dimanche 27 décembre 2009

Au cinéma, tous les jours : entretien avec Ivan Sougy et Steve Gallepie (seconde partie)


Première partie de l'entretien ici.


Spectres du cinéma : Donc ce qui se passe actuellement aux CNP, le fait qu'ils soient en danger, n'a rien à voir avec des histoires de concurrence avec les multiplexes ou des choses comme ça, parce qu'en 98 on en était pas à la concurrence qu'il y a aujourd'hui au niveau des multiplexes ?

Ivan Sougy : En 98, ils disaient qu'on allait fermer, non pas parce que les CNP ne marchaient pas, parce qu'à l'époque, en 98, ça marchait très bien et ça faisait du bénéfice, jusqu'en 2004 ou 2005. Donc, si vous voulez, ce sont des salles qui ont fonctionné jusque là, malgré le non financement de notre PDG dans ces salles, enfin le manque d'investissement. Là, maintenant, il prend la conjoncture actuelle qui est qu'effectivement on fait pas beaucoup d'entrées par rapport à ce qu'on devrait faire, en tout cas pour rester dans un équilibre commercial. Mais c'est depuis 2004, 2005.

SdC : Donc on peut voir d'autres facteurs effectivement...

IS : Il y a bien sûr d'autres facteurs. On parlait des multiplexes, évidemment que lorsque Pathé fait de la VO ou UGC fait de la VO, qu'ils prennent Almodovar alors qu'il y a dix ans ils ne prenaient pas Almodovar et qu'on avait la seule copie sur Lyon, ben voilà, il est évident que ça divise les recettes et la part de spectateurs dans les complexes comme les nôtres. Les multiplexes ont effectivement un impact. La politique actuelle, de la ville ou des multiplexes, a un impact sur les cinémas et les salles indépendantes en tout cas. Je parle de la politique de la ville, parce que c'est aussi la ville qui autorise tous ces multiplexes à ouvrir, que ça soit en périphérie ou en centre-ville.

SdC : Quelle différence entre complexes et multiplexes ?

IS : Je crois que ça se joue en terme de nombre de salles. Je crois que complexe c'est jusqu'à quatre ou cinq salles, après c'est multiplexe. En gros c'est ça. Donc nous c'est complexe.

SdC : Quel rapport le projectionniste entretient-il avec les films qu'il projette ? Y a-t-il une émotion à projeter certains films ?

IS : Alors moi, j'ai une anecdote assez rigolote, enfin pas si rigolote que ça... On passe Le Graphique de Boscop, c'est LE film qu'on passe depuis 76, donc, et il y a une équipe de France 3 pour le Festival Lumière qui est passée - je la raconte parce que ça parle un peu de ce rapport qu'on peut avoir, ou pas, aux films qu'on passe. Le Graphique de Boscop moi je n'aime pas particulièrement en fait, pour être très franc c'est un film d'une époque, des années 70, un certain état d'esprit et tout ça, qui me fait rire par certains côtés mais qui au fond ne me touche pas plus que ça.

SdC : C'est un peu une figure imposée pour toi ?

IS : Une figure imposée après non, ce que j'aime beaucoup derrière tout ça, c'est qu'il y a toujours autant de spectateurs qui viennent voir le film, le samedi minuit, au CNP Terreaux. Et que encore, malgré les âges, on va dire, le temps qui passe, il y a quand même parfois une trentaine de spectateurs dans la salle. Des groupes, des étudiants, des personnes qui l'avaient vu à la sortie en 76 et qui retournent le voir encore... Voilà, donc il y a une équipe de France 3 qui est passée pour filmer la projection du Graphique de Boscop, c'était en gros pour parler des salles qui allaient passer des films pour le Festival Lumière, et donc trouver une petite anecdote, quelque chose qui caractérise ces salles. Tout à coup, le journaliste m'a demandé "Qu'est-ce que ça vous fait de passer Le Graphique de Boscop ?", et ça me faisait RIEN ! (rires) Est-ce que j'étais fier ? Moi, la seule fierté que j'ai, c'est que les gens continuent à aller le voir, mais au fond ce film-là, en soi... La seule fierté que j'ai c'est de voir des gens dans la salle, c'est pas tant de passer ce film-là. Après c'est vrai que c'est une vieille pellicule, c'est du triacétate, c'est de la pellicule qui est beaucoup plus cassante par rapport au polyester - (s'adressant à Steve :) comme ça, hop, toi ça te fait tes cours de projection en même temps (rires). Par rapport à l'émotion qu'on peut avoir à passer certains films, il n'y a pas forcément énormément d'émotion, surtout que, sincèrement, au bout d'un moment, à force de les passer, les films, on a plus envie de les voir, surtout les débuts. Vraiment, moi ça me fait cet effet-là. Je vais pas mal au cinéma quand même, mais il y a quand même cet effet-là.

Je vois rarement les films avant, la plupart du temps je les vois après. Le rapport que j'entretiens avec les films est de plusieurs niveaux. Il est d'abord matériel. C'est ça qui est important, on parlait tout à l'heure du numérique, avec le numérique il n'y a même pas, ou quasiment pas de rapport matériel puisque c'est du numérique, c'est des 1 et des 0 qui s'enchaînent. Rapport matériel direct à la pellicule et au projecteur, le son du projecteur... Quand je suis en cabine de projection, je sais quand il y a un problème au son. C'est-à-dire que dès qu'il y a un son bizarre, tout de suite, je vais voir ce qui se passe en cabine et souvent il y a un petit truc qui ne va pas comme il faut, ça peut être un galet presseur qui n'est pas mis ou des choses comme ça. Au son de la bobine qui tourne, le tac tac tac tac tac du projecteur. Juste au démarrage aussi, quand on démarre il y a l'allumage de la lampe, ensuite il y a le moteur qui démarre et ensuite le clapet, tout ça... Le rapport premier que j'ai à la projection, il est sonore. Ensuite il est matériel dans le maniement de la pellicule, que ça soit le fait de monter les films, de monter la pub, de charger aussi le film dans le chronos, il y a là aussi un touché, un rapport à la matière qui est très particulier. Ensuite, sur les films en général, évidemment que j'ai un rapport direct avec certains cinéastes que j'apprécie...

SdC : Des cinéastes que tu as découverts par ton métier de projectionniste ?

IS : Pas trop étant donné que j'allais déjà bien avant beaucoup au cinéma et que j'en connaissais déjà pas mal, étant universitaire. J'ai découvert certains réalisateurs mais que j'aurais sans doute découverts sans être projectionniste ou sans être au contrôle aux CNP. Ensuite, ce qui est sûr, c'est que le fait de travailler aux CNP et d'être projectionniste, ça permet un peu de mettre tous les films au même niveau. C'est-à-dire que, en tant que spectateurs, on va se dire tout à coup, je sais pas, "le Tarantino, c'est LE film à aller voir", mais en travaillant dans ces salles, même en travaillant à la caisse ou au contrôle, c'est pareil, en y travaillant, tous les films sont au même niveau.

