mardi 29 septembre 2009

Critiques, vos papiers : Singularités d'une jeune fille blonde (M. de Oliveira) (2)

Singularités d'un jeune homme (blond) - Personnages immobiles dans un train - Les fantômes du désir

par Balthazar Claes


« - Il est mort ce temps-là.
- Oui. Un temps qui sépare un autre temps qui avec le temps devient maintenant présent.
»

Viagem ao Principio do Mundo – Voyage au début du monde


Singularités d'une jeune fille blonde n'est-il qu'une fable de moraliste sur le thème de la vanité des passions, le piège des apparences et les illusions de la jeunesse ? Est-il le fait d'un vieil homme un tantinet réactionnaire et misogyne, pour qui la femme (la Femme) ne serait que fallacieuse séduction, piège vénéneux, leurre du sublime ? Autrement dit Oliveira a-t-il, comme on peut le penser de Rivette (dont les 36 Vues du pic Saint-Loup ressemblent au pâle souvenir fatigué des audaces de Céline et Julie), remisé au fil des ans une grande partie de sa radicalité pour verser dans la gestion de patrimoine et le cinéma de festival ? Pourtant, qu'est-ce qui peut pousser cet homme de cent ans à tourner autant, deux films par an, si tel est le cas ? Cette incroyable activité témoigne bien plutôt d'un sentiment d'urgence à faire œuvre à l'approche de l'heure finale.


La double temporalité

Et l'on voit en effet que ce Singularités... s'affiche comme film d'outre-tombe. La chambrette où Macario attend le retour d'une bonne fortune, avec son petit lit et son énorme armoire de bois sombre, figure tout à fait un cercueil. C'est de ce point de vue-là, semble dire Oliveira, qu'il peut filmer désormais. Position paradoxale, et qui convient peut-être spécifiquement à la nature du cinéma, à sa vérité qui est de montrer la mort au travail. Singularités... est un film sur le désir, filmé du point de vue de la mort ; un film sur le fantôme du désir : un désir qui n'a plus de mains pour saisir son objet, un désir réduit à la passivité de l'œil, qui n'est plus que passion, douleur. Et bien sûr il y a beaucoup de tristesse dans tout cela, mais aussi la joyeuse, étrange affirmation de l'increvable désir.

Cette déchirure entre le temps des affaires humaines et un autre temps surplombant, celui des choses mêmes ou de Dieu, est exprimée dans la série de plans fixes identiques sur Lisbonne, à différentes heures de la journée, qui scandent un rythme qui n'a plus rien à voir avec l'échelle de l'aventure de Macario. Et le récit est emporté dès le début par le mouvement uniforme, extérieur du train où il prend lieu, emportant à toute vitesse des personnages immobiles. Le récit du film se distingue ainsi de celui du narrateur, tout comme le point de vue du film se distancie de celui du héros, mais l'écart opéré par cette distanciation est indéterminable. Ce n'est pas un écart « critique », mais il résulte plutôt du rapport produit par cette double temporalité qui dévore les affaires humaines tout en les opposant au rien, non pas l'inverse de l'infini mais la mort même, la pure absence. Et ce terrible plan final, c'est comme une nature morte où figurerait une vivante, mais réduite à l'état de mannequin, de poupée désarticulée, inanimée.

À cette double temporalité renvoie également le caractère indatable de nombreux détails de l'intrigue : les mœurs et manières étrangement surannées des personnages et des lieux (Macario baise la main de son oncle pour le saluer), mais aussi, jusque dans le jeu des acteurs, un trait légèrement tremblé, non appuyé, un flou délibéré qui donnent au récit une forme de généralité. Tout se retrouve subtilement simplifié, l'expression vise à un essentiel qui ne s'embarrasse pas de fioritures - même si l'art d'Oliveira repose aussi sur un travail de décorateur pointilleux, presque maniaque : la définition du cinéma qu'il revendique n'est-elle pas « une saturation de signes magnifiques baignant dans la lumière de leur absence d'explications » ? Ici, le détail est tout, mais le détail est indifférent : il est neutre, il n'est pas bavard. Tel bel objet n'est là que pour conspirer silencieusement à la beauté de l'ensemble ; mais le tout ne verse jamais dans un esthétisme vain, car le détail est inscrit dans le mouvement, il est là pour que l'histoire aille plus vite. Le fameux éventail figure la dialectique du voile et du dévoilement dans laquelle Macario se retrouve emprisonné, pris au piège de sa fascination : c'est pourquoi en lui-même il ne signifie rien, n'est rien d'autre que ce qu'il est, et surtout pas une métaphore : un simple écran de toile, sans mystère et sans explication.

