gabrielle va pourtant s'y frotter, via le fils de la famille Gaudens, Paul (Benoît Magimel), lui-même en quelque sorte victime et bourreau des coutumes familiales. Elle doit faire face aux avances de Paul et surtout à ses desideratas de pureté hérités de son milieu social.

Mais voilà, la jeune fille a déjà perdu sa vertu, initiée à des pratiques érotiques salaces par Charles (François Berléand), dont elle s'était amourachée avant de rencontrer Paul. C'est ici qu'intervient le second milieu auquel Gabrielle se trouve subitement mise en présence. Charles, écrivain (rédacteur au Nouvel Observateur, lisant Le Canard Enchaîné dans sa baignoire) quinquagénaire, a tout de l'ancien soixante-huitard installé, ayant essentiellement conservé de cette époque des pratiques hédonistes adultères, plaisirs "coupables" auxquels il participe dans des clubs privés de la ville et dans un petit appartement bien situé où il séjourne avec les filles qu'il entretient. C'est au libéralisme de ces jeux sexuels petits-bourgeois, conservation formolée des expériences corporelles de l'évènement qu'a constitué Mai 68, que se trouve confrontée Gabrielle.

Entre ces deux milieux, qui sont en fait deux facettes antagonistes de l'élite, ainsi que le suggèrent quelques situations où les personnages se retrouvent nez à nez dans les mêmes lieux, Gabrielle est moins "coupée en deux" (ce qui sous-entendrait éventuellement un arrachement) que clivée. Elle n'est pas un personnage agissant mais toujours ballotté de l'un à l'autre, victime prise au piège de l'un puis de l'autre. Le titre du film fait, en définitive, plutôt référence à la scène finale où Gabrielle trouve dans le spectacle de magie de son oncle, dans lequel elle joue la fille coupé en deux, un ultime refuge à son chagrin. Cette scène qui, selon Claude Chabrol (1) déjoue le semblant (monde du spectacle) par le jeu du semblant (spectacle de magie), n'offre pas d'alternative à Gabrielle. Seulement les larmes salvatrices et, à la manière du final de Fire Walks With Me de David Lynch, la rédemption angélique d'un corps qui a payé le prix cher de sa souillure par la mise à l'écart des milieux évoqués précédemment. C'est du moins ce que Chabrol voudrait nous suggérer là. Une lecture dialectique du film, trouvant dans cette fin une troisième voie offerte à Gabrielle, prend passablement l'eau. Pourquoi ?

D'une part, cette lecture omet le fait qu'apparemment ici les forces en présence qui aliènent la jeune fille à son propre corps n'ont pas grand-chose à voir avec un partage brutal entre rêve et réalité, ni avec "le monde du spectacle", même si le fait que Gabrielle appartienne en effet à ce monde-là renforce (et la renferme aussi de manière perverse dans) le renvoi à son propre corps comme chair à baiser ou pas. Elles résultent plutôt, comme nous l'avons vu, de pensées agissantes propres à des milieux précis dont Chabrol donne une représentation croquée (mollement) aux spectateurs. Ainsi, suivant le schéma dialectique, le basculement final dans la magie dispenserait Gabrielle elle-même de prendre pleinement conscience des milieux auxquels elle s'est frottée et piquée. Tout au plus, avant de leur dire adieu bien malgré elle, y prend-elle sa petite part du gâteau : garder la voiture de luxe de la "belle" famille, déballer le récit authentique de son aventure sexuelle devant le juge. On est loin de la subversion des personnages buñueliens ou pasoliniens actifs et transgressifs (donc singulièrement choquants) dans les milieux qu'ils pénètrent et font éclater de l'intérieur.

D'autre part parce que cette sortie du deux (bien/mal) comme images typiquement masculines plaquées sur Gabrielle, lui est offerte. Une fois encore, Gabrielle est mue par une sorte de passivité, choisissant sans broncher la nouvelle solution providentielle qui se présente à elle pour sortir de son chagrin. Dans de telles dispositions, lui faire réciter du Nietzsche (qui plus est, lui faire dire : "Tout ce qui ne me détruit pas me rend plus forte") sonne comme tristement ironique. Si La femme et le pantin est évoqué à un moment donné dans le film, Claude Chabrol jouerait plutôt la partition inverse : "Les hommes et le pantin". Gabrielle est et reste un corps victimaire jusqu'au bout, créature pathétique vouée éternellement à jouer les potiches dans les mises en scène de ses partenaires mâles. Ses larmes finales font un bruit de chaînes qui, avec ou sans magie, n'ont été brisées au cours des expériences de faible intensité traversées (se mettre des plumes dans le cul pour son Jules, bavasser avec la haute société…).

