jeudi 28 octobre 2010

Critiques, vos papiers : The Other Guys (Adam McKay)



Les autres




L’annonce nous est faite avec fracas. Mais d’un fracas grotesque, absurde, tellement improbable qu’elle en est comiquement violente. On nous l’annonce : The Other Guys, les autres types, ce sont les autres, pas les héros. Ces derniers, grandes gueules, cabots et héros outranciers, ceux qui offrent le spectacle à coup de grandes actions et d’effets pyrotechniques, sont à sacrifier. Ceux que l’élan naturel de la narration aurait mis au centre du film, ceux qui avaient l’étoffe assumée et assurée pour porter ce vrai-faux buddy movie, échouent, lamentablement, portés trop loin par ce même élan, justement, trop loin. Trop loin dans la fiction, trop loin dans l’action : l’hyperbole les condamne à une fin tragique et envoie ces héros invincibles au fond d’un tertre. C’est d’ailleurs ici que réside le ressort comique, la farce, cette longue plongée qui suit des corps lourds luttant contre une pesanteur fatale, celle de croire pouvoir défier, à l’aide des préceptes des films d’action, les simples lois naturelles.


Cette mort comiquement violente est le deuil du film. Et son traumatisme, qui commande la conversion, sinon la confusion des genres ; le passage du film d’action au registre de la comédie…

Evacués donc les véritables héros. Place aux autres, à ceux qui restent, ceux qui se tenaient à l’ombre des démiurges de la police new-yorkaise. Ceux qui se cachent derrière leurs ordinateurs, à faire entrer et sortir chiffres et statistiques policières, à se passionner pour les infractions au code de l’urbanisme ou à ronger leur frein quant à l’opportunité de se tenir, pour une seule fois, dans le champ de l’action et du travail sur le terrain. Ceux qui n’étaient et ne sont pas destinés à être ou devenir des héros. Ce sera à eux de faire leurs preuves, sans que personne ne leur ait demandé quoi que ce soit. Ce sera à eux de boucher le vide héroïque, cette lacune dans la narration qui en devient rapidement et habilement le cœur et la force motrice. New York a perdu sa première ligne : les renforts sont appelés pour prendre relais et charge. On comprend les efforts qui seront dispensés, les risques qui seront pris, les méprises qu’il résultera du fait de revêtir de trop grands habits. Cette idée de mettre au centre de l’action ceux qui n’y étaient pas destinés, ceux qui sont justement privés de cette exposition sera la confusion première, architecture primitive du rire, sur laquelle le film pariera tout au long de son déroulement. Et cela même lorsque le propos se veut sérieux, lorsque la morale de l’histoire se dessine en voix off, à la conclusion, pour donner valeur aux héros anonymes, aux « autres gars » que nous sommes tous dans notre quotidienneté. Là aussi, ce rehaussement indu paraît incongru tant il apparaît au milieu d’un enchaînement de méprises.



Et au rire d’habiter ces situations intenables, où le rôle est joué à défaut de pouvoir être assumé. Ces clowns aux manches trop longues sont autant de profils qui ne coïncident pas avec les prétentions qui les motivent.

C’est d’ailleurs une constante comique chez McKay que de jouer avec les apparences. Le sensible est trompeur et ce qui est donné à voir n’est pas vraiment ce qui est. D’où le rire qui est avant toute chose une méprise. Les quadragénaires costauds sont autant d’esprits puérils et attardés (Step Brothers, 2008) de même que les figures propres et exemplaires on air peuvent s’avérer de redoutables et violents guerriers de rue une fois le direct terminé (Anchorman, Legend of Ron Burgundy, 2004). Dichotomie entre l’être et l’apparaître : la phénoménalité des personnages des films de McKay est le prétexte comique et le moteur narratif, celui-là qui donne rythme et tonalité à la comédie. Ici, ce sont des autres qu’il s’agit, et non pas de ces héros attendus et espérés. Deux losers, du moins, semble-t-il. Eux-mêmes sont des univers de contrastes et d’ambiguïtés. Mark Wahlberg, mâchoires carrées et serrées, celui qui se précipite dans l’action pour trouver la lumière de sa vocation, n’est qu’un amoureux transi prêt à enchaîner pointes et entrechats pour séduire à nouveau sa dulcinée. Point d’orgue du contre-emploi : rétrogradé, il trouvera une nouvelle vocation en conciliant danse et régulation de la circulation routière. Will Ferrell au physique ingrat de fonctionnaire pusillanime dissimule un charme auquel aucune femme ne peut résister, ce qui lui vaut un passif de proxénète et une femme superbe (Eva Mendes). Ajoutons un chef de police bicéphale (Michael Keaton) qui se mélange les pinceaux avec son deuxième job, celui de vendeur dans un magasin de cuisines et de salles de bain. Tout se confond et ce qui devient risible, ce qui s’entend comme le motif comique, ce sont finalement les distinctions qui se dessinent, les contrastes qui s’opèrent innocemment, sans heurt, sans contradiction, essence de l’absurdité. On tranche par la normalité avec laquelle se déroule ce qui ne l’est pas. Et plus le divorce est flagrant entre apparence et être, plus la formule est efficiente, le rire provoqué. 

