vendredi 16 janvier 2009

Mal vu mal dit : Oublier Daney

A la fin de sa vie, Serge Daney disait qu’il avait rêvé la critique comme une bande à part, comme une « contre-société communiste » soudée par une même croyance et alliée contre les mêmes ennemis. Le procès que Claude Berri lui avait intenté à la suite de son article sur Uranus dans Libération lui avait montré ce qu’il en était, de cette « contre-société » : il s’était retrouvé tout seul.

Pas rancunier, Libération vient d’offrir sa Une à Claude Berri : « Tchao Berri » pouvait-on lire – comme s’il s’agissait d’effacer le « Tchao ma poule » par lequel l’artiste avait salué Daney dans son droit de réponse. La nécrologie embarrassée de Gérard Lefort et Didier Péron n’y changera rien, d’autant qu’on trouve ces quelques lignes sur le Libé-blog d’Edouard Waintrop, qui travaillait à Libération au moment où Daney était chef du service Cinéma :

Et Uranus…,
Je passe ou je ne passe pas ?
Je ne passe pas.
Uranus fut l’occasion d’une sortie incendiaire de Serge Daney, un texte paru dans Libération, "Le deuil du deuil", contre ce qui lui apparaissait comme le dernier avatar de la Qualité française, et de ses liens avec une époque suspecte du cinéma et de l’histoire.
Peut-on dire aujourd’hui que dans ce texte il y avait des choses intéressantes (de toute façon, le film n’est pas formidable) et aussi d’autres qui étaient outrées ? Que le lien fait, il y a très longtemps entre la collaboration et le cinéma de cette Qualité française est un argument de polémique, certes puisé aux meilleures sources (François Truffaut) mais qui ne tient pas la route…Claude Berri a répliqué et le Libération d’alors a lâché Daney.

C’est à se demander si ce qui « ne passe pas », ce n’est pas qu’un nabab ait traîné un confrère devant le juge, mais que Daney ait osé dire qu’Uranus était nul, et qu’on en soit encore à préférer Renoir à Autant-Lara - comme si ce choix, au fond, n'engageait plus à rien d'essentiel.

Mais qui s’en étonnera ? Le temps des polémiques, c’était « il y a très longtemps », si longtemps… Pourquoi tant de persévérance ? Pourquoi ne pas plutôt célébrer aujourd’hui la fable du cinéma français, réconciliant la Graine, le Mulet, Astérix et les Ch’tis, – et sans trop de mauvaise conscience, oublier ce dont Daney est le nom ?



Sondage : Le nom de Serge Daney apparaît-il dans les portraits de Claude Berri ?

Oui dans Libération (G.Lefort, D.Peron), dans Les Inrockuptibles (J-B.Morain).

Rien sur le site de la Cinémathèque Française (S.Toubiana, Costa-Gavras), dans Le Monde (J-L.Douin), dans Télérama (J.Morice), sur Fluctuat (Damien L.), dans Le Parisien (S.Catroux), dans 20 Minutes, dans Studio Magazine (C.Sautet), sur Nouvel Obs.com, dans Le Figaro (E.Frois, J-L.Wachthausen), dans La Croix, dans Le Point (F-G.Lorrain), sur DVDrama (G.Bottineau), dans Le JDD (JGuillas), sur Première.fr, dans L’Humanité

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Extrait 1 : Serge Toubiana, « Préface » à Persévérance de Serge Daney

Serge m’en avait voulu de n’être pas à ses côtés lors de l’« affaire Berri ». Pour ceux qui l’ignorent ou qui ont oublié, il faut rappeler que Claude Berri avait assigné Libération, à la suite d’un article particulièrement inspiré de Serge contre Uranus. Berri avait obtenu un « droit de réponse », faible sur le fond et médiocre dans la forme, qui se terminait par un vulgaire « Tchao ma poule ». C’était une première qu’un cinéaste obtienne par voie d’huissier droit de réponse à un article non diffamatoire. Serge avait été profondément blessé du fait que cette réponse soit publiée sans que quiconque, au sein de Libération, son journal, prenne sa défense.

Il en voulait aussi à ses amis, dont moi. Il avait raison, je ne m’étais pas montré solidaire, je ne l’avais pas réconforté. Le climat était étrange, nous étions en pleine guerre du Golfe…

Par la suite, nous nous en sommes expliqués mais cet épisode a laissé des traces. Serge ne ratait pas une occasion d’y revenir, il en était à un stade de sa vie où il faisait les comptes avec une extrême lucidité, sans indulgence envers lui-même comme envers les autres. C’était ainsi, et la seule preuve d’amitié eût été d’être là.