SdC : Il y a une égalité.

IS : Voilà, une égalité. Bon, le dernier Tarantino il se trouve que j'ai apprécié ce film mais évidemment c'est un nom assez connu. Mais le fait de travailler dans ces salles, ça fait que ben finalement n'importe quel cinéaste, quand l'image nous plait, il peut aussi y avoir un rapport à l'histoire et encore, mais quand l'image nous plait, quand le traitement narratif nous intéresse, on va aller voir ce cinéaste sans a priori d'ordre esthétique ou en se disant, "c'est un petit film", ou "c'est un gros film". Il y a une remise à niveau générale de tous les films. Donc, finalement, on échappe peut-être un peu plus à la sélection des spectateurs, à la sélection des médias. Les médias qui vont parler de certains films et pas d'autres, alors qu'il y a une certaine injustice derrière tout ça. Oui, c'est carrément injuste, on va parler de tel film et pas d'un autre alors que... Juste, je pense à un film que j'ai adoré, c'est Inland, j'arrête pas d'en parler mais j'adore ce film de Tariq Teguia. Filmé en DVHD, le type a acheté sa caméra parce qu'il a, grâce à son film précédent Rome plutôt que vous, il a gagné un peu de sous, et donc il a décidé de produire son film comme ça, en achetant une caméra, en commençant à faire des plans. L'image est superbe, au niveau narratif et tout ça c'est vraiment très bon, et c'est un film qui a fait quoi, peut-être cent spectateurs sur trois à quatre semaines.

Steve Gallepie : Peut-être un peu plus parce qu'il y a eu une rencontre et la salle était pleine.

IS : Oui, c'est vrai Tariq Teguia est venu.

SG : C'est avec des films comme ça qu'on est content de travailler aux CNP, parce qu'on se dit, on ne travaillerait pas aux CNP, ben on l'aurait pas vu, tout simplement ! On aurait peut-être vu que ça existait mais le fait qu'il y ait eu une rencontre, tout ça, ça nous a poussés à aller le voir...

IS : En plus c'est des films qui ne passeraient pas si les CNP n'existaient pas.

SG : Là on voit que notre programmation a déjà légèrement changé. Ne serait-ce que depuis une semaine, on perd déjà des films. Il y a déjà à Lyon des films qui ne sont plus représentés, le Guy Maddin ne sort pas à Lyon parce qu'on ne le sort pas. Donc Inland, c'est un peu une fierté de l'avoir passé.

SdC : En tant que spectateurs, c'est une joie aussi de pouvoir voir ces films en salle..

SG : Et il y a plein de films comme ça dont "tout le monde" se fout un peu mais qu'on a passés et qu'il était super important de passer. Là il y avait Violent Days qui était assez exceptionnel de Lucile Chaufour. L'année dernière il y avait En avant jeunesse ! de Pedro Costa, ou quand on a fait venir Bela Tarr aussi. Enfin, tout ça c'est quand même des rendez-vous importants.

SdC : Et les retours de spectateurs alors ?

IS : Vu que j'ai été au contrôle je peux en parler un peu, mais en tant que projectionniste, non, on a pas de retours, même aucun et c'est même un petit peu pour ça que j'ai choisi de faire ça (rires) !

Le contrôle, c'est agréable d'être au contact des spectateurs mais bon, il y a aussi un contact qui est moins agréable qui est de s'entendre dire "vos salles sont pourries", ça on l'entend souvent quand on est au contrôle et c'est assez désagréable, on n'y est pour rien et en plus il faut peut-être pas exagérer non plus. Mais au contrôle, je me souviens avoir conseillé des gens, même à la caisse vous faites ça, je crois. On leur conseille d'aller voir tel ou tel film, c'est vrai que ça se fait un peu à la tête du client, c'est marrant, suivant les personnes on leur demande : "Mais qu'est- ce que vous avez aimé récemment ?" ou je sais pas quoi, et puis on se rend compte qu'il y a peut-être possibilité d'aller vers quelque chose d'un peu nouveau pour eux, ou pas.

SG : Pour certains c'est pas la peine (rires). Faut pas leur demander d'aller voir le Tarantino.

IS : C'est assez marrant la manière dont on doit jongler entre certains spectateurs dont on sent qu'ils sont ouverts et plus ou moins avertis, et les gens qui, d'abord, ne viennent jamais dans les CNP, ils hallucinent parfois en entrant dans les salles. Ce qui est assez étonnant, c'est que la plupart du temps lorsque je conseillais à des personnes d'aller voir tel film alors qu'ils ne le connaissaient absolument pas, et qu'il n'en avaient absolument pas entendu parler, souvent ils me remerciaient. Il y avait des retours très positifs, alors parfois c'était : "C'est vraiment de la merde votre film, je me suis ennuyé", mais jamais dit méchamment, bon joueur quoi, c'est-à-dire ils nous posent la question, on leur répond, ils y vont et puis si ça leur plaît pas, tant pis pour eux, on n'est pas non plus responsable de leur subjectivité.

SG : Ça fait aussi partie des plaisirs du cinéma de s'aventurer dans des trucs qu'on ne connaît pas...

IS : En tout cas, au niveau du contrôle, si il y avait bien une responsabilité, en tout cas moi au contrôle je sentais que j'avais cette responsabilité-là, c'était aussi de pouvoir faire découvrir à certains spectateurs certains films et leur dire : "Ce film là, il est tout à fait accessible, allez-y", parfois même des films que moi-même je n'avais pas appréciés, mais pour lesquels je me disais, ils peuvent intéresser certains spectateurs. Et sans contrôleur, sérieusement… Le cinéma de proximité c'est un cinéma qui est en centre-ville, et proche des spectateurs. Sans contrôleur, on perd un peu cette marque-là, cette marque de fabrique qui faisait les CNP parce que la plupart des salariés sont cinéphiles, aiment le cinéma à leur façon, et ils peuvent en parler de manière assez personnelle. Il y a aussi une page qui se tourne à ce niveau-là, vu la suppression des postes de contrôleurs récemment.

SdC : Les CNP vous êtes pratiquement les derniers cinémas à Lyon à afficher des critiques presse sur les murs, à l'entrée des cinémas. Vous continuez à les mettre au moment où la critique serait en "crise". Les gens les lisent, vous avez l'impression ?