A voir la comédie de plus près, et abstraction faite des fulgurances comiques qui la pigmentent, il reste une lourdeur du côté de la narration. Ou tout au moins ce qui peut être senti comme une lourdeur. L’enquête policière devient un second plan brouillé à mesure que les personnages, eux-mêmes errant à la recherche de la gloire et de la reconnaissance, s’empêtrent et se dispersent en confusion. Mais là aussi, les choses ne doivent être prises pour ce qu’elles ne sont pas. Cette intrigue policière, enquête improbable, n’est finalement que le support grotesque sur lequel les héros en puissance vont faire leurs dents, d’une manière aussi absurde et insensée. 

Cette kabbale scénaristique tient surtout pour le discours critique qu'elle tient. Madoff, Golden-Sachs, Lehman Brothers, Enron sont les modèles évoqués pour rendre intelligible ce galimatias inextricable. L’action policière remonte frénétiquement les pistes de trafic d’influence, joue avec les procès-verbaux de délits d’initié et transforme la Réserve fédérale en prison de haute-sécurité. Les actionnaires sont des porte-flingues et les investisseurs financiers, cintrés dans leurs trois pièces, manient l’AK-47 perchés sur un hélicoptère de combat. Les crimes et délits, ceux-là mêmes qui font le sens et le rythme des films d’action, s’exposent sur rames de papier et s’inscrivent sur les écrans des traders que l’on menace de mort comme s’ils étaient un rouage primordial d’une machination criminelle d’envergure. Il y a aussi une confusion, un mélange des genres qui rajoute à la comédie une solide valeur de lecture. A l’heure où les crimes financiers sont dépourvus de suites judiciaires, où les erreurs des uns sont soldées par la mansuétude complice des autres, les spéculateurs, ces « autres gars » en bras de chemise, camouflés derrière des écrans d’ordinateurs, à manier chiffres et abstractions économiques deviennent par là même les véritables criminels, à l’instar de n’importe quel baron de la drogue couillu. 



Bien sûr, il y a l’amitié, le noyau des buddy movies, surtout lorsque ces derniers sont singés dans leurs traits les plus grossiers. Là encore, une constante se dessine, l’influence d’Apatow pour qui l’affection est toujours une histoire de tensions et de retrouvailles, de ruptures circonstanciées et de renouveau. Dans Step Brothers ou Talladega Nights, l’amitié est en général une déception qui ne survit pas aux inadaptations des protagonistes. Le réel et l’incompréhension qu’il véhicule sont une souffrance qui met le couple à rude épreuve. Idem pour The Other Guys, le tandem est appelé à se désunir, la faute à leurs actes inappropriés. Mais ils se retrouveront, iront au-delà de la persécution d’une réalité trop normative, imposeront leurs convictions, leurs aspirations, finiront peut-être, à l’instar de la conclusion de Step Brothers, par gagner une certaine normalité et à, finalement, s’insérer dans le cadre fermé de leurs aspirations. Cette amitié regagnée constituera le retour d’une certaine normalité et chacun, dans ses attributions respectives, retrouvera le fil droit de son devoir, y compris le lieutenant de police, confus de sa collusion, citant l’air de rien des titres de TLC. Ici, la formule de cette nouvelle idée cinématographique de l’amitié dans les comédies US s’insère en écho au genre qu’elle parodie, le buddy movie. Ce qui lui fait moins assumer sa cohérence narrative, au contraire de Step Brothers où elle représentait un cheminement, une graduation. Mais c’est toujours à la cruauté des événements, à l’incapacité des personnages d’agir en synchronie avec la normalité du monde (Wahlberg hurle qu’il a beau agir correctement, il échoue à chaque fois…) que revient la responsabilité d’un divorce, d’une séparation douloureuse et sensée, même si dans ces histoires, tout finit généralement bien. 