(POL, 1994, pages 9-10)


Extrait 2 : Serge Daney, Persévérance

Est-ce que il n’y pas chez toi une sorte d’idéal de fratrie ? Au fond, aux Cahiers d’abord, à Libération ensuite, dans un autre milieu et de manière plus sauvage, tu as recherché ce même type de relation avec ceux qui t’entouraient.

Oui, et je l’ai reproduit à Libé. Avec un peu plus de succès et sans doute plus d’autorité. J’ai toujours eu ce désir ou cet idéal, même s’il s’est réveillé tard, de faire partie d’un groupe d’ego ou de personnalités fortes et différentes, soudées par une même croyance ou par le fait d’avoir les mêmes ennemis. Il y a dans ce désir quelque chose du rêve d’une contre-société communiste : qui se ressemble s’assemble. Mais, étant un individualiste forcené, il fallait également que chacun soit absolument singulier dans sa vie, y compris dans sa vie privée. Ce qui nous fédérait aux Cahiers, c’était moins l’amitié qu’une croyance. J’ai couru après cette image, qui n’est jamais arrivée, si bien que je me suis retrouvé à un moment plus important qu’elle… Pour que le bateau ne coule pas, je suis devenu timonier, avec tous les problèmes du timonier. Je le faisais pour moi, pour sauver ma peau. Mais sauver ma peau impliquait de sauver les Cahiers. J’ai vécu la crise la plus importante de ma vie en quittant les Cahiers, à trente-cinq ans, avec le sentiment très violent d’avoir raté ma vie, de ne pas exister, ou d’avoir complètement oublié d’exister à force de me préserver dans un entre-deux. Tu t’en souviens, il y a eu deux moments dans ma vie où j’ai eu honte de dépendre de quelque chose d’idiot. La première fois, c’était lorsque Louis Marcorelles (que je n’aimais pas et qui ne m’aimait pas) n’a pas daigné citer nos noms dans son article du Monde sur les trente ans des Cahiers. J’ai alors pensé que le mien ne serait jamais inscrit dans Le Monde, ce journal qui est quand même l’état civil, et cela a fait revenir la naissance illégitime, la bâtardise… La seconde, c’est l’affaire Berri l’an dernier, à propos d’Uranus. J’avoue que le côté « Tous pour un, un pour tous » en a pris un sacré coup… J’espérais, comme dans les films, que les amis viendraient de partout, toutes affaires cessantes, en disant : « Qu’est-ce que c’est que cette histoire, on va aller casser la gueule à celui qui s’est mal tenu avec notre copain ». Ce n’était pas grave en soi, mais je n’ai trouvé personne. Aujourd’hui, s’il n’y avait pas eu la maladie, j’aurais tiré définitivement un trait là-dessus, quitte à me retrouver plus isolé encore. Peut-être suis-je assez fort pour être seul… Un jour, on comprend que chacun sauve sa peau, c’est la vérité des sujets. Cette idéalisation-là, sur le modèle des Trois Mousquetaires, c’est ce qui est politique en moi. Politique au sens où c’est le rêve d’une alliance entre personnes différentes. Après 68, les droits de l’individu ont commencé à exister terriblement, et l’idéal ne consistait pas à s’allier avec des gens qui te ressemblaient trop, mais à apprendre à faire des alliances plus raffinées sur des idéaux plus transversaux. Ca a été la grandeur des années soixante-dix, que ce soit dans le mouvement des idées ou des mœurs, une grandeur un peu âpre qui a fini par cogner les bords.

(POL, 1994, pages 147-149)


Extrait 3 : Serge Daney, entretien avec Philippe Roger

Est-ce que c’est « le » cinéma qui nous manque, tout le cinéma, ou est-ce que, malgré tout, ce n’est qu’une partie du cinéma ? Autrement dit : tes goûts ont-ils changé ?