De là à affirmer que la jeunesse d'aujourd'hui n'est pas en mesure d'inventer (ou "réinventer" suivant le mot de Rimbaud) de méchantes et puissantes lignes de fuite pour faire face à ce double héritage sans désir, il n'y a qu'un pas. Cet état des lieux de l'époque - pour dire vite, d'un siècle débutant marqué par les restes frelatés du précédent -, tout en croyant très malin de brocarder une fois de plus les vieux machins par le biais de la misérable jeunesse perdue parmi les vieux loups, semble faire fi de tout geste contemporain réel d'émancipation de l'être (dans lequel la sexualité a certainement un rôle à jouer), de toute sortie de soi hors du continuum social. Profond dégoût d'un film où l'on passe son temps entre le boire (du bon vin) et le manger (raffiné), mécaniquement, sans partage, comme une évidence. C'est peut-être que Chabrol est un peu trop à l'aise avec ses gri-gri d'antan pour aller chercher ailleurs, dans la vie et non parmi les forces conservatrices, objet de son enthousiasme à filmer encore. Peut-être aussi qu'il est vain de chercher et croire pouvoir trouver chez Chabrol quelque élan de jeunesse que se soit. Quoi qu'il en soit, cette complaisance saute aux yeux lorsque, désespérément, on attend trace d'une mise en scène un peu plus audacieuse que le tout-venant de la production télévisuelle. De longues séquences de champs/contrechamps autour de dialogues poussifs et sur-signifiants s'enchaînent avec des mouvements de caméra censés profonds, accentuant les questionnements intérieurs des personnages les plus plats, tandis qu'une ribambelle d'acteurs, de "têtes connues", défilent suivant les nouvelles coutumes du petit écran.

Pire encore que La fille coupée en deux, Be Happy de Mike Leigh ne rassure pas plus sur la capacité des auteurs d'outre-Manche à dépasser une réalisation des plus plan-plan. Tout y est désespérément banal, à tel point qu'on peut, je crois, évacuer d'ores et déjà toute étude formelle approfondie. Tout au plus, en guise d'introduction au second volet de ce texte, peut-on garder cette scène où "Poppy" fait du trampoline. Nous y voyons la tête du personnage apparaître fugitivement et à intervalles réguliers dans le plan fixe d'un mur filmé du haut de la trajectoire de la sauteuse. Pourquoi préserver ce plan du film ? Pour une raison sans doute bien mal intentionnée. Parce que, s'il ne recèle en lui-même aucune puissance artistique, il illustre au moins, sans doute, assez bien l'aspiration à se sentir exister (c'est-à-dire occuper le plan autant que possible et en toute circonstance, et non vraiment l'habiter) du personnage principal du film. Ce plan est à l'image de la situation qui verrait un individu, séparé d'une autre personne par un haut muret, sauter aussi haut et autant que possible afin d'être sûr d'avoir été bien vu par elle.

Comme Gabrielle, "Poppy" (Sally Hawkins) est un personnage auquel il est demandé à un moment donné de "grandir un peu". Mais si Gabrielle est à la traîne des coutumes propres aux milieux qu'elle côtoie soudain, "Poppy" a tous les traits de la trentenaire ado attardée, traînant volontairement les pieds dans une régression pré-"monde des adultes". Ceci ne mériterait pas la moindre attention si Mike Leigh n'érigeait dans Be Happy, qu'on pourrait nommer comédie du "rire ensemble", ce type de comportement en programme ("Adoptez la Poppy Attitude !", pouvait-on lire sur les affiches françaises du film) visant à lisser le réel face à tous ceux que croise "Poppy". L'altérité est ici principalement croisée en deux circonstances.