Le film finira par se renverser d'ailleurs, après de nombreuses déviations pour autant d’impasses. Les losers gagnent des galons, s’attaquent à des sommités bien trop grandes pour eux mais le font avec la classe et l’exacerbation de ceux-là mêmes auxquels ils ont succédé. La conclusion rejoint l’introduction : ceux qui se tenaient dans l’ombre adoptent le registre de ceux qu’ils aspiraient à devenir, à renfort d’explosions et de mexican-standoff. Le spectaculaire, cheville ouvrière des films d’action, n’est plus subi mais tend à être maîtrisé. Et si le final n’est pas une outrance d’explosions et de cascades, si les courses poursuites se font avec des Prius, les apparences sont trompeuses et nos other guys se révèlent être les right guys que le film de McKay attendait. Et à nous de voir les choses rester dans l’absurdité qu’elles laissaient transparaître, tel un paon qui prend son envol haut dans le ciel.

Lorin Louis

Critiques, vos papiers : Get Him To The Greek (N. Stoller)


"Heureux qui, comme Ulysse..."



Get Him To The Greek, que les distributeurs français martyrisèrent en un franchisé American Trip, nous informe rien qu’à la lecture du titre. Il s’agit d’une odyssée dans laquelle s’engagera un héros mortel chargé de préserver son idole du chant des sirènes pour le faire cheminer jusqu’à cette salle mythique de Los Angeles, le Greek Theatre. Une consonance qui s’avère une révélation, la mythologie qui travaille en coulisse, qui berce le récit et le transfigure. Tout cela prendra la forme d’un parcours initiatique, semé de périls qui menaceront constamment la finalité de la quête, ce concert exclusif comme jubilé d’une époque achevée mais reconquise pour l’occasion. Une résurrection au bout du trajet. Notre Ulysse est Aaron (Jonah Hill), un simple employé d’une maison de disques qui se trouve chargé de chaperonner jusqu’à bon port l’ex-idole du rock british Aldous Snow (Russell Brand). Il devra garder la route bien droite vers la conclusion de son périple, éviter les écueils et les obstacles pour parvenir au terme de sa quête. Bon gré, mal gré. Malgré Aldous Snow, surtout.


On avait déjà croisé le gus. Dans Forgetting Sarah Marshall (2008), premier film de Nicholas Stoller, il y était déjà insupportable, ruinant l’existence d’une bonne pâte en lui dérobant l’élue de son cœur. Là, le cadre éclate pour habiter un american road-trip haut en couleur, où le caractère de la rock-star est appelé à outrepasser les limites qu’imposait son second rôle dans le premier long métrage. Bien sûr, c’est par son débordement que cette présente aventure s’imposait, par le fait que le personnage secondaire prenait une épaisseur dans Forgetting Sarah Marshall que l’idée de lui consacrer une comédie, de concentrer l’attention sur son outrance, est apparue naturellement. Et apparaît aussi naturellement, le dépaysement d’un film à l’autre, ce sequel peu assumé, seulement quelques remarques furtives à la vue d’un générique de téléfilm : « Je suis sorti avec cette fille ». Unique clin d’œil à un film qui porte la naissance d’une idole que Get Him To The Greek exploite totalement.