Quand je me suis surpris, dans cette chronique [celle pour Libération, NDLR], à dire encore du bien de Fritz Lang et toujours du mal de René Clair, j’ai moins été étonné de ma fidélité aux goûts traditionnels des Cahiers qu’à la véhémence avec laquelle je refusais toute « réconciliation ». Cette véhémence est peut-être devenue mon problème dans une opinion très pacifiée. Au moment où, au cours d’une fête du cinéma télévisée, on a élu Les Enfants du Paradis plus beau film français depuis le parlant, j’ai eu le sentiment que « nous » n’avions pas gagné. Qui est ce « nous » ? Ceux pour qui le cinéma français, c’est plutôt La règle du jeu, Pickpocket, Playtime, L’enfance nue ou La maman et la putain. Et puis, je me raisonne et je me dis que si nous avions aimé ces films pour leur violence minoritaire, il est normal que dans cette période de retour d’hypocrisie bourgeoise (je préfère ça au « consensus mou » qui est lui-même un cliché mou), la violence soit mal vue, le sens critique dévalorisé et le minoritaire vite mis dans son tort.

Je ne devrais donc pas être surpris. Pas surpris qu’entre le cru et le cuit, la guerre continue. Une guerre culinaire (nous sommes en France) où, face à la crudité-naturalisme (Renoir), la crudité-impressionnisme (Bresson) ou la crudité-art moderne (Godard), on retrouve le mijoté à la Tavernier ou le frichti Berri. Pas surpris que celui-ci me poursuive en justice comme un caïd blessé. C’est l’héritage du Delannoy bouilli ou du mironton L’Herbier (un vrai nul, celui-là). Cela dit, tout me dit qu’il y a là comme une « guerre civile » franco-française, qui tient à ce pays et à son histoire, qui excède le cinéma et qui ne sera jamais finie. Quelqu’un m’avait écrit, à Libération, pour me reprocher de faire du Truffaut trente ans après. Il avait raison. Nous sommes « trente ans avant ».

(Devant la recrudescence des vols de sacs à main, Aléas, 1991, page 113)

Hantologie : Serge Daney

Cet article de Serge Daney, initialement publié dans le journal Libération le 8 janvier 1991, a été repris dans le recueil Devant la recrudescence des vols de sacs à main, Aléas, 1991, pages 179-183


Uranus, le deuil du deuil
par Serge Daney


Soit le portrait de groupe d’une sale période de l’histoire de la Famille Franfrance. Peut-on tirer ce portrait sans penser un peu à ce qu’on fait ? Réponse : non. En tournant Uranus, Berri a-t-il pensé quoi que ce soit ? Réponse : il ne semble pas. Question subsidiaire : n’est-il pas un peu tard pour pointer une caméra vers ce vieux paysage (1945) ? Pas de réponse.

Prenons un de ces petits détails à partir desquels on a encore envie de faire de la « critique de cinéma », c’est-à-dire de radoter. Dans une scène où elle lit au lit, l’actrice Danièle Lebrun feuillette un magazine de ciné de l’époque, sans doute Cinémonde. Jusque-là, rien de mal, sauf qu’il s’agit d’un vrai Cinémonde d’époque, d’une pièce de collection aux pages lissées et au papier jauni. Dans ce passage d’un Cinémonde de l’époque à un « Cinémonde d’époque », il y a, entre brocante et téléfilm, toute l’esthétique d’Uranus. Quand le passé devient à ce point décoratif, c’est qu’il a cessé de travailler notre présent.

Imaginons maintenant quelle aurait été la solution « réaliste » au problème posé. Il suffisait de fac-similer ce Cinémonde de musée pour en obtenir un double, aux pages crissantes et non jaunies. Passer du « vrai-vieux » au « faux-neuf ». Se mettre du côté du personnage et non pas de la comédienne (ou de l’accessoiriste). Alors, on aurait eu le sentiment que le personnage joué par Danièle Lebrun venait d’acheter Cinémonde, un Cinémonde logiquement tout neuf. Grâce à ce détail infime, on aurait eu, pendant une ou deux secondes, le sentiment du présent de 1945. C’est-à-dire de l’histoire sans majuscule, aléatoire, pas encore devenue un tribunal ni ses personnages une galerie d’acteurs sympathiques en train de « composer » en 1990 les rôles pas forcément sympathiques d’hier. Et voilà comment un film supposé carburer au vitriol tourne vite à la pommade muséale et au poster poulidorien (« tous deuxièmes ! »).