SG : Oui, oui, les gens les lisent, la critique est vachement prescriptrice dans les goûts de nos spectateurs. Par exemple, si il y a une bonne critique dans Télérama, on sait qu'il va y avoir du monde. Si le film se fait descendre, on sait que c'est fichu pour nous. (rires)

SdC : Mais ce qui est bien c'est que vous n'avez pas une programmation dirigée vers Télérama. On peut prendre l'exemple de l'UGC Astoria, eux, clairement, c'est une programmation pour les lecteurs de Télérama. Alors que vous, vous savez que vous avez pas mal de lecteurs de Télérama dans votre public mais vous ne faites pas une programmation spécialement pour eux.

SG : Disons que de temps en temps nos films recoupent ceux défendus par Télérama...

IS : Après ça veut pas dire que tout ce que défend Télérama c'est mauvais, mais il y a un public, c'est clair, disons "cathos de gauche"...

SG : C'est le travail de Marc Artigau qui fait une programmation qui essaye de lui plaire, enfin moins ces dernières années parce que c'est un peu avec ce qu'on peut faire comme films.

IS : Malgré tout, on est arrivé à avoir pas mal de films...

SG : Parce qu'il se battait vachement. Avec un autre programmateur, on aurait eu encore moins de films et il y aurait eu encore plus de choix imposés. Pour revenir sur Inland, c'est vraiment une démarche de Marc, le film l'avait vachement impressionné, c'est pour ça qu'il a fait l'effort d'organiser une rencontre. Avec le départ de Marc Artigau, ce type de films et de rencontres, ça sera quand même vachement compromis. Il faut avoir les contacts pour ça, il faut avoir une personne pour en parler, et maintenant ça va être Gilles Besson qui ne veut pas le faire et de toute façon, sans vouloir le critiquer et il en est même conscient, on ne le voit pas trop mener le débat comme Marc. C'est un petit morceau de notre identité que l'on va perdre en plus. On en faisait déjà plus beaucoup des rencontres, mais là je pense que ça va être définitivement fini. En ce moment il y a tout plein de petits liens qui se perdent, c'est vrai que les contrôleurs, le côté humain, c'était super important même si on peut avoir l'impression qu'on foutait pas grand-chose.

SdC : Et toi, tu as des anecdotes ? Des gens qui sortent furieux de la salle...

SG : Ça, ça m'est arrivé le premier mois où j'ai travaillé au CNP de me retrouver confronté à un spectateur super violent. C'était pour The Great Ecstasy of Robert Carmichael qui était une belle arnaque comme film. Un film violent et moralisateur, enfin un peu facile, et un spectateur à la fin, pendant la scène soi-disant insoutenable du film où étaient montés en parallèle un viol, des images de nazisme, d'explosion nucléaire, enfin un truc super terrifiant, il y a un spectateur qui est sorti furieux en donnant un coup de pied dans les portes, en nous insultant, en nous disant que c'était honteux de passer des films violents comme ça, ce qui était finalement assez drôle et ironique étant donné qu'il était lui-même bien plus violent que le film dont il condamnait la violence. J'ai pas forcément beaucoup d'anecdotes comme ça mais ce qui est intéressant en travaillant au contrôle et aux caisses, c'est le rapport aux spectateurs, même quand ils sont chiants. Ça permet de voir tout le panel humain. Il y a aussi les personnes de mauvaise foi, mais c'est quelque chose de très intéressant aussi… Il y a aussi les spectateurs qui veulent rentrer quand même, même si le film est commencé depuis une demi-heure, qui proposent de payer beaucoup plus cher qu'il ne faut... (rire) C'est assez enrichissant personnellement comme travail je trouve, moi par exemple ça m'a beaucoup appris mine de rien, humainement, je trouve ça plutôt sympa.



(La suite et l'intégralité de cet entretien figureront dans les pages du prochain numéro des Spectres du cinéma.)



Remerciements particuliers à Jean-François Buiré et Antonin Crozet.

vendredi 18 décembre 2009

Autour de "Survivance des lucioles" de G. Didi-Huberman




À l'occasion de la parution du dernier livre de Georges Didi-Huberman, nous rassemblons ici les textes de Pasolini dont il est question dans l'ouvrage.

Le texte sur la fin des lucioles, de 1975 :
(Merci à la personne qui l'a initialement posté à cette adresse : http://www.ecrits-vains.com/discus/messages/6067/10681.html?1226007356 )


1er février 1975

L’article des lucioles*

[* Corriere della sera, sous le titre « Le vide du pouvoir en Italie ».]

« La distinction entre fascisme adjectif et fascisme substantif remonte à rien moins qu’au journal il Politecnico, c’est-à-dire à l’immédiat après-guerre… » Ainsi commence une intervention de Franco Fortini sur le fascisme (l’Europeo, 26-12-1974) : intervention à laquelle, comme on dit, je souscris complètement et pleinement. Je ne peux pourtant pas souscrire à son tendancieux début. En effet, la distinction entre « fascismes » faite dans le Politecnico n’est ni pertinente, ni actuelle. Elle pouvait encore être valable jusqu’à il y a une dizaine d’années : quand le régime démocrate-chrétien était encore la continuation pure et simple du régime fasciste.
Mais, il y a une dizaine d’années, il s’est passé « quelque chose ». Quelque chose qui n’existait, ni n’était prévisible, non seulement à l’époque du Politecnico, mais encore un an avant que cela ne se passât (ou carrément, comme on le verra, pendant que cela se passait).

La vraie confrontation entre les « fascismes » ne peut donc pas être « chronologiquement » celle du fascisme fasciste avec le fascisme démocrate-chrétien, mais celle du fascisme fasciste avec le fascisme radicalement, totalement et imprévisiblement nouveau qui est né de ce « quelque chose » qui s’est passé il y a une dizaine d’années.

Puisque je suis écrivain et que je polémique ou, du moins, que je discute avec d’autres écrivains, que l’on me permette de donner une définition à caractère poético-littéraire de ce phénomène qui est intervenu en Italie en ce temps-là. Cela servira à simplifier et à abréger (et probablement aussi à mieux comprendre) notre propos.

Au début des années 60, à cause de la pollution atmosphérique et, surtout, à la campagne, à cause de la pollution de l’eau (fleuves d’azur et canaux limpides), les lucioles ont commencé à disparaître. Cela a été un phénomène foudroyant et fulgurant. Après quelques années, il n’y avait plus de lucioles. (Aujourd’hui, c’est un souvenir quelque peu poignant du passé : un homme de naguère qui a un tel souvenir ne peut se retrouver jeune dans les nouveaux jeunes, et ne peut donc plus avoir les beaux regrets d’autrefois).

Ce « quelque chose » qui est intervenu il y a une dizaine d’années, nous l’appellerons donc la « disparition des lucioles ».