Il faut s’attendre à une explosion. Le film, enfilade de moments incongrus, d’instants d’outrances –autant d’outrages- comiques, se présente tel un exutoire dans lequel, à l’instar des productions de l’écurie Apatow, la règle et la norme sont mises en branle, cela sur leurs fondements propres. Une lecture dionysiaque de l’Odyssée, à grand renfort de burlesque, d’absurdité et de coprophilie. Un bas-niveau, qui tape dans le niveau bas, jouissif, comme autant d’actions filmiques : la réalisation mise sur un rythme plutôt soutenu, un enchaînement huilé qui suit de près, comme la ponctuation d’un périple, le cheminement vers la réalisation de la quête duquel s’égraine la cadence narrative. Stoller, une fois le prologue expédié, passe en vitesse de croisière et construit sa mise en scène sur ces instants barrés et excessifs et les entremêle avec la trame de fond, cette sainte histoire d’une amitié, envers et contre tous et tout. Ce qui fait basculer la réalisation vers un jeu de balancier, sorte de progression composite, où l’hyperbole se fige en arythmie, ces histoires privées et personnelles qui touchent chacun des personnages en eux-mêmes. Mais le fil se fera bordélique, créera des entrecroisements qui verront les mondes distincts se chevaucher de manière comique. Un fil comme le malencontreux coup de fil involontaire qui fait entendre à la petite amie la partie de jambes en l’air ou la conversation scabreuse partagée avec une midinette. Ou l’ubuesque séquence de triolisme, paroxysme de cette pollution indue sur laquelle repose une majeure partie de la comédie.





Mais derrière la comédie foutraque et emportée, où la truculence procurée provient du caractère jouissif et envahissant des attitudes, des comportements, c’est un cadre qui se dessine, un cadre qui délimite ce que le film met un malin plaisir à déborder. Cet abord de la parodie, le plaisir de l’excès et de l’hyperbolisme, dissimule mal ce qui infiltre la comédie US, en particulier la franchise Apatow. On pourrait voir derrière l’outrance d’Aldous Snow un regard critique sur ces artistes qui vivent en abstraction de la réalité, qui s’en tiennent hors de portée, comme dans un penthouse confortable sur les hauteurs de Londres. On peut voir derrière ses frasques insolentes le noir jugement d’une existence dorée et vaine, emphatiquement remplie de futilités et de fausses douceurs. Mais la comédie ne déconstruit guère : on ne rit pas contre, on rit avec. La parodie met finalement tout à un même niveau, porte en elle le même discours, la même action : celle de légitimer un état des lieux que l’on moque, avec lequel on joue, finalement, à ridiculiser, à réduire à la caricature. Un mouvement double et trouble, qui tend à la préservation triomphante de ce qui était jusque-là malmené. Et qui est amené en deux caricatures, l’une inaugurale, ces spots et clips de shows télé ou d’émission people, dans lesquels les vrais présentateurs s’ingénient à se singer eux-mêmes, jouent le jeu discret de l’autodérision pour mieux asseoir leur vérité et leur accessibilité ; l’autre en guise de conclusion, mièvre final où chacun retrouve une place, une respectabilité, une normalité qui fut précédemment dévoyée et mise à rude épreuve. Le dénominateur commun, le verbiage, exercice par excellence des programmes TV et du stand-up, ouvre et ponctue le film comme pour signaler fatalement que la parenthèse anarchique se referme, que codes et lois, ces impératifs d’une vie normale et normée, doivent être restaurés après le martyre qu’ils ont subi.

Et entre ces deux instants, faux-semblants d’une seule et même réalité, la mise en scène déploie une pléthore d’effets comiques, d’enchaînements violents et rythmés de situations rocambolesques, d’instants d’excessivité et de transgression. La linéarité de la narration joue avec cela, avec cette vieille recette du souffre-douleur, ce dolorisme comique qui accule un personnage à subir toutes les vicissitudes pour parvenir à réaliser sa mission, son odyssée. Ulysse devient la bonne bête qui subit les tendances et caprices infernaux de celui qu’il est censé guider à bon port : on trouve là le canevas de nombreux duos comiques, en plus du regard critique, mais toujours au niveau de la caricature, sur la condition autistique des rock-stars. L’attention se porte donc sur celui qui passe pour le faire-valoir, notre Aaron, courageux Ulysse, force motrice du binôme comique.