On dira que ce n’est pas là ce qui intéresse Berri et qu’il s’est contenté de vouloir faire rire (jaune) grâce aux anti-héros qu’il a trouvés chez Marcel Aymé. On dira même qu’il n’est pas juste de faire semblant de découvrir que le cinéaste Berri ne se situe pas du côté des Renoir ou des Guitry, ceux pour qui, justement, la ciné-évocation du passé n’a jamais dépendu d’un « Cinémonde d’époque ». Uranus s’ajoute en effet à la liste assez restreinte des films qui ont voulu présenter à l’écran une France bien peu présentable, celle de 1940-1945. Difficile pari, puisqu’il consiste à intéresser le public à un échantillonnage de personnages pas très intéressants, foncièrement veules ou désespérément moyens. Ce n’est pas une mince affaire et l’étonnant n’est pas que Berri ait failli là où même Brecht n’a pas toujours réussi (mais Losey, oui, dans le brechtien Monsieur Klein), mais que parti pour relever le défi et sauter dans l’inconnu, il soit à ce point passé sous la barre qu’il est probable – grisé par un environnement de hourras consensuels et mous – qu’il n’ait même pas soupçonné qu’il y avait là une barre.

Prenons un autre exemple. Il y a une seule grande scène dans Uranus, celle où le fils Monglat affronte son père et où celui-ci, génialement campé par l’intense Galabru, se révèle, dans le Mal, carrément shakespearien. Pour Berri, qui a voulu faire rire de l’honnête (ou déshonnête) médiocrité de sa franco-faune, c’est un échec, puisque Monglat est grandiose. C’est que, depuis Diderot, la médiocrité n’est pas un sujet donné à tout le monde. Marcel Aymé l’a traitée frontalement (dans Le Confort intellectuel), mais pas avec des personnages de roman. Dès qu’il y a ne serait-ce qu’un personnage en scène, la plus élémentaire morale consiste à lui donner toutes ses chances (d’abord au personnage, ensuite au corps de l’acteur, enfin seulement au métier de l’acteur). Et si on les lui donne vraiment, fatalement, il intéressera. C’est la loi d’airain de toute fiction. La fiction, c’est plus fort qu’elle, rachète les personnages. Barthes, fasciné par la bêtise, n’écrivit pas de romans et en souffrit sans doute. Même Flaubert admit qu’à la longue, il s’était pris de sympathie pour Bouvard et Pécuchet. L’humanité moyenne est un très mauvais conducteur de fiction. Surtout au cinéma.

C’est pour n’avoir, semble-t-il, rien soupçonné de tout cela que Berri s’est contenté d’enregistrer le travail souvent paresseux d’une bande d’acteurs aimés du public en train de sauver leurs personnages de l’inintérêt ou du folklore rance. Dans la tradition du cinéma de Qualité Française, c’est toujours à l’acteur célèbre (et à ses bons mots) que l’on demande d’exorciser le personnage obscur, lâche et moyen qu’il « incarne ». C’est ainsi que dans Uranus, le collabo inspire le respect, le bon communiste borné, la sympathie, et le communiste intello, la pitié. L’ingénieur est courageux (il cache le collabo), le professeur a de la hauteur de vue (il aide l’ingénieur) et le bistrotier pas net est une brute que sauve sa découverte de la poésie (il aime Racine). Bilan globalement positif d’une France qui, parce qu’elle a un peu vite pris sa veulerie pour un refus du manichéisme, sourit de se voir malgré tout attachante dans le miroir sans tain du passé (« tous humains ! »). On comprend que, dans ces conditions, ce soient des documentaires (genre Le Chagrin et la pitié) qui aient, bien mieux que la fiction, ressuscité le passé, heurté la censure et créé le malaise. Uranus, lui, ne dérange personne et ravit tout le monde.

On dira que, là encore, c’est trop demander à Berri, qui n’est pas, après tout, celui par qui le scandale arrivera. Trop occupé à présenter ses respects d’illustrateur aux plus franco-français des écrivains du terroir (Pagnol, Aymé, pas vraiment des progressistes), trop admiratif envers les autres arts (la peinture) et pas assez envers le cinéma, pourtant le seul art qui, parce qu’il est impur, oscille par nature entre passé et présent, l’âge des objets filmés et le « hic et nunc » de la caméra. Et puis, n’y a-t-il pas pour les deuils collectifs – comme pour la consommation des yaourts – une date de péremption ? Dans la vie des populations comme dans la carrière d’un artiste, n’y a-t-il pas des moments où quelque chose comme un travail du deuil (Trauerarbeit, disait Freud) peut s’effectuer avant que la fiction ne « rachète » tout, fût-ce à bas prix ? L’exemple des Allemands – Fassbinder, Harlan ou, de nouveau, Syberberg – n’est-il pas à méditer ? Questions. Questions graves, voire abstruses, auxquelles on dira que Berri n’a pas pensé. Bon, ne lui demandons plus rien et passons à autre chose. Au cinéma français, par exemple.