Le régime démocrate-chrétien a connu deux phases complètement distinctes, qui, non seulement, ne peuvent être confrontées l'une à l'autre, ce qui impliquerait une certaine continuité entre elles, mais encore qui sont devenues franchement incommensurables d'un point de vue historique. La première phase de ce régime (comme, à juste titre, les radicaux ont toujours tenu à l'appeler) est celle qui va de la fin de la guerre à la disparition des lucioles, et la seconde, celle qui va de la disparition des lucioles à aujourd'hui. Observons-les l'une après l'autre.


Avant la disparition des lucioles.

La continuité entre le fascisme fasciste et le fascisme démocrate-chrétien est totale et absolue. Je ne parlerai pas de ceci, dont on parlait aussi à l'époque, peut-être dans le Politecnico : l'épuration manquée, la continuité des codes, la violence policière, le mépris pour la constitution. Et je m'arrête à ce fait qui, par la suite, a compté pour une conscience historique rétrospective : la démocratie que les antifascistes démocrates-chrétiens ont opposée à la dictature fasciste était effrontément formelle.

Elle se fondait sur une majorité absolue obtenue par les votes d'énormes strates de classes moyennes et d'immenses masses paysannes, guidées par le Vatican. Cette direction du Vatican n'était possible que si elle se fondait sur un régime totalement répressif. Dans un tel univers, les « valeurs » qui comptaient étaient les mêmes que pour le fascisme : l'Eglise, la patrie, la famille, l'obéissance, la discipline, l'ordre, l'épargne, la moralité. Ces « valeurs » (comme d'ailleurs sous le fascisme) étaient « aussi réelles », c'est-à-dire qu'elles faisaient partie des cultures particulières et concrètes qui constituaient l'Italie archaïquement agricole et paléoindustrielle. Mais au moment où elles ont été érigées en « valeurs » nationales, elles n'ont pu que perdre toute réalité, pour devenir atroce, stupide et répressif conformisme d'Etat : le conformisme du pouvoir fasciste et démocrate-chrétien. Ne parlons pas du provincialisme, de la grossièreté et de l'ignorance des élites qui, à un niveau différent de celui des masses, furent les mêmes durant le fascisme et durant la première phase du régime démocrate-chrétien. Le paradigme de cette ignorance, ce furent le pragmatisme et le formalisme du Vatican.

Tout cela semble clair et incontestable aujourd'hui parce que les intellectuels et les opposants d'alors nourrissaient des espérances insensées. Ils espéraient que tout cela ne fût pas complètement vrai et que la démocratie formelle comptât au fond pour quelque chose. A présent, avant de passer avant la seconde phase, il me faut consacrer quelques lignes au moment de transition.


Pendant la disparition des lucioles.

A cette époque, la distinction entre fascisme et fascisme du Politecnico pouvait aussi s'opérer. En effet, aussi bien le grand pays qui était en train de se constituer dans le pays - la masse paysanne et ouvrière organisée par le P.C.I. - que les intellectuels les plus avancés et les plus critiques, ne se sont pas aperçus que « les lucioles étaient en train de disparaître ». Ils connaissaient assez bien la sociologie (qui, dans ces années-là, avait provoqué la crise de la méthode d'analyse marxiste), mais c'était des connaissances encore non vécues, essentiellement formelles. Personne ne pouvait soupçonner quelle serait la réalité historique du futur immédiat, ni identifier ce que l'on appelait alors le « bien-être » avec le « développement » qui devait réaliser pour la première fois pleinement en Italie ce « génocide » dont Marx parlait dans son Manifeste.


Après la disparition des lucioles.

Les « valeurs », nationalisées et donc falsifiées, du vieil univers agricole et paléocapitaliste d'un seul coup ne comptent plus. Eglise, patrie, famille, obéissance, ordre, épargne, moralité, ne comptent plus. Elles ne sur-vivent même plus en tant que fausses valeurs. Elles sur-vivent dans le clérico-fascisme émargé (même le M.S.I. les répudie pour l'essentiel). Les remplacent les « valeurs » d'un nouveau type de civilisation, complètement « autre » par rapport à la société paysanne et paléoindustrielle. Cette expérience a déjà été faite par d'autres Etats. Mais, en Italie, elle est entièrement particulière, parce qu'il s'agit de la première « unification » réelle subie par notre pays, alors que dans les autres pays elle se superpose, avec une certaine logique, à l'unification monarchique et aux unifications ultérieures de la révolution bourgeoise et industrielle. Le traumatisme italien dû au choc entre l'« archaïsme » pluraliste et le nivellement industriel n'a peut-être qu'un seul précédent : l'Allemagne d'avant Hitler. Là aussi, les valeurs des différentes cultures particularistes ont été détruites par l'homologation violente que fut l'industrialisation, avec pour conséquence la formation de ces gigantesques masses, non plus antiques (paysannes, artisanes) et pas encore modernes (bourgeoises), qui ont constitué le sauvage, l'aberrant, l'imprévisible corps des troupes nazies.

Il se passe quelque chose de semblable en Italie, et avec une violence encore plus grande, dans la mesure où l'industrialisation des années 60-70 constitue également une « mutation » décisive par rapport à celle de l'Allemagne d'il y a cinquante ans. Nous ne sommes plus, comme chacun le sait, en face de « temps nouveaux », mais d'une époque nouvelle de l'histoire humaine, de cette histoire humaine dont les cadences sont millénaristes. Il était impossible que les Italiens réagissent plus mal qu'ils ne l'ont fait à ce traumatisme historique. Ils sont devenus (surtout dans le Centre-Sud) en quelques années un peuple dégénéré, ridicule, monstrueux, criminel - il suffit de descendre dans la rue pour le comprendre. Mais, bien entendu, pour comprendre les changements des gens, il faut les comprendre. Moi, malheureusement, je l'aimais, ce peuple italien, aussi bien en dehors des schèmes du pouvoir (au contraire, en opposition désespérée avec eux) qu'en dehors des schèmes populistes et humanitaires. C'était un amour réel, enraciné dans mon caractère. J'ai donc vu avec « mes sens » le comportement imposé par le pouvoir de la consommation remodeler et déformer la conscience du peuple italien, jusqu'à une irréversible dégradation ; ce qui n'était pas arrivé pendant le fascisme fasciste, période au cours de laquelle le comportement était totalement dissocié de la conscience. C'était en vain que le pouvoir « totalitaire » répétait et répétait ses impositions de comportement : la conscience n'était pas impliquée. Les « modèles » fascistes n'étaient que des masques que l'on mettait et enlevait tour à tour. Quand le fascisme fasciste est tombé, tout est redevenu comme avant. On l'a aussi vu au Portugal : après quarante années de fascisme, le peuple portugais a célébré le 1er mai comme si le dernier qui eût été célébré avait été le précédent.