Et à Aaron de brûler ce qu’il laisse derrière lui. Vie obtuse et rangée ; routine professionnelle et même petite amie sur un quiproquo qui tombe à pic. La virginité retrouvée pour partir à l’aventure, librement, sans attache ni port où accoster, est le préambule de tous les héros, le prologue de toute odyssée. Le cœur et l’esprit libérés, ouvert à toutes les arabesques que lui feront endurer ses aventures, il partira affronter les périls que rencontrera son périple et qui seront autant de risques pour sa mission sacrée. Il ne devra surtout pas « merder », comme lui rappelle constamment son commanditaire, figure hilarante de cynisme, interprété par un excellent Sean 'P. Diddy' Combs. Ulysse ne devra pas succomber aux charmes d’une vie qui n’est pas la sienne, dont il n’est que le transit, figure qui parcourt des espaces, qui expérimente des douceurs ou des frayeurs qui ne lui appartiennent pas. C’est d’ailleurs une part importante de la comédie qui joue sur l’ambiguïté de notre Ulysse, à la fois « passeur », guide au sein d’un univers inconnu mais dont il garantit le droit chemin, et pièce importée, lui-même soumis à la tentation de dévier, de répudier sa mission, de « tout foutre en l’air ». Aaron tiraillé entre désir et honneur, entre dispersion et devoir, hubris et diké, c’est là la recette du film. Autant l’excès et l’aberration d’Aldous Snow sont des qualités comiques convenues et connues depuis Forgetting Sarah Marshall, autant la recherche d’une juste mesure, cette conduite bancale à laquelle correspond le personnage d’Aaron provoque un rire d’un autre ordre, sans traits forcés, sans la fioriture de la caricature. Car si Aldous Snow est maître de sa démesure, le véritable héros au sens tragique du terme, poussière menue au gré d’un fatum qu’il ne peut que subir, est notre petit aventurier qui tente de rester droit dans ses bottes. La part comique viendra justement de cet effort à tenir le cap, y compris en succombant à toutes les tentations, y compris en s’adonnant à toutes les humiliations, à torturer son anus pour passer de la came ou à s’embarquer dans une digression sordide en tentant de s’en procurer dans la cité de Las Vegas. Il est aussi à remarquer la position intermédiaire mais ambiguë d’Aaron, employé d’une firme du disque, qui emploie et manipule le has-been Snow pour les deniers que peut procurer son come-back et qui, après avoir subi les outrages de celui qu’il chaperonne et le cynisme de son employeur, devient lui-même le producteur de Snow, reproduit le paradigme dans lequel il a été la victime finalement.



En ceci, la fin, achèvement d’une route héroïque donc difficile, donne sens à toute cette confusion. L’amitié prime dans le film et sous les feux de la rampe, malgré une virilité blessée comme un bras meurtri par une chute insensée, les regards s’échangent entre ceux qui ont enduré les épreuves. Ce qui se faisait à tâtons jusque là, ce qui se dessinait de manière latente s’ouvre au seuil de la quête achevée : tout se mélange et on ne peut laisser l’autre sans la peur d’une perte. « Tu n’es pas obligé d’y aller » murmurera notre Ulysse à son idole, dans les coulisses de la scène du Greek. Mais la destinée n’empêchera pas l’amitié, et, le deuil d’une scène, espace symbolique où le partage est collectif non plus exclusif, ne le sera qu’un instant. Il est d’ailleurs frappant de voir la double fin qui s’organise dans l’ultime partie du film, après l’accomplissement du cheminement, les effets spectaculaires du jubilé et la démission d’Aaron. Après les situations rocambolesques qui laissaient une part prépondérante au comique d’action, c’est dans le cadre feutré et informel d’un stand-up improvisé que se clôturera le long métrage. Détour par la parole à qui on a ôté l’efficience le temps d’un film, à la faveur des comportements exacerbés et absurdes : on y trouve la griffe de Judd Apatow, producteur du film. Mais au-delà de cette reconnaissance, c’est aussi le passage à un autre moteur, à une certaine sagesse, qui est toujours la somme que l’on tire d’une odyssée. Revenir avec quelque chose en plus, avec une expérience qui paie, faire rire avec autre chose que son décalage outrancier et blessant. Aussi, Aaron se fera alors précepteur : il sera celui qui aura décloisonné Snow, qui l’aura mis devant ses responsabilités et ses engagements envers ses admirateurs, envers le monde entier. En ceci, l’amitié qui s’esquisse sera le produit de ce véritable échange.