Le cinéma français – on l’a répété ad nauseam – souffre d’un déficit de mémoire tout à fait exceptionnel. D’où qu’il soit, depuis la guerre, une affaire d’auteurs moralistes (Nouvelle Vague) plutôt que d’artisans narrateurs (Qualité Française). D’où qu’il ne soit absolument pas américain, pas très italien et qu’il traîne, comme un boulet qui n’est qu’à lui, une « crise du scénario » qui n’est jamais qu’un bout d’histoire de France mal digérée. Le passé (collaboration, épuration, guerres coloniales : beaucoup de bassesses) n’est pas passé.

Certes, les films règlements de comptes n’ont pas manqué, depuis Le Corbeau jusqu’à cet Uranus en passant par quelques bons Autant-Lara comme La Traversée de Paris ou les méconnues Patates (avec Pierre Perret). Si le deuil consistait à instruire et à réviser des procès, trouver de nouveaux coupables ou renvoyer chacun dos à dos, tous ces films au masochisme satisfait et à la noirceur décorative auraient suffi à la tâche. Mais le deuil est tout autre chose : non pas une façon de disqualifier le passé mais une façon de se détacher, peu à peu, d’un passé malgré tout aimé. Aimé quand bien même l’Histoire l’aurait en bloc condamné.

Esthétiquement, le deuil est un travail ambigu qui commence par rendre au passé sa fraîche frivolité d’ex-présent et aux personnages cette « liberté » de choix dont le plus souvent, trop jeunes ou trop ignorants, ils ne firent rien. Quand il n’est qu’idéologique, le deuil se fait mal et se perd dans l’aigreur d’une délation infinie (« tous pourris ! »).

Le deuil non idéologique, c’est, plus concrètement, ce qui sépare parents et enfants, c’est la question de ceux-ci à ceux-là (« What did you do in the war, Daddy ? »), c’est-à-dire le fardeau mal transmis des croyances mal assumées du XXe siècle finissant. La croyance communiste, par exemple, évidemment l’une des grandes affaires du siècle, vaut beaucoup mieux que son rafistolage œcuménique dans Uranus. Le refus obstiné du cinéma français à transformer un communiste pur bœuf en un personnage de pure fiction doit expliquer en partie le stupéfiant coma dépassé du PCF actuel. Refus si obstiné que le recyclage de la figure-Marchais doit passer par un rôle de cochonne dans un théâtre de marionnettes télévisées ! L’histoire du père communiste et de ses enfants qui ne peuvent plus l’être est de celles que le cinéma français aurait dû raconter en priorité, mais il ne l’a pas fait. Les Italiens, eux, l’ont fait, tant bien que mal, ce qui leur a permis de produire un cinéaste (Moretti) et de passer à autre chose (mais pas au cinéma).

D’où la question : n’est-ce pas trop tard ? Et la limite du deuil n’est-elle pas, biologique, celle qui suppose la coexistence de deux générations encore en bisbille et, comme disait Straub, complètement nicht versöhnt (non réconciliées) ? Est-ce à dire que le vrai deuil, ce n’est pas celui de mes croyances à moi (cela ne crée que de la désillusion qui, elle-même, ne crée rien), mais celui de la génération avant moi quand elle avait mon âge ? Et le vrai scandale du deuil, ce n’est pas seulement qu’il y ait des innocents et des coupables (même restés impunis), c’est qu’il y ait eu, à toutes les époques et dans tous les sens du terme, des gens trop jeunes pour ne pas avoir été, sans mérite aucun, innocents ? C’est, par exemple, que ces années-Vichy ont été celles de leur jeunesse et de leur découverte du monde – du monde « comme il était », c’est-à-dire pas très brillant. Le scandale n’est pas seulement la culpabilité des acteurs du passé, c’est aussi leur innocence (« on n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans »). Même celle de la mère de famille qui achète son Cinémonde tout neuf et qui, en tournant les pages, se promet bien du plaisir.