Il y a, tout d'abord, le personnage récurrent du moniteur d'auto-école, Scott (Eddie Marsan). La construction de ce personnage est particulièrement intéressante car celui-ci est censé cristalliser tout discours contestataire sur la société et, dans le même temps, afin d'annuler tout réel enjeu politique à cette comédie légère, passer pour un dangereux psychopathe névrosé paranoïaque. C'est ainsi que "racisme" est d'office accolé à "anti-multiculturalisme", que "critique de la société de contrôle" se retrouve associée à "délire ésotérique du grand complot mondial", etc, etc. In fine, le trouble-fête aura droit comme explication de son caractère belliqueux, à la double-casquette caricaturale de la frustration sexuelle et sans doute du traumatisme d'enfance. On retrouve là, sous les auspices du bon déroulement du petit train-train de la comédie, les ingrédients rebattus du discours idéologique de sape soutenant la machine capitaliste face à toute contestation un tant soit peu rigoureuse. On aura compris que l'écriture du personnage de Scott (son dialogue, ses agissements) ne pouvait, de toute façon, décemment lui laisser d'autre possibilité.

Dans un second temps, "Poppy" (ici sans doute au sommet de son cabotinage insupportable) et sa bande, croisent le fer avec la sœur installée, avec la famille, qu'elles font toutes mines de fuir tout en vivant quand même en vase clôt entre sœurs. Là encore, le paradoxe de la situation réside dans le fait que rien ne s'oppose véritablement à la cellule familiale caricaturale, sinon la plainte puérile de la perte de sa libre régression chérie (ne plus pouvoir jouer à la console, ne plus pouvoir aller boire des canons au club).

Ajoutons qu'aucune altérité ne vient véritablement troubler les relations de "Poppy" avec ses élèves, et si c'est le cas (un élève au comportement violent), un travailleur social, qui plus est prince charmant, est convoqué, et tout rentre dans l'ordre incessamment. "Poppy", elle, comprend aussi ce clochard qu'elle rencontre dans la rue et qui lui parle curieusement, de même qu'elle garde un souvenir merveilleux de ses voyages de jeunesse au Vietnam… Tout est top, un cœur gros comme ça, et un altruisme qui réchauffe face à l'indifférence ou à la méchanceté de ses concitoyens. Le seul hic, c'est internet. Un peu réac, me direz-vous, mais pourtant c'est la bête noire des instits réunies, soudain les mines sont sombres lorsqu'on en parle. Pour résister à ce phénomène grandissant chez leurs jeunes élèves, elles préfèrent une petite séance au club de trampoline ou de flamenco.

Mike Leigh oublie que les jeunes gens d'aujourd'hui, pour se confronter à l'état de conservation de l'âge adulte, font exister bien d'autres alternatives aux enfantillages niais qu'il nous propose par le biais de ses personnages. Qui plus est, cette "attitude" schizophrénique est caractéristique de l'attachement le plus total à un système libéral auquel il vaut mieux pour le réalisateur, semble-t-il ne pas trop toucher. Si Claude Chabrol rabattait Gabrielle sur une entrée en scène sans issue à ses questionnements sur ce qu'elle souhaite faire de son propre corps, Mike Leigh laisse lâchement entrevoir au final que "Poppy" basculera manu militari, l'amour trouvé, dans le camps des adultes. Pour Leigh, il semble ne rien y avoir entre l'enfant et l'adulte, ou du moins ceci ne l'intéresse pas, il est temps pour lui de se retirer discrètement, c'est le travelling arrière clôturant le film sur "Poppy" parlant à son petit copain au téléphone.

Ces deux films ne mettent en scène que faux arrachements de la jeunesse hors des forces négatives de notre temps. Ils le font sans talent, l'un par attachement malgré tout à des valeurs totalement obsolètes, l'autre par jeunisme, les deux par préservation d'un certain ordre du monde. Chabrol et Leigh sont deux auteurs en échec à la modernité du cinéma actuel lorsqu'ils s'ingénient à nous parler de leur maîtrise de la jeunesse d'aujourd'hui, il y en aurait bien d'autres à citer (dont certains qui ont même tout simplement renoncé à filmer la jeunesse), à commencer par Téchiné et sa récente Fille du RER (2).

JM

(1) "L'idée, c'est que la magie est un trucage qui s'ajoute à ceux de la télévision ou du monde de l'édition… Le salut dans un univers truqué ne peut venir que d'un trucage supplémentaire. Le titre, qui renvoie lui-même à la magie, pourrait être allégorique, alors qu'il n'en est rien…" C. Chabrol, entretien au site fan-de-cinéma.

(2) On peut constater que les deux films partent d'un fait divers. A ce sujet, à lire prochainement le texte de balthazar claës sur ce blog.