Tout cela va vite, terriblement vite. Le film est placé sous le signe du train, profondément marqué par un mouvement de translation horizontale, et l'histoire file à toute allure vers sa fin. Et c'est aussi cela qui fait du film tout autre chose qu'une fable passéiste. On se tourne très peu en arrière, vers le passé ; on glisse au contraire en avant, on se précipite vers la chute, avec une étrange joie sereine. Ce n'est pas exactement que le passé soit nié, refoulé : simplement, comme le reste, il passe, il file. Le vieil acteur porteur de la voix du poète (Luís Miguel Cintra), est certes encore convoqué, mais on le voit s'enfoncer vers le second, le troisième plan, à deux salles de la scène où l'action se joue. Sa voix nous parvient encore, mais il n'est plus écouté, et personne ne sait déchiffrer les énigmes contenues dans ses symboles.

Ce que cette double temporalité produit, c'est un effet de distanciation, de neutralisation du récit et de sa morale. On peut dès lors associer ce film à la définition que donne Rancière du régime esthétique de l'art. C'est peut-être le privilège du cinéaste le plus vieux du monde d'être capable de produire des œuvres au passé antérieur, « désormais séparées des formes de vie qui avaient donné lieu à leur production », et de faire surgir dans le partage du sensible la fracture d'un dissensus, entendu comme le conflit de plusieurs régimes de sensorialité. Rancière utilise certes l'exemple d'un autre cinéaste portugais pour montrer les caractéristiques de l'efficacité esthétique, celle de productions artistiques qui « sortent du réseau de connexions qui leur donnait une destination en anticipant leurs effets ; elles sont proposées dans un espace-temps neutralisé, offertes également à un regard qui se trouve séparé de tout prolongement sensori-moteur défini ». Ici c'est l'énergie cinétique du train qui produit le déracinement du récit, le privant de ses effets directs, mais ouvrant du même coup le champ d'une contemplation décentrée, ouverte et libre.


Le piège réciproque

On peut parler pour ce film du format de la nouvelle, sa brièveté et son unité de temps et d'action y invitent. Qu'est-ce qui distingue la nouvelle du roman ? Dans la nouvelle, tout doit conspirer à l'obtention de l'effet décisif de la chute. La chute, motif burlesque, pourrait bien être une figure répondant de manière spécifique aux propriétés du cinéma ; pourtant on connait le danger du court-métrage à chute, c'est un genre peu estimé, réservé aux débutants ; un court-métrage c'est moins cher évidemment. C'est pourtant difficile une chute, c'est difficile de savoir produire une conclusion, il est idiot de réserver cet exercice aux débutants.

Mais ici, quelle chute, et on affirmera précisément qu'elle n'est pas celle d'un moraliste. Car ce qui nous est ici narré pourrait bien avoir davantage affaire à une certaine modernité. Reprenons le portrait de ce pauvre jeune homme trop naïf : il se tient là, vissé à sa chaise de comptable, réduit au choix entre regarder l'écran de son ordinateur, où s'alignent de mornes chiffres, et celui de sa fenêtre qui donne sur une rue étroite, à la vue bouchée. Il n'a rien à voir dans ce tunnel, sauf justement la fenêtre d'en face, et la bimbo qui s'y pavane - et comme elle a l'air de s'ennuyer, elle aussi. Rien à voir : et c'est à une aveugle que Macario fera son récit.

Ainsi il n'a, ils n'ont, jamais le choix, enfermés dans le même wagon. La chambre-cercueil de Macario n'a pas de fenêtre. Ces jeunes gens si chics et bien élevés vivent dans un monde à œillères, où le possible est éteint. Qu'on ne s'étonne donc point de leur naïveté et de leur manque d'expérience. Mais à ce titre, ce qu'on oublie de remarquer, c'est que la jeune fille est soumise au même régime que son amoureux : elle aussi n'a que la fenêtre d'en face à regarder. Quand il est chassé par son oncle, elle se retrouve dépitée de devoir contempler le nouveau comptable, un monsieur beaucoup moins charmant que son prédécesseur. Puis lorsqu'on voit le couple s'embrasser, et la jeune fille relever la jambe, on a là un cliché déplacé : car c'est ainsi qu'on nous révèle que la jeune fille, contrairement à nos prévisions, n'est pas plus fausse que le jeune homme. Les psychanalystes diront ici qu'elle porte le phallus, que le jeune homme n'est en mesure d'avoir le phallus qu'au moment où il le donne à la jeune fille. Ainsi : l'un sans l'autre, ils n'existent pas, le piège n'est pas celui qu'on croit, il est réciproque.