PS : Une récente « Nuit du cinéma », opération charitable montée par Canal + au profit du cinéma, désigna comme plus beau film français depuis le parlant Les Enfants du Paradis. On y vit le vieux Marcel Carné remercier le jury, alors que la moindre des choses aurait été que les décideurs de la télé remercient – à travers Carné – ce cinéma qui boucle encore les fins de mois difficiles de leurs programmes absents. Les Enfants du Paradis n’est certes pas un mauvais film, c’est seulement ce qu’un pays occupé peut produire de mieux, avec sa fuite vers le décor, vers le passé, vers la galerie d’acteurs et les « beaux métiers du cinéma ». Vers un art collectif voué au portrait de groupe et aux nostalgies indicibles (quoi de plus « innocent » que les enfants et que le paradis ?). Tant que le bon peuple cinéphile et les braves gens préfèreront la planque dorée des Enfants du Paradis au sec exposé de La Règle du jeu, on pourra être sûr qu’une occupation, quelque part, continue.

vendredi 9 janvier 2009

Mal vu mal dit : Le critique et l'apprenti

L'apprenti de Samuel Collardey, a obtenu en 2008 le prestigieux Prix Louis-Delluc du meilleur premier film français, formant avec La vie moderne, également récompensé, un étonnant dyptique sur les agriculteurs et la vie en milieu rural. Dans les Cahiers du Cinéma (n°640), Jean-Michel Frodon a rédigé une critique sur L'apprenti, y décelant d'indéniables qualités de mise en scène, une finesse dans le traitement du sujet, bref, un travail plein de promesses. La reconnaissance officielle du film a donc du le réjouir. Dans sa barbe, il a du esquisser un sourire et penser « C'est bien, voilà qui est juste ». Tout serait pour le mieux, dans le meilleur des mondes.

Seulement, à la fin de son texte, il se fend d'une remarque qui sonne comme une fausse note chevrotante dans le concert d'éloges unanimes. Mr Frodon nous explique sans sourciller qu'il voit dans L'apprenti, « Des souffles et des vibrations qui ont bien des choses à nous dire. Puisque finalement on pourrait légitimement poser la question : qu'est-ce que j'en ai à faire de la vie d'un adolescent de Franche-Comté qui travaille dans une ferme ? Avant le film, en ce qui me concerne, rien ». adopte ici le point de vue narcissique de l'esthète, du critique enfermé dans sa tour d'ivoire qui ne scrute le monde derrière sa fenêtre que pour y chercher matière à jouissance des yeux et de l'esprit; affirmant de manière péremptoire, le partage de deux mondes qui fonctionneraient en vase clos : celui des « penseurs » d'un côté, celui des « petites gens », des travailleurs de la terre de l'autre. Dans ce schéma, l'apprenti agriculteur ne trouve grâce à ses yeux qu'en tant qu'il lui est présenté dans une forme cinématographique séduisante : heureusement qu'il y a de bons cinéastes pour nous rendre intéressante la vie si laborieuse de ces individus !

C'est bien la peine de placer un mois plus tard La vie moderne dans son Top 10 de l'année; de porter aux nues quelqu'un qui a passé des années de sa vie à visiter des fermes, à tisser des liens d'amitié étroits avec des paysans, alors même qu'il était reconnu comme une star de la photographie à Paris et dans le monde entier, alors même qu'il côtoyait l'élite artistique et politique.
C'est bien la peine de célébrer En avant jeunesse et le reste du cinéma de Pedro Costa, lui qui s'est échiné, des années durant, jour après jour, à inscrire l'histoire des immigrés capverdiens dans une grande forme cinématographique, à faire de l'ouvrier Ventura, le héros d'un récit mythologique ample et tragique.
Ces deux hommes-là sont des exemples parmi d'autres d'artistes dont la démarche, dans son essence, consistait à aller à la rencontre de l'autre, à se rendre disponible pour écouter et faire circuler une parole inaudible. Ils n'ont jamais vendu leur intégrité, ils ont toujours cherché, dans leurs choix, à défendre une politique d'émancipation de l'individu, qui ont voulu, et ce quelque en soit le prix, reconfigurer le partage du sensible. Ils n'ont, eux, jamais séparé leur vie, leurs amitiés, de leurs pratiques artistiques et de leur pensée.

Voici donc un bel exemple de critiques « engagés » qui, probablement réunis au Fouquet's pour la remise du Prix, ont du trinquer au champagne pour célébrer la reconnaissance de ces pauvres gens, tout en se félicitant en leur for intérieur que ces derniers demeurent dans leur campagne profonde, eux qui s'y sentent si bien ! Une fois encore, à l'occasion de cette bien triste histoire, le titre d'un documentaire récent sur une autre polémique nous revient à l'esprit : « C'est dur d'être aimé par des cons ! »