Ce texte est en dialogue avec deux autres textes disponibles en ligne :

celui de jll sur le Chabrol

celui de Vincentdel sur Be Happy

lundi 3 mai 2010

Critiques, vos papiers : Independencia (R. Martin)



L’image qu’on emporte avec soi, c’est d’abord celle de cette forêt. Une drôle de forêt, reconstituée en studio selon les codes du cinéma exotique produit aux Philippines par l’occupant nord-américain, dans les années 20 (1). Quelques plantes arrangées au premier plan, l’amorce d’un étang et de quelques troncs d’arbres ; au fond, de grandes toiles peintes qui simulent l’horizon d’une forêt où personne ne pourra jamais s’enfoncer ; et voila tout ce qui doit suggérer les grands massifs montagneux et forestiers des Philippines. De temps en temps, des tortues batifolent dans l’étang ; ou bien, c’est une poignée d’oiseaux qui se projette dans les airs comme des balles de fusil ; on s’attend toujours à voir apparaître dans le champ l’animalier qui vient de les lâcher dans le décor. La caméra, fixe, à distance moyenne, décompose cet espace en une série de petits fragments plats, disjoints les uns des autres. C’est comme la scène d’un théâtre de poche ou comme les vitrines d’un muséum naturel, spécialement arrangées pour qu’y éclate comme un événement sensationnel, comme un coup de théâtre, l’apparition du vivant. Et c’est vrai qu’on est comme saisi de surprise au moment où l’on voit surgir dans le champ de cette forêt de pacotille un jeune homme, une jeune fille, un enfant, bien vivants et en taille réelle, un échantillon complet de l’espèce humaine. Mais par un curieux renversement, quand paraissent dans le champ une tortue, un oiseau, ou un être humain, c’est plutôt l’effet inverse qui se produit : au lieu que ces spécimens animés accusent l’artificialité du décor, ce sont eux qui paraissent faux et déplacés, et c’est la forêt qui paraît vraie. Le petit miracle qui se produit, c’est quand cette forêt d’opérette se met à vivre pour elle-même, parce qu’un ventilateur ou une lance cachés hors champ l’animent d’un semblant d’intempéries, font trembler le feuillage et briller une rosée d’emprunt. C’est toute l’intelligence de Raya Martin d’avoir fait en sorte que cette forêt de studio où rien n’est vrai, pas même le soleil, joue constamment de son double statut de leurre, de pastiche dénoncé comme tel, et de beau mensonge auquel on soit tenté de croire. Si la tornade finale, toute en éclairs et en ombres, nous saisit d’une vraie peur, c’est peut-être seulement parce que cette forêt d’opérette, continuellement dénoncée comme fausse, nous a, par cela même, laissé une chance d’y croire.

Soit donc cet espace faux, cette profondeur maigre, cette forêt de vitrine, juste animé du semblant de vie qui nous oblige continuellement à nous demander ce que nous voyons. Quelle sorte de drame humain peut bien se jouer sur une telle scène ? Le titre, le sujet, l’arrière-plan historique sur lequel se déroule l’action, nous promettaient quelque chose d’épique : « Independencia », qu’on imaginait lancé comme un cri de guerre, la revendication de liberté de tout un peuple, au moment où les Philippins s’allient aux Américains pour repousser les Espagnols mais tombent sous la coupe de ces nouveaux maîtres. Or le film raconte tout autre chose : non une guerre, non une insurrection, mais une fuite, un exil – un exil qui n’est pas une simple retraite dans la montagne, à proximité du monde, mais un exil hors de l’histoire, hors du siècle, dans le pays des songes. Toute l’intrigue tient en quelques lignes : une mère et son fils, surpris en pleine fête par l’invasion américaine, fuient dans la montagne, aménagent une cabane abandonnée et s’y installent, dans l’attente d’on ne sait quoi ; ils recueillent bientôt une jeune fille abusée par des soldats américains ; la maladie emporte la mère ; un enfant naît. Les années passent. Le fils est resté bien sagement là où la mort de sa mère l’a laissé et vit dans la crainte d’être retrouvé par les Américains. L’enfant a grandi et se promène, en mangeant des fruits. Par une nuit de tornade, le fils et l’enfant se perdent dans la forêt ; le fils s’éteint au petit matin ; restée seule à la cabane, la jeune fille ne survit pas non plus. L’enfant, abandonné, erre seul dans la forêt. Bientôt poursuivi par des soldats, il trouve l’issue de la forêt et guidé par le bruit de vagues, débouche sur l’océan. Du haut d’une falaise, il se laisse tomber dans le vide.