Une amitié qui, à y regarder de plus près, affleure les films de genre, autant nouvel eldorado des comédies US que vieille recette usée et abusée. Le traitement laisse sceptique, cette opiniâtre volonté de rendre les choses d’une simplicité désarmante au lieu de, peut-être, rehausser le niveau en accentuant la complexité de ces relations, leur force comique ou subversive. Toujours au rythme des tensions, des séparations, d’un partage qui souffre d’une situation ou d’un fait déséquilibrant la balance de l’amitié, cette dernière fait le lit d’une définition qui appauvrit le sens, la possibilité de son traitement. La comédie fraternelle se fait conventionnelle, trop conventionnelle, la monstruosité qu’elle supportait en distillant son impertinence s’efface pour laisser place à un discours convenu et pompier. L’empathie des comédies US est un canevas qui reproduit ad libitum un seul et même modèle non seulement narratif mais également axiologique, ce qui dévie la discussion à un autre niveau, qui touche aux valeurs qui sont ainsi véhiculées. Et il reste difficile de se suffire de cette seule transposition, de miser le film sur la seule trame de cette conception cinématographique de l’amitié. Derrière le mièvre idéalisme se dissimule l’amertume d’un genre qui est en capacité de se reposer sur ses acquis sans voir que ce qu’il exploite ouvre d’autres horizons, d’autres options pour son propre renouvellement.

Heureux qui, comme Ulysse, prend le risque de voguer au-delà des mondes connus...

Lorin Louis

vendredi 8 octobre 2010

Critiques, vos papiers : Oncle Boonmee... (A. Weerasethakul)

La nuit remuante d'Oncle Boonmee


« Yeux clos, yeux écarquillés. Yeux clos écarquillés. » (Beckett)


Il y a des films comme ça, dont le souvenir restera indissociable du contexte dans lequel on a croisé leur route. Ils font dès lors partie de notre vie, de nos souvenirs, au même titre que n'importe quel autre événement marquant qui deviennent les jalons de notre mémoire. Quand on les revoit ou qu'on y repense, on se dit immédiatement : j'étais avec telle personne, à tel endroit, je venais de faire ça et j'étais dans tel état d'esprit. Mais comme dirait le spirituel Vialatte que je parcours en ce moment : « Les événements ne sont rien. Ce qui compte, c'est leur légende. La façon dont on les raconte ».

Mais comment raconter quoi ? Il faut bien commencer par quelque chose : ce contexte si particulier. J'ai découvert Oncle Boonmee avec quelques privilégiés (visiblement pas tous conscients de leur "chance"), un certain mois de mai. C'était un des derniers films du festival et peut-être celui que j'attendais avec le plus d'impatience. Après plusieurs jours d'incertitude due à l'insurrection des chemises rouges en Thaïlande, « Joe », comme certains se plaisent à le surnommer par paresse ou amitié, avait fini par arriver à temps pour présenter son film. A la fin de la projection, comme c'est l'usage, les lumières se sont rallumées et il a été assez longuement applaudi. La rupture a été un peu brutale. L'expérience de cette projection avait quelque chose de particulièrement envoûtante, le charme un peu magique du film nous transportait ailleurs, pour nous confronter à des formes d'altérités radicales. J'ai souvent l'impression que le noir de la salle de cinéma exacerbe nos cinq sens. Dans ce cas particulier, je me sentais vraiment dans la nuit, dans la jungle, comme si le moindre reflet, le moindre bruissement pouvaient annoncer une apparition, un danger... Même dans la salle, je portais une attention redoublée au rythme de mon cœur, aux respirations, aux sensations, aux mouvements autour de moi, comme si j'étais soudain doté de pouvoirs surnaturels, un genre d'hyper-acuité des sens. C'est tout un système de perception et de sensations qui se réagençait dans l'obscurité de la salle. Les projecteurs m'ont tiré de ce monde silencieux, sauvage et peuplé par toutes sortes d'entités vivantes pour me replacer dans cette salle lourdement décorée et peuplée d'une foule monolithique, pleine de types en costumes noirs, comme une armée de luxe, bruyante et agitée. Autour de moi, tout était devenu uniforme, triste et monotone.