On pourrait dresser un parallèle entre ce film et le Two Lovers de James Gray, c'est le même scénario. On a un jeune homme incapable de sortir de la sphère familiale ; puis, de sa fenêtre il aperçoit une jeune fille blonde, elle-même à sa fenêtre, et en tombe amoureux ; mais on finit par découvrir que ce sentiment est un leurre. Dans un cas on nous explique tristement qu'il s'agit en fait d'une maladie, et on souhaite au héros d'apprendre la résignation et le renoncement aux chimères produites par sa cervelle dérangée. Dans l'autre cas c'est plus compliqué, le héros n'est pas malade ; pourtant il est aussi castré que l'autre, enfermé dans le monde où ses parents l'ont mis, et s'y sentant à l'étroit. Les deux films se ressemblent jusque dans le détail ; ainsi on retrouve dans les deux la figure du suicide par noyade. Mais chez Oliveira, cela donne lieu à une scène d'un comique grinçant : le jeune homme assis sur le pont est dérangé par un passant qui vient lui demander avec insistance s'il n'a pas vu son chapeau. Le chapeau, autre emblème phallique qui semble suggérer que pour le monde des vrais hommes, des vrais adultes, les atermoiements du jeune homme amoureux sont nuls et non avenus. Chez James Gray, je crois me souvenir qu'il y a une histoire de bague jetée à l'eau et retrouvée sur le rivage ; deux filles pour une seule bague ; chez Oliveira, deux bagues pour une seule fille. Bien sûr leurs conclusions sont tout opposées. Au misérabilisme de l'un s'oppose la cruauté de l'autre ; mais la cruauté, en définitive, ne juge pas, se dispense du verdict médical comme de tout naturalisme.

On peut tout de même se demander pourquoi le cinéaste hollywoodien à la page et le plus vieux cinéaste du monde s'emparent, chacun de leur côté, du même scénario – sans compter que Oliveira tire le sien d'une nouvelle datant de 1874. Il n'y a paraît-il qu'une trentaine de scénarios possibles, ensuite tout est dans la manière ; il est facile de voir ici que la manière la plus moderne est celle de Oliveira. Il existe sans doute un peu plus de trente scénarios : on peut croiser, mélanger les motifs ; ici, ce serait Roméo et Juliette au-dessus d'un nid de coucous, sauf que chez Gray seul le héros est fou, et que tout le monde l'est chez Oliveira.

« Critique est l'art qui déplace les lignes de séparation, qui met de la séparation dans le tissu consensuel du réel, et, pour cela même, brouille les lignes de séparation qui configurent le champ consensuel du donné, telle la ligne séparant le documentaire de la fiction : distinction en genres qui sépare volontiers deux types d'humanité : celle qui pâtit et celle qui agit, celle qui est objet et celle qui est sujet », dit encore Rancière. Chez Gray, on a un malade qui pâtit, on ne sait pas trop ce qu'il en est pour sa jeune fille blonde, après tout elle n'existe que dans sa tête. Mais chez Oliveira, la figure virile et la figure féminine ne se partagent pas exactement comme prévu, en fin de compte, les rôles de sujet et d'objet, d'agissant et de pâtissant. On a là un jeune homme très poli, pris dans le feu roulant des humiliations, successivement ridiculisé par son oncle, par son ami, puis par la jeune fille qu'il aime, et qui finit par s'épancher dans un train auprès d'une dame d'âge mûr, aveugle, qui lui accorde une attention maternelle voire maternante. Il pâtit énormément, ce garçon. Quant à sa bimbo de dulcinée, on a vu dès le début que pour elle, être un objet, c'est un sacerdoce. Et à cet égard, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, peut-être.

Le poème d'Alberto Caeiro situé au coeur du film nous enjoint à ne pas pleurer des malheurs de Macario, de ses petits tracas bavards, de son pesant esprit de sérieux. Mais le problème n'est pas celui, trop classique, de la tendance humaine à s'illusionner. Ceci n'est que la morale apparente du film. Le plan où nous abandonnons Luisa Vilaça à son sort nous révèle l'envers de la scène. Modelée sur le désir de l'homme, celle-ci cesse d'exister quand elle n'est plus sous l'emprise du regard viril, si piteux, si pauvre en mondes soit-il. Et cela ne concerne plus le mal des apparences contre le bien des vérités tangibles, mais cette ronde même du bien et du mal tout ensemble, comme le mouvement unique qui fait manquer au regard son objet. « Tout le mal du monde vient de nous préoccuper les uns des autres, de vouloir faire le bien, de vouloir faire le mal » dit encore le poème de Caeiro. Ce regard qui veut absolument distinguer le bien et le mal, et découper leur contour, est celui qui n'aura jamais su voir les singularités de la jeune fille blonde, qui n'aura jamais su seulement la rencontrer.