Il est donc ridicule que Fortini antidate la distinction entre fascisme et fascisme à l'immédiat après-guerre : la distinction entre le fascisme fasciste et le fascisme de la deuxième phase du pouvoir démocrate-chrétien n'a aucun terme de comparaison dans notre histoire ; non seulement dans notre histoire, mais aussi probablement dans toute l'histoire.

Mais je n'écris pas uniquement le présent article pour polémiquer à ce propos, même s'il me tient beaucoup à coeur ; je l'écris, en réalité, pour une raison très différente. La voici :

Tous mes lecteurs se seront certainement aperçu du changement des dignitaires démocrates-chrétiens : en quelques mois, ils sont devenus des masques funèbres. C'est vrai, ils continuent à étaler des sourires radieux d'une sincérité incroyable. Dans leurs pupilles se grumèle un vrai, un béat éclat de bonne humeur, quand ce n'est pas celui, goguenard, du mot d'esprit et de la rouerie. Ce qui, semble-t-il, plaît autant aux électeurs que le vrai bonheur. En outre, nos dignitaires continuent imperturbablement d'émettre leurs verbiages incompréhensibles où flottent les flatus vocis de leurs habituelles promesses stéréotypées.

En réalité, toutes ces choses sont bel et bien des masques. Je suis certain que, si on les enlevait, on ne trouverait même pas un tas d'os ou de cendres : ce serait le rien, le vide.
L'explication est simple : il y a, en réalité, aujourd'hui en Italie un dramatique vide du pouvoir. Mais c'est ceci qui compte : pas un vide du pouvoir législatif ou exécutif, pas un vide du pouvoir de direction, ni, enfin, un vide du pouvoir politique dans n'importe quel sens traditionnel ; un vide du pouvoir en soi.
Comment en sommes-nous arrivés à ce vide ? Ou, mieux, « comment les hommes du pouvoir en sont-ils arrivés là » ?

L'explication est, encore une fois, simple : les hommes du pouvoir démocrate-chrétien sont passés de la « phase des lucioles » à celle de la « disparition des lucioles » sans s'en rendre compte. Pour aussi quasiment criminel que cela puisse paraître, leur inconscience a été sur ce point absolue : ils n'ont en rien soupçonné que le pouvoir, qu'ils détenaient et géraient, ne suivait pas simplement une « évolution » normale, mais qu'il était en train de changer radicalement de nature.

Ils se sont leurrés à l'idée que, dans leur régime, rien n'évoluerait véritablement, que, par exemple, ils pourraient compter à jamais sur le Vatican, sans se rendre compte que le pouvoir, qu'eux-mêmes continuaient à détenir et à gérer, ne savait plus que faire du Vatican, ce foyer de vie paysanne, rétrograde, pauvre. Ils ont eu l'illusion de pouvoir compter à jamais sur une armée nationaliste (exactement comme leurs prédécesseurs fascistes) : ils n'ont pas vu que le pouvoir, qu'eux-mêmes continuaient à détenir et à gérer, manoeuvrait déjà pour jeter les bases d'armées nouvelles transnationales, presque des polices technocratiques. Et l'on peut dire la même chose pour la famille, contrainte, sans solution de continuité avec le temps du fascisme, à l'épargne et à la moralité : aujourd'hui, le pouvoir de la consommation lui a imposé des changements radicaux, jusqu'à l'acceptation du divorce et à présent, potentiellement, tout le reste sans limites (ou du moins dans les limites autorisées par la permissivité du nouveau pouvoir, qui est plus que totalitaire puisqu'il est violemment totalisant).

Les hommes du pouvoir démocrate-chrétien ont subi tout cela, alors qu'ils croyaient l'administrer. Ils ne se sont pas aperçus qu'il s'agissait d' « autre chose » d'incommensurable non seulement avec eux mais encore avec toute forme de civilisation. Comme toujours (cf. Gramsci), il n'y a eu de symptômes que dans le langage. Pendant la phase de transition - à savoir « durant la disparition des lucioles » - les hommes du pouvoir démocrate-chrétien ont presque brusquement changé leur façon de s'exprimer, en adoptant un langage complètement nouveau (du reste aussi incompréhensible que le latin) : spécialement Aldo Moro - c'est-à-dire (par une énigmatique corrélation) celui qui apparaît comme le moins impliqué de tous dans les actes horribles organisés de 1969 à aujourd'hui dans le but, jusqu'à présent formellement atteint, de conserver à tout prix le pouvoir.

Je dis « formellement » parce que, je le répète, dans la réalité, les dignitaires démocrates-chrétiens, avec leurs démarches d'automates et leurs sourires, cachent le vide. Le pouvoir réel agit sans eux et ils n'ont entre les mains qu'un appareil inutile, qui ne laisse plus de réels en eux que leurs mornes complets vestons.

Toutefois, dans l'histoire, le « vide » ne peut demeurer ; on ne peut l'affirmer que dans l'abstrait ou dans un raisonnement par l'absurde. Il est probable qu'en effet le « vide » dont je parle soit déjà en train de se remplir, à travers une crise et un redressement qui ne peuvent pas ne pas ravager tout le pays. L'attente « morbide » d'un coup d'Etat en est, par exemple, un indice. Comme s'il s'agissait seulement de « remplacer » le groupe d'hommes qui nous a effroyablement gouvernés pendant trente ans, en menant l'Italie au désastre économique, écologique, urbaniste, anthropologique ! En réalité, le faux remplacement de ces « têtes de bois » par d'autres « têtes de bois » (non pas moins, mais encore plus funèbrement carnavalesques), réalisé par le renforcement artificiel du vieil appareil du pouvoir fasciste, ne servirait à rien (et qu'il soit clair que, dans un tel cas, la « troupe » serait, de par sa composition même, nazie). Le pouvoir réel, que depuis une dizaine d'années les « têtes de bois » ont servi sans se rendre compte de sa réalité - voilà quelque chose qui pourrait avoir déjà rempli le « vide » (en rendant également vaine la participation possible au gouvernement du grand pays communiste qui est né au cours de la dégradation de l'Italie : car il ne s'agit pas de « gouverner »). De ce « pouvoir réel », nous nous faisons des images abstraites et, au fond, apocalyptiques : nous ne savons pas quelles formes il prendrait pour directement remplacer les serviteurs qui l’ont pris pour une simple « modernisation » de techniques. De toute manière, en ce qui me concerne (si cela peut intéresser le lecteur), que ceci soit net : je donnerai toute la Montedison, encore que ce soit une multinationale, pour une luciole.