A peine sorti du monde littéralement « hors du commun » d'Oncle Boonmee, j'ai aperçu « Joe », au milieu des spectateurs, tous les regards étaient tournés vers lui. Il se démarquait du reste de la foule par son costume blanc trop grand pour lui, mais aussi par son large sourire, son air d'enfant émerveillé... Encore tout ému par le film, j'étais tenté de l'attraper par le bras pour l'emmener par la porte de secours et m'enfuir avec lui afin de retrouver l'intimité du film dans une cabane de gosses en forêt. Mais je suis resté sagement au milieu du public, non loin de sa petite tête ronde, à me demander bêtement comment toutes ces images, ces créatures, ces histoires ont bien pu faire pour s'échapper avec tant d'agilité de la jungle de son cerveau.

Et puis, dans le contexte de cette séance, contexte qui est devenu pour moi inséparable du film lui-même, il y a autre chose qu'il faudrait mentionner. J'étais ce soir-là dans la salle avec une fille. Ca a été une longue histoire mais hélas une courte idylle. En revoyant le film récemment, je me suis souvenu d'un message qu'elle m'avait envoyé le lendemain. Elle avait aussi été très touchée par le film et disait que ça avait été pour elle « un moment...parfait ». J'étais bien d'accord et n'avais rien à ajouter. Certains parlent de rêves a propos d'Oncle Boonmee.

C'est la raison pour laquelle la deuxième vision du film, il y a quelques jours, a été une expérience quelque peu déroutante. Au moment où le spectre de la femme de Boonmee apparaissait lentement à sa table, il me semblait que de mon côté de l'écran, c'était la fille d'il y a quelques mois que je retrouvais à mes côtés. Je baignais dans le souvenir vague et flottant de son parfum, de la sensation de ses cheveux fins qui effleuraient ma joue quand elle posait sa tête contre mon épaule, de la tiédeur de ses deux mains qui se refermaient sur la mienne et qui me donnaient l'impression que nous étions deux enfants fascinés à qui on aurait raconté un conte mystérieux et inquiétant avant de s'endormir. Ce n'est certes pas très enthousiasmant de sentir ressurgir ce genre de madeleine empoisonnée, qui contient tout ce qui est perdu et qui laisse un arrière-goût un peu amer. Ca aura eu au moins le mérite de me rappeler cette dimension régressive de la mémoire et du film lui-même.



En effet, Boonmee lui-même ne se comporte-t-il pas comme un enfant ? C'est ce qu'on se demande à le voir assis sur son lit enserrant le spectre de sa femme de ses petits bras potelés. Ne dit-on pas qu'à l'approche de la mort, on retombe en enfance ? Si le héros redevient enfant, alors le spectateur aussi. La salle de cinéma est souvent rapprochée de la caverne de Platon. C'est ici, tout simplement, une grotte utérine dans laquelle le spectateur renaît, où il se donne l'illusion de voir tout ce qu'il voit pour la première fois. Oncle Boonmee doit faire appel à ce mécanisme pur de croyance qui consiste à partir du principe que ce qu'on voit est « vrai ». « Vu de mes yeux vu ». Quand j'étais petit, j'étais persuadé que les personnages qui mouraient à l'écran mouraient vraiment. On m'a dit ensuite qu'il s'agissait d'acteurs et j'ai alors pensé qu'on devait parfois tuer beaucoup d'acteurs pour faire un film. Je me dis aujourd'hui que c'est un peu comme ça que raisonnent les personnages d'Oncle Boonmee, mais à l'envers : « Si cette bête velue me dit qu'elle est mon fils et qu'il est vivant, c'est que c'est vrai ».

Si les films d'Apichatpong Weerasethakul ont quelque chose de primitif (comme le titre de son exposition récente le suggère), c'est peut-être en raison de cette croyance enfantine, à laquelle il fait appel, croyance absolue dans la force d'évocation des artifices les plus archaïques. Et ceux qui ne se retrouvent pas dans ce rapport très instinctif, presque naïf, au surnaturel passent forcément à côté et trouvent le film ridicule. Pour aimer Oncle Boonmee, on doit craindre de voir le train sortir de l'écran, on doit être tétanisé par le grand singe qui nous fixe de ses yeux rouges, quitte à en sourire cinq minutes plus tard. Cette incertitude, cette ambivalence convoque l'esprit forain de Méliès, comme ça a déjà été souligné, bien entendu, mais pourquoi pas également les attractions telles que le train fantôme, où l'on accepte de jouer le jeu, l'espace d'un instant, sans trop savoir à l'avance si on en rira ou si l'on en aura vraiment peur.