Et j'ai l'égoïsme des fleurs
Et des rivières creusant leur lit
Préoccupées sans le savoir
Seulement de fleurir et de suivre leur cours






Les éventails de Bulle Ogier dans Mon Cas.

samedi 26 septembre 2009

Critiques, vos papiers : Singularités d'une jeune fille blonde (M. de Oliveira)

Le dernier Oliveira ? Oui, j'y suis allé. Pensez-vous, j'avais raté tous les précédents et on m'avait assez répété que le maître était né en même temps que le cinéma pour ne pas rater celui-ci sans éprouver un insurmontable sentiment de culpabilité. Alors sans trop savoir à quoi m'attendre j'y suis allé comme si c'était un devoir pour moi, comme on rend visite à un vieil oncle qu'on sait très respecté dans la famille mais qu'on a encore jamais eu l'occasion de saluer. Sans doute la raison de ma visite était-elle mauvaise et sans doute ne devrait-on jamais rien faire sans être poussé par une curiosité naturelle, un désir profond et personnel d'aller voir par soi-même.

Alors, voilà, la réponse est partie, très claire, à la sortie : je n'ai pas aimé « le dernier Oliveira ». Plus tard, j'avais seulement envie de m'en moquer gentiment avec les mots cruels qui me venaient à l'esprit : coquetteries, mignardise... Dès le début, la manière d'introduire le récit m'a déplu. Le héros, Macario, entame le récit des infortunes de sa vertu, dans un langage châtié, presque précieux. Il parle à sa voisine dans un train, filant à toute vitesse. Cet espace public, moderne et plutôt froid entrait pour moi en dissonance avec le reste du film, dont les décors alternativement luxueux et dépouillés évoquent une histoire très théâtrale, hors du temps (la présence de l‘écran plat sur le bureau du comptable paraît ainsi presque incongrue). J’aurais donc plutôt imaginé notre héros s’épanchant auprès d’un ami ou d’un proche dans une chambre, un salon intime, un cocon ouaté propice aux confessions.

Mais il est vrai également qu’Oliveira précise au tout début, en voix off, que « ce que tu ne peux raconter à ta femme ou à ton ami, parles-en à un étranger » (de mémoire). Le problème posé par cette introduction ne résiderait donc pas dans la cohérence esthétique avec l’ensemble mais serait plutôt d‘ordre purement narratif, psychologique : pourquoi le héros ne peut-il pas raconter son histoire à un proche ? L’humiliation subie est-elle telle que le jeune homme n’ait plus qu’à fuir et refaire sa vie loin du regard des gens qu’il a pu côtoyer jusqu’à présent ? Si c’est le cas, alors le jeu plat et inexpressif du petit-fils d’Oliveira n’en laisse absolument rien paraître. De plus, en toute logique, les décisions du personnage sont si radicales que nous serions en droit d’attendre quelque effroyable dénouement. Or, c’est d’une souris que le film finit par accoucher...

J'ai donc tiqué sur une telle amorce, mais bon, la valse des flashbacks s'est tout de même mise en branle... Et Oliveira d'orchestrer cette histoire de rencontre amoureuse déçue avec une économie dramaturgique qui vire au rachitisme, un sens de l'ellipse qu'on peut aussi bien appeler concision mais qui étouffe et tue dans l'œuf tout l'intérêt et l'empathie que j'aurais pu éprouver pour son jeune homme. Impossible pour moi de saisir ce qui se joue dans les rêves de mariage du jeune couple si je n'ai pas vu avant comment se manifeste leur amour, leur complicité, ce qui rend nécessaire à l'un la présence de l'autre. Sans cet effort préalable, le petit pied dressé par le plaisir demeure à l'état de cliché, de vignette certes suggestive mais aussi purement illustrative. Pendant tout le film, nous n'avons affaire qu'à deux jeunes et fringants chiens de faïence.
Je n'ai jamais pu percevoir la sève des personnages, ce qui se cache vraiment derrière ces artifices, derrière cet éventail et ces cadres picturaux si élégants. Ce n'est pas tant les « singularités » (d'ailleurs, je n'en vois qu'une) de la blonde que j'aurais voulu saisir mais plutôt son caractère, son histoire, les expressions de visage qui trahissent ses pensées... Toutes sortes de détails qui font d'un personnage autre chose qu'un archétype et qu'Oliveira a ostensiblement lissés pour qu'il ne reste qu'une image, un trompe-l’œil qu'il s'agira in fine de percer d'un coup de scalpel certes malicieux et teinté d’une certaine ironie mais qui détruit tout le reste, qui réduit tout le film à un décor de théâtre sans vie.