Des extraits de la lettre de Pasolini de 1941 :
(consultables à l'adresse suivante : http://rougelarsenrose.blogspot.com/2006/04/la-disparition-des-lucioles.html )

“ Il y a trois jours, Paria et moi sommes descendus dans les recoins d’une joyeuse prostitution, où de grasse mamans (…) nous ont fait penser avec nostalgie aux rivages de l’enfance innocente. Nous avons ensuite pissé avec désespoir (…) La nuit dont je te parle nous avons dîné à Paderno, et ensuite dans le noir sans lune, nous sommes montés vers Pieve del Pino, nous avons vu une quantité énorme de lucioles qui formaient des bosquets de feu dans les bosquets de buissons, et nous les enviions parce qu’elles s’aimaient, parce qu’elles se cherchaient dans leurs envols amoureux et leurs lumières, alors que nous étions secs et rien que des mâles dans un vagabondage artificiel. J’ai alors pensé combien l’amitié est belle, et les réunions de garçons de vingt ans qui rient de leurs mâles voix innocentes, et ne se soucient pas du monde autour d’eux, poursuivant leur vie, remplissant la nuit de leurs cris. Leur virilité est potentielle. Tout en eux se transforme en rires, en éclats de rire. Jamais leur fougue virile n’apparaît aussi claire et bouleversante que quand ils paraissent redevenus des enfants innocents, parce que dans leur corps demeure toujours présente leur jeunesse totale, joyeuse. ” [...] “ Ainsi étions-nous cette nuit-là : nous avons ensuite grimpé sur les flancs des collines, entre les ronces qui étaient mortes et leur mort semblait vivante, nous avons traversé des verges et des bois de cerisiers chargés de griottes, et nous sommes arrivés sur une haute cime. De là, on voyait très clairement deux projecteurs très loin, très féroces, des yeux mécaniques auxquels il était impossible d’échapper, et alors nous avons été saisis par la terreur d’être découverts, pendant que des chiens aboyaient, et nous nous sentions coupables, et nous avons fui sur le dos, la crêt de la colline. ”

mardi 15 décembre 2009

Critiques, vos papiers : The Limits of Control (J. Jarmusch)

Mission Impassible in Birdland


Il était une fois la musique, la création musicale, les thèmes, les variations autour du thème.

Fantasia !

Le principe de la variation dans la musique se résume à conserver un motif, une idée musicale ; voire même carrément un thème – et à le faire varier de multiples façons, d'itérations diverses qui se rejoignent dans le fait que cette idée, motif, se retrouve altéré, modérément modifié ou arrangé différemment.

Il est possible que des musiciens, auteurs, compositeurs et autres me tombent sur le dos pour avoir tracé un tel schéma grossier mais il n'en faut pas plus pour comprendre ce qui fait le cœur du dernier film de Jim Jarmusch. J'ai bien écrit dernier et pas nouveau, parce qu'il n'a rien de nouveau ; Jarmusch reprend des thèmes de sa filmographie passée à laquelle il incorpore une sensibilité musicale exacerbée. C'est-à-dire qu'il fait le même cinéma qu'à ses débuts.


Dans plusieurs entretiens, au travers de quelques paroles collectées du cinéaste, on est forcé de retrouver ce motif musical qu'il évoque au sein de la création. On sait bien que la création de la musique de Dead Man a été un grand moment pour Jim Jarmusch et Neil Young, qu'elle fut écrite en grande partie pendant une diffusion du film. Un genre de ciné-concert.



Limits of control part d'un thème : un tueur solitaire et mutique part, s'arrête, reste seul, rencontre quelqu'un, échange quelque chose, reste seul, va voir une œuvre d'art, reste seul, repart. Puis, ce même schéma varie. En gros, une vingtaine de pages du scénario ont été écrites, et le reste, improvisé, on sent bien qu'il y a des plans travaillés et d'autres chopés par le hasard, la chance, le moment; au sein du gros bordel qu'est le film et sa mise en scène (certains moments ont dû être tourné sur le vif, entre deux ruelles), le mince fil écrit est ce thème là. Le reste est, très certainement, improvisé.

D'où l'absence de fil conducteur, d'où, aussi, une légèreté et superficialité dans le message délivré qui ne sait jamais vraiment très clair ou intelligible dans un premier temps ; ni jamais vraiment convaincant dans un second. S'il faut effectivement attendre la quasi fin du film pour saisir les enjeux des échanges de messages codés comme un face-à-face entre deux visions du monde, entre une révolution en devenir et un ordre en place, on se plante, on se goure et le film n'a strictement rien à dire à ce niveau là.

Ce qu'il faut vraiment saisir dans Limits of control, c'est plutôt la question de savoir jusqu'où peut-on contrôler une oeuvre d'art, en la fixant, en la montrant telle quelle pour référence ? La toute fin du film, la dernière image après le générique révèle justement ce qu'en pense exactement Jarmusch.

Parce que si ce dernier reprend un même thème tout du long, il reprend aussi toute la gamme de repères et clichés qui appartiennent au film de gangster, au cinéma policier et tout cela est certainement bardé de références qui n'ont rien à voir à priori entre elles : Le Samurai de Melville, Reich, le Punk... j'en oublie et n'en reconnais pas toutes. Tous les thèmes du film noir sont là, les personnages mystérieux, les destins tragiques, les histoires d'amour impossibles, les références mythologiques.... Et puis Jarmusch varie dessus, ne se préoccupe pas de ce qu'il faut faire, ou ne pas faire, mais de ce qu'il veut vivre, veut sentir.

Tout cela est vide quelque part, tout cela est vain, comme l'annonce régulièrement les citations « la vie ne vaut rien » ou bien le petit proverbe lancinant qui résume sensiblement la même chose. C'est volontaire, et même, très certainement, inévitable, puisque le film n'est plus contrôlé, contrôlable. Le film devient une immense itération sans aucun sens, farci de références et de mystères, de demi-mots et de répétitions, de tournants inexpliqués.

Aucune référence directe n'est faite durant le film à Reich ou à Glass mais on ne peut s'empêcher d'y penser. Entre Limits of control et ce que l'on appelle la musique minimaliste (ou répétitive, choisissez votre catégorisation), il y a un lien, qui dépasse la simple analogie mais va chercher ailleurs, dans la création même, dans la conception de l'œuvre d'art.
Limits of control c'est un film aussi qui raconte sa création, des trucs sont ratés, d'autres réussis, mais au fond, Jim Jarmusch affiche sa façon d'écrire (on voit clairement qu'on a invité des copains à jouer), de penser le film (il fait intervenir la musique qu'il écoutait en écrivant tout le long du film) et de le vivre (il le finit sur une note) et c'est probablement ce que le film comporte de plus intéressant. On peut rester totalement hermétique à cette façon de faire, ne pas saisir les ressorts de l'itération mais c'est parfait.
Parfait parce que ce film est un film sur la subjectivité, sur ce que les aéroports cachent et surtout c'est la plus réussie des comédies musicales. Et puis, peut-être aussi, parce qu'il ne vaut rien.