Difficile d’imaginer une histoire d’indépendance plus décevante. Où est la lutte contre l’occupant ? Où le peuple prend-il conscience de ce qui fait de lui un peuple ? Où sont les faits et les causes qui rendent lisible la marche d’un peuple vers son indépendance ? Où sont les liens par lesquels un peuple transforme ce qu’il sait de lui-même en énergie et en action susceptibles de lui donner la liberté ? Nulle part – ou alors dans d’autres films, un de Ken Loach par exemple (Le vent se lève), mais pas dans celui de Raya Martin, qui s’emploie justement à défaire l’évidence de ces liens entre savoir et action, conscience et résistance, et à proposer de l’histoire une image où les causes ne rendent pas raison des faits.

Plus qu’une histoire d’indépendance conquise, c’est donc l’histoire d’un peuple en attente de son indépendance, égaré entre temps dans un songe qui n’est pas le sien et n’entretenant plus avec sa propre histoire que des liens diffus, en passe d’être actualisés. Le titre, Independencia, aurait déjà dû nous en avertir, qui proclame l’indépendance, mais dans la langue de l’occupant, en espagnol. Et tout le film est ainsi, dans cette indécision, ce flottement, où les mots et les images ne coïncident jamais pleinement avec ce qu’ils disent, avec ce qu’elles montrent. D’un côté, le film accumule les images d’une occupation subie, d’un peuple en exil dans son propre pays, dépossédé de son histoire, de son imaginaire. De l’autre, il énumère les mots et les récits d’un passé légendaire, héroïque, où le peuple avait la force de s’emparer de son propre destin. Mais de l’un à l’autre, le lien n’est jamais fait – et toute l’action du film se déroule dans cet entre-deux, dans cette forêt de conte où, par un sortilège, ce passé héroïque s’est endormi, et où les personnages, comme des somnambules, errent engourdis comme dans un sommeil de l’histoire.



Les images du film se distribuent ainsi de façon simple, selon deux catégories. D’un côté, celles qu’on voit parce qu’on nous les montre. De l’autre, celles qu’on voit parce qu’on nous les raconte.
Ce qu’on voit d’abord, c’est cette forêt de conte, tout droit sortie d’un de ces vieux songes de « l’usine à rêves », Hollywood, et découpée en petites portions d’espace disjointes les unes des autres. L’une des principales occupations des personnages est alors de se perdre dans cette forêt reconstituée en studio dans un recoin grand comme un mouchoir de poche. Pris, comme entre deux vitres, entre l’arrière-plan barré d’une forêt en trompe-l’œil et les ombres que dessinent, au premier plan, comme sur l’écran lui-même, les ramures d’un arbuste éclairé en contre-jour, ils traversent inlassablement le champ de droite à gauche, de gauche à droite – comme dans ce plan comique où la caméra, fixe, attend patiemment que le fils entre et sorte du champ plusieurs fois, d’un côté puis de l’autre, pour suggérer une longue errance. Chaque plan de la forêt vaut pour lui-même et compose, en miniature, la forêt entière, dont les morceaux disjoints ne s’assemblent jamais en un espace cohérent. Les fragments se succèdent ainsi les uns aux autres, toujours les mêmes, toujours changeants, par une simple redisposition des éléments du décor qui rend chaque fois la forêt méconnaissable. Et c’est ainsi qu’elle se déploie, comme un espace illisible, où ne se laisse jamais déchiffrer aucune trace, laissée par le passage d’un homme ou d’un animal, où ne peut jamais non plus s’écrire la moindre trace d’une histoire. Espace de transition, où tout passe sans s’imprimer ni durer, les choses comme les êtres, étranger aux personnages qui ne peuvent que le traverser sans y tracer aucun chemin capable de lier un plan à l’autre, un fragment à l’autre, de telle manière que s’y configure un lieu habitable, une expérience simplement humaine.