Et puis, cette simplicité quasi enfantine des enjeux, ces cadres millimétrés, cette symétrie de l'espace du film... Tout était si bien agencé pour que les rouages de l'illusion nous fassent tomber sur le terrible dernier plan du film... Sauf que j'ai peine à être pris par une montre suisse aussi parfaitement décorée et huilée. Je l'ai su très vite, que ça ne me plairait pas, et pourtant, comme souvent, je suis resté, par respect pour les « intentions de l'auteur » et aussi parce que parfois, un mauvais film (ou du moins un film qu'on sait ne pas aimer) peut être sauvé par un plan, un détail. Et là, alors que j'aurais pu aimer ce fameux dernier plan qui fait planer une ombre angoissante sur tout ce qui a précédé, et bien, je ne l'ai tout simplement pas vu. Je l'ai escamoté au point de ne pas le reconnaître en découvrant un photogramme dans la presse, ce qui ne manqua pas de me surprendre. Je ne me souvenais pas avoir dormi et c'était sans doute la première fois qu'une telle amnésie « sélective » me frappait. Il n'y avait qu'une explication à trouver : j'étais déjà trop sorti du film pour pouvoir en considérer la fin. Dès lors, j'essayai de recoller ce plan manquant au reste de la bobine dans ma tête, comme un restaurateur méticuleux ; en vain.

Mais alors, si j'avais vu le film « complet » dès la première vision, est-ce que mon regard aurait été différent ? Rien n'est moins sûr, car en y repensant je trouve bien limitée cette revisitation dramatique d'une forme littéraire datée, le conte moral ou l'apologue ; tentative qui tendrait à démontrer une nouvelle fois, si besoin en était, que les apparences sont trompeuses et que l'amour rend aveugle. À mon sens, l'exercice aurait été profitable, si le film au lieu d’être austère, avait été drôle, truculent, plein d’emphase à la manière des contes de Voltaire. Car Macario correspond précisément à l’archétype du Candide, celui qui, poussé par la nécessité de survivre va réaliser une expérience du monde en partant du principe que les intentions de ses amis sont sincères. Aussi sera-t-il promptement trompé et désillusionné. En effet, chez Voltaire, comme chez Sade du reste, le plaisir qu’on prend à suivre les péripéties du héros vient toujours du décalage entre la simplicité béate dont il fait montre et le déluge de catastrophe, de violence et de méchanceté qui s’abat inéluctablement sur lui. Ce qui pourrait être pompeusement tragique (1) n’est, à force d’exagération et d’antiphrase que puissamment ironique et c’est aussi ce qui fait passer la pilule de l‘amère morale.
Or, si on sent que le cinéaste aspire à cette ironie-là, force est de constater que le style minimaliste et ciselé, va à rebours de l’outrance prônée par les maîtres du conte moral cités plus haut. Le voile des illusions de Macario n’est levé qu’à la lueur d’une bague dorée quand il aurait dû l’être par le fracas de, mettons, 10 000 huissiers qu’on verrait bien envahir sa maison pour s’emparer de tout ce qu’il a laborieusement acquis. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que les références citées à propos de l’auteur de la nouvelle dont est tiré le film aillent plutôt chercher du côté de Balzac et du réalisme français du XIXe siècle. Elles tirent très certainement le film vers la mauvaise direction.

Voilà, la forme, l’esthétique et la structure du film, ne correspondent absolument pas pour moi au genre littéraire auquel le récit semble se rattacher. Au final, si je suis le seul à ne pas avoir aimé le dernier Oliveira, au moins aurais-je tenté d’expliquer pourquoi.

Raphaël Clairefond

(1) C’est cette lourdeur du Two Lovers de Gray, si on parle d’hommes qui courent désespérément après des femmes, qui m’avait poussé à rejeter le film.

lundi 21 septembre 2009

Critiques, vos papiers : Or, les murs (Julien Sallé)

Hier soir, j'ai vu en avant-première un documentaire, Or, les murs de Julien Sallé.