Simon Pellegry

Critiques, vos papiers : The Limits of Control (J. Jarmusch)







Déjà-vu


Jim Jarmusch a-t-il atteint ses limites, les a-t-il dépassées ? Ses errances mythiques, en l’amenant au fin fond de l’Espagne l’ont-elles perdu ?

Ce sont des questions qu’on peut se poser.

En radicalisant son style, en tendant vers une forme d’abstraction poétique très contemporaine, pour ne pas dire branchée (c’est-à-dire courant le risque de la pose, de l’artificialité etc), il a certainement abandonné ce qui faisait un peu de son charme : l’humour et la truculence des dialogues et des situations.

Mais on pourrait également se dire, après tout que plus qu’une fuite en avant, The Limits of Control opèrerait un retour aux origines, si on songe aux péripéties des personnages de Permanent Vacation ou Stranger than Paradise, déjà peu loquaces à l’époque.

Alors que penser ?

Pour aller titiller ses limites, Jarmusch, plutôt que de verser dans la surenchère (de personnages, de rebondissements...), préfère plutôt soustraire, retrancher.

Visuellement, il se rapproche avec Christopher Doyle d’une tradition contemplative bien connue, d’Antonioni à Gus Van Sant (Elephant, Gerry) : paysages désertiques, lignes épurées, géométriques… Dans le montage et la construction dramatique, cette entreprise de dépouillement passe par un subtil jeu de variations à partir d’une seule scène dans laquelle le tueur reçoit des informations pour poursuivre sa mission (un classique du polar qui avait également captivé Tarantino au moment de Jackie Brown). Ici, elle se compose de quelques répliques (« vous ne parlez pas espagnol, n’est-ce-pas ? » etc), toujours les mêmes, de quelques objets, toujours les mêmes (le café, la boîte d’allumettes) et de tout un arc-en-ciel de possibilités en fonction de l’interlocuteur.
Rachitique, The Limits of Control est donc un film policier sous vide, sans matière grasse. Un polar touffu qu’on aurait élagué pour ne conserver que des figures et des macguffins.

Alors certains pourront être séduits par la musicalité très minimaliste de ces variations. Il n’empêche, cet assèchement du récit, ce refus de toute psychologie, cette froideur indifférente à peine soulagée à la fin par le bouillant personnage de Murray, ne peut que mener à une impasse (1) dont il faudra bien sortir un jour en réinventant de nouvelles formes, de nouvelles manières d’habiter et de filmer le monde.

Il n’en reste pas moins que le cinéphile qui connaît bien son Jarmusch ne sera pas complètement dérouté. Car ce jeu de variations s’applique non seulement au film lui-même mais également au film dans l’œuvre du cinéaste.
On pense à ces guitares électriques lancinantes qui hantent la bande-originale et qui rappellent les plaintes de celle de Neil Young dans Dead Man.
Il y a aussi ce héros, dont la silhouette longiligne et impassible (donc keatonienne) évoque celle de Bill Murray dans Broken Flowers, même si la mélancolie amusée du second à cédé la place à la complète absence de réaction du premier.
Et puis, on constate que désormais le héros se contente de boire deux fois plus de Coffees sans jamais fumer de Cigarettes.

Et il ne pipe mot.

Triste sire… Interprété par Isaach de Bancholé, qui est donc à l’image du film, révélateur du tournant pris par Jarmusch vers une forme maigre, effilée et opaque. On pourrait dire que ce tueur mystérieux et discret, c’est celui de Ghost Dog après une bonne cure d’amincissement. Surtout, il a troqué le maniement du sabre pour le tai-chi. Dans ce glissement se joue l’essentiel : Jarmusch s’intéresse désormais aux gestes, pour eux-mêmes, et plus tellement à leur finalité. Les monologues assez ésotériques sur l’art, la science, le cinéma et la guitare, dépassent de toute manière de très loin ces ridicules questions prosaïques. Les causes, les conséquences, quelle importance ? Nul besoin de flingues, de portables et autres joujous. Le tueur se contentera d’une corde de guitare aussi fine que le scénario.





The Limits of control tient donc tout entier dans cette impression de déjà-vu qui est à la fois le moteur du film, son carburant, et le signe le plus évident de l’échec d’un cinéaste qui semble avoir fait le tour, qui ressasse ses obsessions. Reste l’image d’une chambre d’échos où les références et les tonalités se mélangent et s’échangent comme les couleurs des boîtes d’allumettes : pure système de signes dépourvu de signifiants. Ou plutôt si, le signifiant est là, toujours tapi quelque part dans la tête du personnage principal qui déchiffre les codes et les cartes sans aucune difficulté : noyau dur fort d’une logique muette mais dépourvu de sentiments qui déambule dans l’océan de sons et d’images formé par la bande filmique (qui est aussi la bande de route de son voyage).

Fascinés mais restés hermétiques à ce système clos sur lui-même, il ne nous reste plus qu’à chercher d’où pourra venir l’air frais qui régénérerait le style d’un cinéaste qu’on croirait, comme Bill Murray à la fin du film, étouffé, étranglé, par ses propres obsessions.

Raphaël Clairefond


(1) Impasse qu’on retrouve également dans l’art contemporain et dans la photographie plasticienne particulièrement, qui ne sait plus que faire de ses figures inexpressives perdues dans des paysages déshumanisés, figés, en plastique (comme son nom l’indique).

samedi 5 décembre 2009

Critiques, vos papiers : The Box (R. Kelly)


APOSTOLAT ?







   A observer le parcours cinématographique de Richard Kelly, de nombreuses interrogations apparaissent. Cela, en toute légitimité. Donnie Darko avait frappé par sa singularité, par sa construction erratique, par l’établissement d’un univers propre où se mêlaient réalité et onirisme. Southland Tales, conspué lors de sa projection cannoise et réduit à une exploitation direct-to-dvd en France, avait l’avantage –sinon l’inconvénient- d’aller au-delà des bornes de son prédécesseur pour finalement transposer de manière totale les visions de son réalisateur. Et à Kelly de revenir avec son dernier opus, The Box en ajoutant d’emblée de nouveaux questionnements autour du sens de son œuvre et de sa pratique de cinéaste. Et d’impliquer également une prudence vis-à-vis du regard, du jugement à porter sur ce film.


   Bien évidemment, la prudence n’est pas la vertu la mieux partagée au sein de la critique cinématographique, espace de passion et d’impatience. Bien évidemment, il faudra un texte concis, vite plié, et quelques formules lapidaires d’une plume de Positif pour vouer aux gémonies et autres bigoteries une œuvre qui trouble par son absence d’accès. Peut-être que The Box n’est que ça, ou plutôt tout ça. Mais au-delà de la morale, au-delà des références bibliques, Kelly signe un support où la reprise des thèmes chers au réalisateur se conjugue à une appropriation personnelle.

