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mercredi 13 janvier 2010

Rohmer est mort : le reste est beauté




On naît cinéaste, disait Rohmer, à propos de Rossellini, dans son article sur Stromboli (1). La formule dit tout ; chez Rohmer, il n'y a pas d’histoire, pas de devenir, pas vraiment de culture, ou de formation ; la naissance est tout ; on comprend qu'il ne soit pas révolutionnaire.

Tout est, chez Rohmer, et c’est cela le cinéma, le rapport unique et privilégié à l’être. Le cinéma est le seul à pouvoir montrer. On est dans la pure ontologie, dans le platonisme chrétien, dans la morale. Les valeurs sont établies, et les êtres hiérarchisés.

Rohmer, on le sait, il ne s’en cachait pas, était essentialiste, dans tous les sens du mot ; d’abord, raciste, au sens fort, et pas seulement à ses débuts. Dans son dernier film, il abordait, à travers le langage et les niaiseries chrétiennes et courtoises, les origines d’un certain être français ; il meurt alors que la France se cherche une identité ; mais laissons ça, nous en avions parlé, beaucoup.

Rohmer mort, marquons plutôt que la mort, comme toute forme de négativité, est absente de son cinéma. Après un film désespéré (Le Signe du lion), il s’est détourné du négatif, comme s’il n'avait pas pu le supporter, manquant ainsi quelque chose de la vie de l’esprit, pour nous donner un cinéma joueur, amusant, enfantin, des comédies et des proverbes, des morales, sans audace, où il s’agit presque toujours de renoncer au désir, dans un monde sans politique, sans maladie, sans altérité, sans violence, sans folie, sans démesure, ni extrême, où les rapports de forces se réduisent à des luttes autour du désir. Un cinéma du plaisir, jamais de la jouissance ; paradoxalement, un cinéma on ne peut plus pur, le cinéma de la pureté.

Il n'y a pas de vieillesses, chez Rohmer, pas d’enfants non plus si je me souviens bien ; la jeunesse et la maturité de quelques bourgeois occupés à parler, toujours assez beaux ; c’est à cela que se résume son désir de montrer des « êtres pensants, doués d’une psyché » ; ailleurs sans doute manquent la pensée, et la psyché, parce que manquent la parole et ses jeux.

On peut trouver comme une morale de la mort dans l’un de ses derniers textes, je crois, consacré à Renoir, l’un de ses dieux, un Renoir dont il aura toujours voulu défendre les positions politiques, à coup de paradoxes, et sans vraiment cacher des préférences, le sauvant contre ceux qui opposent un Renoir progressiste à un Renoir réactionnaire, le Renoir revenu des USA.

Cette morale de la mort, dégagée du Petit Théâtre de Renoir, est idéaliste, voire mystique, non brechtienne : « On peut être heureux, même dans la pauvreté et dans la mort. »

Rohmer est mort, mais il ne faut pas trop le pleurer. « Car l’être le plus attachant est sans doute la machine. (…) La machine, c’est le petit lapin de La Règle du jeu. Elle est cruelle et mérite la mort : n’empêche que la mort est cruelle. Cette histoire [La cireuse] est celle où Renoir est allé le plus loin dans le cynisme, surtout quand le chœur chante : « Les humains se reproduisent, leur mort est moins grave que celle d’une machine ». Et cette phrase ne sonne pas d’une façon entièrement négative (ironique), comme elle eût fait chez Brecht, car l’image semble l’approuver. » (2)

On naît cinéaste, mais on meurt comme tout le monde. Rohmer, qui n’aimait pas l’absurde, est mort, il faut l’imaginer heureux, en un sens non brechtien, mystiquement heureux.



(Borges)



(1) Eric Rohmer, Le Goût de la beauté, Petite Bibliothèque des Cahiers du Cinéma, p.203.
(2) Le Goût de la beauté, p.312-313.