Si j’aimais donner des notes aux films, si je le faisais, je ne saurais pas comment noter celui-ci. Trop de critiques me sont venus à l’esprit. Des incertitudes, des manques. Mais comme il m’a beaucoup plu, comme j’ai envie d’écrire dessus et de le défendre, je suis très contente de ne pas aimer noter les films.

Or, les murs se passe en partie dans les murs du quartier maison centrale du centre pénitentiaire de Clairvaux. En partie seulement. Il se passe aussi ailleurs, dans l’abbaye de Clairvaux, dans la nature. Le film accompagne le déroulement d’un atelier d’écriture inhabituel : sur des textes de détenus, filmés exclusivement de dos, un compositeur de musique crée une œuvre chorale jouée à la fin du film dans une chapelle de Clairvaux. Le film suit simplement cette démarche de composition.

Le compositeur, un homme sympathique et timide, est le personnage principal du film. Il tient le rôle d’un passeur. Malheureusement, sa présence ne donne aucun écho à la force des mots des détenus. Le réel fil directeur est la composition elle-même. La musique émerge toute seule des textes que les détenus lisent au compositeur. Le film aurait sans doute pu se passer de son corps pour déployer sa réflexion sur l’être humain privé de liberté.

Sur des plans fixes et frontaux de l’abbaye abandonnée de Clairvaux et de la nature qui entoure la prison, la musique surgit peu à peu. Elle porte les mots des détenus hors des murs de la prison. Une musique chorale, qui rappelle de loin en loin les tonalités grégoriennes. Il est question de spiritualité et de religion. L’écueil était proche, de penser la prison comme le lieu de l’amendement, de la rédemption. Mais il n’est pas question de morale ici. Juste d’espace, fermé ou ouvert, et de mots pour en sortir. Les quelques réflexions des détenus sur leur emprisonnement montre qu’il n’y a que ça, le désir de liberté, d’humanité, et de combat. « La liberté, c’est une question d’adhésion. » Ils ne le savent pas, là-haut, mais ce détenu qui écrit et parle si bien est libre. Eux ne le savent pas, mais lui le sait.

Ici, à Clairvaux, les oiseaux viennent picorer sur les rebords des cellules, et les chevreuils se montrent sous les fenêtres, offrant de presque trop simples et trop belles métaphores.

On est très loin des prisons de Un prophète, de Hunger, ou de Bronson. Des pénitenciers de fiction et de peur. Le couloir ici ne ressemble à aucun autre couloir de prison que j’ai pu voir. Simple, orange, propre. D’autant plus implacable.

À la magnifique musique chorale ne répondent pas assez souvent les plans frontaux de Julien Sallé. Par deux fois, je les ai vus, ceux qu’il avait certainement en tête : la découpe d’une fenêtre sur le sol terreux et chaotique de l’abbaye, les pierres rugueuses et humides d’un sol ancien. J’y ai deviné la matière, et la lumière, la picturalité, un tableau. C’était fugitif. Mais suffisant pour sentir ce que cela aurait pu être. Ce que cela aurait pu être si les contraintes d’un tournage en prison n’avaient pas rendu impossible tout travail sur la lumière.

Le concert de la fin du film est émouvant. Mais le plan des prisonniers de dos, assis devant l’écran qui le diffuse dans la prison, l’est encore plus. Ce sont les auteurs, auxquels leur texte revient, libérés par la musique. Les mots, et le cinéma, qui permettent de franchir les murs…

Or, les murs est un beau film pas tout à fait réussi, qu’il était bon de voir au milieu de toutes ces fictions de prison violentes et enfermantes…


Adèle Mees-Baumann


Julien Sallé a réalisé Shon, Saison et Dans l'ombre d'une ville. On peut trouver sa biographie sur le site suivant : http://objets.echange.free.fr/?browse=Julien%20Sall%C3%A9
Thierry Machuel, le compositeur, a notamment composé la musique de films de Arnaud Des Pallières. Son site personnel : http://www.thierrymachuel.com/
Le film
Or, les murs sera édité en coffret, accompagné de la musique et des textes, par le label Aeon (2010)

lundi 7 septembre 2009

Critiques, vos papiers : Bronson (N. W. Refn)

POING D'HONNEUR

Bronson raconte l'histoire vraie d'un tough guy anglais qui, incarcéré pour des braquages, met un point (poing ?) d'honneur à devenir une star des prisons par la violence qu'il y engendre. Il raconte aux spectateurs, dans un one man show crâneur et bouffon, ses diverses exactions.