   L’adaptation de la nouvelle de Richard Matheson nous narre un choix originel, celui d’appuyer ou non sur le bouton d’une boîte creuse. Geste anodin aux conséquences qui le sont moins : trouble marché qui fait de cette pression un acte d’exécution. En appuyant sur le déclencheur de cette boîte, c’est la mort qui est donnée, une mort inconnue, anonyme, et, en conséquence, la rétribution de celle-ci, soit un million de dollars pour avoir cédé à une mortelle vénalité. Mais en cette boîte vide et creuse réside la véritable opération du film, le rouage qui s’enclenche et s’exécute en plongeant les âmes damnées, ces malheureuses victimes, un couple d'Américains plus ou moins moyens et leur fils, dans les affres d’une machination dont ils sont une des composantes majeures. Et ici, le choix originel est aussi appelé à se répéter. On retrouve donc l’origine et la fin dans une seule et même mise en scène. Une scène qui se reproduit perpétuellement : le couple, tous deux attablés, le regard inquiété par l’intentionnalité transgressive, et cette femme qui abat subitement sa main sur le bouton. La boîte de Pandore résonne : le fil du film se déroule, se déploie. Ou finit, et ainsi, recommence. Kelly joue la perpétuité là où vient s’échouer son regard. Les choses venues à l’éclosion durant ces deux heures sont amenées à être reconduites, ailleurs, dans un inconnu, dans un hors-champ que l’on devine avec certitude. L’Homme est définitivement condamné : il doit quitter son paradis banlieusard et ses mini-drames si banals.

   On voit la référence. Ou plutôt la Référence. Au mythe de Pandore, cette boîte tragique, s'additionne la genèse judéo-chrétienne. Encore une fois, la femme est à vouer au sempiternel péché originel : la faute, partagée au sein du couple lui-même, au sein de cette famille sacrifiée, doit être expiée et la grandiloquence pathétique du finale, où le canon est appuyé sur cette poitrine féminine et retorse, est le juste retour à la nature des choses. Les figures et leurs rôles respectifs, tels que le définit le film sont alors parfaitement cernés : femmes pécheresses, venimeuses, faisant face à l’aboulie masculine, cette lâcheté de n’avoir pu réfréner la malignité féminine, de n’avoir su, par l’imposition virile, naturelle, biblique, recadrer la velléité originelle qui entraîna le couple dans la chute. La faute originelle s’inscrit de manière générique dans l’histoire humaine : elle est appelée à se répéter tant que l’homme sera homme et Dieu, Dieu. Positif ne s’y trompe pas : The Box est un apostolat qui ne s’assume pas.

   A y regarder de plus près, le relief réactionnaire et misogyne ; la facture plutôt conventionnelle et archétypale de la satire sociale ; le pessimisme naïf desservent effectivement l’œuvre elle-même. Mais ces défauts offrent un contraste entre une simplicité cinématographique telle que la pratique Kelly, et le niveau de complexité narratif. D’ailleurs, le cœur du film est pris dans un étau : la lourdeur du discours et de sa mise en forme constitue les tranches qui renferment le véritable déroulement du film. Ce n’est pas tant la vilénie féminine, la couardise d’un homme émasculé ni le sacrifice de l’enfant innocent qui constituent la matière du film mais uniquement l’enveloppe, le prologue et l’épilogue. Une fois le bouton écrasé, l’histoire et la réalisation basculent. L’étouffante référence religieuse et mythologique s’estompe pour laisser place à une partition délirante et paranoïaque. On passe de Moïse et de la morale patriarcale à Hitchcock et la suspension de l’action. La poussée du bouton n’est pas vide : la pression est lâchée, envahit l’écran et entraine le couple dans la tragédie des forces invisibles. Avec en conclusion, la boucle bouclée, le retour du missionnaire : le climax religieux, avec la femme châtiée, l’homme condamné, l’innocence à jamais perdue. Une parenthèse au milieu d’une introduction et d’une conclusion évangéliques. Kelly reprend la métaphore à Matheson, l’actualise dans un vécu autobiographique (années 70 ; le papa qui bosse pour la NASA…) et essaie de la dépasser par son insistance à en faire l’exception du film. Et dans cet entre-deux, les influences majeures, les thèmes communs, les sombres obsessions et visions d’un réalisateur.



   Encore faut-il convenir à perdre sens. Dans cet entre-deux, dans ce moment à partir duquel le film bascule, croyance et temporalité s’entremêlent, créent un espace et un temps du récit et l’époustouflante fuite en avant est constamment structurée par ces deux grands thèmes. Il y a une certaine opacité, une difficulté à pénétrer dans cette boîte, comme dans tous les films de Kelly, largement due à cette structuration ambivalente. En plus de la solennité religieuse, il y a cet acte de transfuge et de substitution : au mythe de la Chute s’ajoute celui d’un complot impliquant toutes les forces terrestres et extra-terrestres, en bas comme en haut. Si ce n’est plus le divin, c’est quelque chose d’autre, d’aussi grand, d’aussi lointain, d’aussi inconnaissable. On touche ici à l’essence de la tragédie générique, les forces étant toujours supérieures, toujours dans le cumulus des nuages, hors de la physique et d’un contact rationnel. Comme le film de Kelly, sans raison apparente et, peut-être, sans raison réelle. Il n’y a pas vraiment d’évangélisme qui tienne la route dans The Box, seulement une mystification. On demande à croire, à échafauder ce qui ne peut l’être, à se débattre avec la matière du film comme se débattent les personnages au milieu d’un univers qu’ils ne connaissent plus. La convocation d’Hitchcock est un leurre puisqu’au final, rien ne tient et rien ne doit tenir. Seul le retour à l’iconographie classique, à cette scène sacrificielle, une balle dans le cœur et l’émissaire, ce prophète monstrueux et martyr, un sourire au coin des lèvres. Comme les protagonistes, on veut bien croire au paradis, on veut bien croire qu’il y aura un terme, un moment ou un lieu où ce drame ne prendra plus place. Un sens, une finalité. Kelly, par les ruptures qu’il instille, manipule nos attentes et nos espérances en nous ravissant la signification de la totalité. 

   C’est peut-être ici que le bât blesse. Ici, dans cette privation de sens dans un contexte de sensibilité. Faute d’une structure qui ferait émerger le sens, la direction, la réalité de l’œuvre, The Box peut être aisément réduit à la superficialité qu’il véhicule. Mais dans ce cas, peut-être la prudence nous aidera-t-elle à constater, pour ce film, que sans l’immersion inconditionnelle, sans la douceur âcre d’être bercé ou berné par une trame complexe, sans la correspondance et son rattachement à la pratique personnelle d’un cinéaste, il ne saurait y avoir qu’une abstraction, qu’une frustration.


Lorin Louis