Je me suis senti devant le film, dans cette jungle, comme un enfant intimidé par les ombres des arbres la nuit, dansant sur les murs de sa chambre. C'est une sensation qu'on retrouve parfois quand on se réveille en sursaut d'un mauvais rêve et qu'on est persuadé que la silhouette d'un meuble ou d'un objet dans la pénombre trahit un monstre, un tueur ou tout autre forme d'incursion menaçante. Devant ces murs de végétation ou sur les parois de la grotte, à l'écoute des insectes omniprésents et des bruits sourds et lancinants, on s'attend à voir se profiler n'importe quelle forme d'esprit ou de créature. Par une série d'audacieuses incursions du surnaturel dans la pâte hypersensible du réel, Joe nous ramène insensiblement à l'émerveillement du jeune Proust ou du jeune Bergman jouant avec sa lanterne magique projetée sur les murs de sa chambre.
Il faut dire qu'il n'a pas son pareil pour nous immerger dans des blocs d'espace-temps et nous donner à percevoir la richesse de la faune, de la flore et donc des esprits qui peuplent, hantent, habitent, traversent cet espace. Le film bien que constitué par fragments hétérogènes laisse l'impression durable d'une nature vivante, comme une fourmilière grouillante, bruissante, vibrante, dense, chargée d'une Histoire et d'histoires, d'êtres vivants et d'êtres morts pour les accompagner.

Et ce qu'il nous raconte, puisqu'il y a bien un récit, des récits, s'oppose absolument à la forme des contes de notre enfance. N'est-elle pas étonnante, cette capacité à se délester de toute forme de jugement moral ou de psychologie ? Les esprits, par exemple, ne sont jamais présentés comme bons ou mauvais ; ils sont, tout court. Leur simple présence, leur aura suffit à guider et à rassurer les vivants. Avait-on déjà vu au cinéma des hommes-singes et des fantômes tout droit sortis du musée de l'horreur et de la science-fiction se comporter de la sorte ? Les relations étonnantes qui sont mises en scène dans Oncle Boonmee figurent une sorte d'univers animiste dans laquelle l'humain, l'animal, le végétal et le surnaturel cohabiteraient en bonne intelligence. Un univers dans lequel les rapports ne seraient plus fondés sur l'affrontement mais sur l'empathie, la bienveillance. On a rarement senti une telle douceur entre des personnages, sans jamais verser dans une mièvrerie qui viendrait insister sur leur évidente bonté.

Dans un entretien à paraître chez les Spectres, Nicolas Klotz évoque sa quête d'un « cinéma soucieux ». Quand on voit Boonmee soigné par ses proches, accompagné par le fantôme de sa femme et de son fils, c'est le mot qui me vient à l'esprit : soucieux. Un cinéma où les personnages veillent les uns sur les autres.
De même, on pourrait dire d'Apichatpong Weerasethakul qu'il est un cinéaste soucieux. Soucieux de filmer la forêt où il a grandi et ses habitants, soucieux de filmer des croyances, des pratiques, des légendes, avant que tout ça ne disparaisse. Soucieux surtout de s'approprier ce vaste « tout ça » pour construire une mythologie très personnelle où, à l'évidence, tout devient possible ; un monde où les reflets ne reflètent plus ce dont ils sont le reflet, où les personnages se dédoublent, se réincarnent...

Si les identités et les états sont flottants, incertains, alors toute incursion dans notre champ de vision devient l'occasion d'un émerveillement nouveau. Rien ne se crée, tout se transforme, et l'on finit par puiser dans les images du cinéaste comme dans une source de vie, une fontaine de Jouvence qui régénère notre croyance dans les puissances du cinéma ; la seule chambre noire où l'on peut rêver les rêves des autres, « yeux clos écarquillés ».

Raphaël Clairefond