S’il est vain de chercher dans Bronson une quelconque vérité sur le monde carcéral, encore moins une critique, on y trouvera par contre tous les poncifs d’une image récente et spectaculaire de cet espace (nous y reviendrons plus en détails prochainement) ; la prison, c’est la loi du plus fort, on s'y barbouille de son caca, etc. Son auteur, Nicolas W. Refn, le dit bien, il a cherché en faisant ce film à "se faire plaisir", c'est-à-dire à parler de lui-même avant quoi que ce soit d'autre (1). Et comme Nicolas W. Refn fait correspondre sa façon de faire des films à la manière dont il se droguait, pourquoi ne pas voir dans Bronson un film sur la drogue. En effet, son auteur aligne, avec une constance de métronome, plus ou moins dix ou quinze fois la même séquence que l'on peut décomposer de la sorte : Bronson fait une connerie (hors prison , braquer ; dedans, molester), moment de calme durant lequel il attend sa sanction avec le sourire, la sanction arrive il s'y confronte, il se retrouve enfermé. Soit, décomposé autrement : excitation intense à l'idée de se faire un fix, calme de la préparation, injection flash, redescente. Voilà, semble-t-il, essentiellement le rouage choc et toc sur lequel repose le film, le tout noyé dans une représentation de l'Angleterre des années 70 rance, peuplée de "gueules" qui feraient bonne figure dans un film de Caro & Jeunet. Autant dire que cela ne va pas très loin.

Le choix de la narration sur scène pourrait être une bonne idée (le passage durant lequel Bronson joue en double-face est d'ailleurs intéressant, c'est bien le seul), créant un décalage brechtien entre ce qui est montré excessivement dans la partie racontée par le personnage et la réalité, visant à faire apparaître quelque vérité dans le fatras de complaisance. Mais en fin de compte tout se brouille, la mise en scène se plaçant résolument du côté du coq Bronson qui déroule un programme à la brutalité gratuite, offrant un spectacle aussi exaltant qu'une baston de hooligans à la sortie d'un match de football visionné sur un écran de contrôle de police. Les pitreries du personnage, la conscience systématique avec laquelle il attend à chaque coup sa punition corporelle avec un masochisme non dissimulé (délice de l'attente que Refn voudrait véhiculer aux spectateurs), révèlent seulement le trouble égocentrique d'un individu porté sur la bagarre, qui a très bien saisi comment fonctionne le système répressif pénitentiaire avec les fortes têtes et qui aime ça. Complice du personnage qu'il invente (c'est la moindre des choses), le cinéaste ne laisse pas beaucoup de place aux spectateurs, il nous tend en miroir le public du théâtre de Bronson, masse bien à sa place qui rit et applaudit lorsque le pitre n'en attend pas moins d'eux. Peut-être Refn essaye-t-il ici de nous dire quelque chose sur la condition du spectateur mais tout cela est bien flou. Sans doute ce film est-il assez représentatif, et se repaît-il (car que peut-on en faire d'autre ?), d'une forme de violence postmoderne "imperméable à toute réflexivité", pour reprendre les propos de S. Zizek (2). Vont dans ce sens le fait que Bronson tout au long du film raconte sa vie de manière auto-satisfaite, que même l'introspection par l'art ne le sauve, et qu'à la fin il revienne à la case (cage ?) départ. Vacuité extrême du programme consistant à provoquer l'anarchie là précisément où celle-ci est le plus facilement et automatiquement durement réprimée. Nous assistons à une sorte de jeu absurde du chat et de la souris se déroulant entre quatre hauts murs lisses dans une pièce vide et dans lequel la souris provocatrice faisant un bras d'honneur au chat sort forcément perdante à tous coups car les acteurs de ce jeu ne sont pas personnages de cartoons.

La performance de Tom Hardy, souvent saluée ailleurs, se réduit pourtant à un cabotinage surlignant grossièrement le côté "pitre de la prison" du personnage. Le jeu de l'acteur ajoute une couche épaisse à la complaisance d'un projet moins tourné vers que braqué sur le Bronson fantasmé par Refn. On peut revenir plus en détails sur sa prestation en remarquant quelques similitudes avec l'emphase bouffonne du Joker dans le premier Batman. Le maquillage qu'arbore à certains moments Hardy sur scène renforce cette impression. A un visage sans expression, hautement sérieux, qui se veut mimant l'ennemi, s'oppose généralement quelques instants après un rictus forcé. Chaque sourire narquois est ainsi une petite victoire sur le masque, lui résolument impassible, de ses bourreaux. Mais ce sourire est purement mécanique, totalement dépourvu d'affect. Il ne semble pas répondre d'une intention de déstabiliser l'adversaire en lui montrant un visage inattendu, exprimant quelque chose de plus haut que cette dureté de traits uniforme des visages des gardiens de prison, mais plutôt d'une intention de le narguer encore une fois (une dernière fois, lors de la scène où il est remis en liberté).