Ce n’est donc pas dans ces errances discontinues que peut se tracer le chemin qui mène hors du pays des songes. Ce n’est pas dans cette profondeur maigre que peut se creuser une durée par quoi les hommes peuvent s’approprier leur propre histoire. Il faut que, lassés de se perdre, les hommes s’assoient et racontent. Il n’y a que la parole, comme puissance de fabulation, qui puisse desserrer l’étau de cet espace à deux dimensions, à peine moins plat qu’une image, qu’un tableau. C’est le deuxième type d’images, celui qui, au moment où le fils évoque ses souvenirs légendaires, ouvre cet espace sans promesse de dehors sur un autre horizon que celui des toiles peintes qui en interdisent sans cesse l’accès. Des légendes, le fils en raconte plusieurs, au moins trois. Celle tout d’abord d’une ville en lisière de forêt, autrefois prospère, et que des hommes avides venus d’ailleurs auraient si bien réduite en ruines que depuis elle ne compte plus âme qui vive et que les bois l’ont entièrement recouverte. Celle ensuite de son grand-père, héros local qui aurait débarrassé ses terres de tous les serpents qui les infestaient et dont il aurait fait un grand tas plus haut que lui. Celle ensuite d’une amulette, qui aurait permis à ce grand-père de réaliser son exploit et que le père, depuis, aurait perdue, parce que la foudre la reprend, raconte le fils, « quand on agit mal ». On n’a pas de difficultés à voir ce que le fils, par ses récits, nous montre, mais que lui-même ne semble pas voir : cette forêt qui a recouvert la ville légendaire, c’est celle dans laquelle il se trouve, au moment où Américains et Espagnols s’entretuent pour déposséder les Philippins de leur propre pays ; ces serpents décimés par son grand-père, ce sont les occupants de la terre philippine ; cette amulette perdue, c’est l’impuissance à laquelle le fils se voit réduit dans cette forêt, lui qui ne rêve que chasse, qu’océan, et qui pourtant demeure là, tout songeur, à attendre dans la crainte l’arrivée des Américains.

C’est cela que le film montre : cette disjonction entre le passé légendaire, les rêves héroïques dont le fils se berce, et la situation d’exil dans laquelle nous le voyons. C’est cela qu’il dévoile, cette coupure qui détache la mémoire collective, faite de luttes et d’héroïsme, de l’action qui permettrait pourtant à ce peuple de se réveiller hors de cette forêt de songe où son histoire s’est comme endormie.

C’est l’enfant trouvé, dans sa chute finale, qui découvrira la possibilité d’une issue hors du pays des songes. Sans doute que cette chute fait signe pour « la longue peine des Philippins » (selon le sous-titre de A short film about the Indio nacional) mais elle fait signe aussi pour autre chose. D’abord, parce qu’elle ouvre une direction inédite, une dimension nouvelle, par rapport aux errances latérales du fils : plus qu’une sortie hors du champ, c’est un saut hors du cadre, par quoi l’enfant trouve le chemin qui mène hors de la forêt, vers l’océan auquel rêvait le fils. C’est important aussi que le film se termine sur le bruit des vagues, sur le son de l’océan, parce que c’est d’un coup ce qui fait exister les Philippines comme îles, ce qui donne forme à leur territoire en leur donnant une limite – alors que dans la forêt, on avait constamment le sentiment d’être au milieu d’un cercle dont la circonférence n’était nulle part. L’océan joue ce double rôle de fermeture (d’un territoire qui se constitue comme tel et prend conscience de lui-même) et d’ouverture (d’un pays en voie de se réapproprier sa propre histoire). Cette ouverture, c’est encore l’irruption de la couleur qui la signale : le film se bariole, non pas du bleu de l’océan, mais du rouge de la tunique de l’enfant, qui se transmet ensuite au ciel, dans toutes les nuances du levant et du couchant. Peintes à même le film, ces couleurs sont tout à la fois le signe d’une promesse, d’une énergie nouvelle, capable de réveiller l’action – et le feu où le film se consume comme film, pour signaler les limites de ce qu’il peut, en tant que film, pour orienter les hommes sur le chemin de l’indépendance.


Sébastien Raulin



(1) Raya Martin : "Formellement, Independencia imite l'esthétique des films de studio durant l'occupation nord-américaine, tandis que son récit expose une histoire de résistance durant cette même période. Mon idée était d'exposer ce substrat hollywoodien et de le subvertir afin de redéfinir nos véritables luttes" - propos recueillis par Antoine Thirion et Eugenio Renzi :
http://www.independencia.fr/EPHEMERE/INDEPENDENCIA_RAYAMARTIN_3_ENTRETIEN.html