Henry-David Thoreau, dans son texte fondateur intitulé La désobéissance civile, exprimait sa profonde satisfaction d'avoir été enfermé dans une cellule de prison suite à son refus de payer des impôts à l'Etat de son pays. La prison était le lieu le plus naturellement sûr pour vivre en toute liberté parmi les hommes dans les Etats-Unis où il vivait. Tel était, du moins, son point de vue, et il lui semblait qu'il n'était pourtant partagé par nul autre de ses voisins à l'extérieur ou de ses gardiens à l'intérieur qui, comme il le disait : "dans chacune de leurs menaces, dans chacun de leurs compliments, commettaient une bévue, car ils s'imaginaient que mon plus cher désir était de me trouver de l'autre côté de ce mur de pierre. Je ne pouvais que sourire de leur zèle à enfermer à clef mes méditations, qui les suivaient dehors sans obstacles ; or ce n'était vraiment que d'elles que venait le danger." Ce sourire-là de Thoreau semble plus rayonnant de promesse que le rictus de Bronson jouant les revirements brutaux d'émotions avec les spectateurs.

Dans Hunger (2008) de Steve Mc Queen, on pouvait constater (voire regretter) l'absence de recul du cinéaste vis-à-vis de son sujet, livrant dans un certain sens un film plutôt "classique" dans lequel un réalisme brut primait absolument, entraînant le cinéaste à faire des choix qui furent par certains jugés douteux. Mais le combat individuel et collectif, politique (et Mc Queen avait su en prendre toute la mesure) qui se déroulait derrière les murs de la prison avait une toute autre résonance que les délires égocentriques du personnage principal de Bronson. Dans ce dernier film, on ne peut nier qu'une certaine forme de distanciation est de la partie mais au profit de rien, d'aucune idée, d'aucune prise de conscience. Dans un sens, le comportement de Bronson sur les planches pourrait rappeler les clowneries narcissiques de HPG dans On ne devrait pas exister (2006). HPG, comme le Bronson de Refn, reste dans sa cage en ne jouant pas, en ne bougeant pas de sa position. Chez les deux on retrouve cette aliénation poussant à ne pas changer (même si ils essayent, l'art pour Bronson, le jeu traditionnel pour HPG), à rester rivé sur ses positions comme si tout choix était résolument impossible, ruiné par l'impulsion la plus forte. Les deux films sont des boucles, on termine là où ça a commencé. Le comportement auto-centré est tellement prégnant qu'il ne leur offrirait pas d'alternative, mettre cela en avant (dans son film pour HPG, dans son show pour Bronson) est un peu curieux mais en même temps un nouvel aveu de ce que le narcissisme passe avant tout chez eux. Personnages n'ayant pas d'autre chose à offrir aux spectateurs que leur narcissisme exacerbé, plaidant leur cause avec leur poing ou leur queue brandie en avant. Refn répondrait probablement que c'est ça aussi être artiste, que pour un cinéaste, une caméra vaut bien un chibre, un poing ou une seringue..

L'exercice qui consiste à casser le maximum de gueules de matons se révèle comme prévu complètement vain, aussi vain que les frasques sexuelles de la fille Hilton qui visent à faire parler d'elle dans les tabloïds. On apprend à la fin du film que Bronson est toujours en prison. La célébrité a un prix, pourtant N. W. Refn n'en démord pas, il rêve lui aussi de la gloire. A défaut de faire la couverture des magazines de cinéma avec son nouveau film, nous lui devions bien ces quelques mots comme modeste contribution à sa si possible future renommée…


(1) On pourra lire l'entretien en ligne avec le cinéaste à cette adresse.

(2) Le spectres rôde toujours, S. Zizek, pp.16-18. On pourra lire un court extrait de ce passage en note dans le numéro 2 des Spectres du cinéma (pp. 56-57) dans un article consacré au philosophe slovène.
Jean-Maurice Rocher (avec l'aide d'une partie de la rédaction)