jeudi 4 juin 2009

Vengeance(s) deux films de Ken Loach et Clint Eastwood

A propos des fins de Looking for Eric et de Gran Torino


Ken Loach et Clint Eastwood, voilà deux cinéastes consacrés qui clament haut et fort leur engagement politique et qui n'ont jamais hésité à imprégner leurs fictions de l'idéologie dont ils se réclament. On pourrait même dire que l'âge aidant, ils s'y atellent avec un détachement que d'aucuns prendront pour de la désinvolture. Aujourd'hui, le capitalisme est devenu la norme et donc il semble normal que le communisme fasse alternativement office de chiffon rouge (l'ultra-gauuuuche, houuuuu...) ou de folklore (fête de l'Huma' ?). Dans ce contexte, quel genre de films peuvent bien faire un marxiste et un libertarien ?

Le film du second a été largement commenté, porté aux nues, parfois aussi critiqué... Bref, parcouru en long, en large et en travers (voir le prochain numéro de notre revue). Certains, dont je fais partie, ont pu être écœurés par le talent déployé par Eastwood pour manier les références à sa propre mythologie, et son habileté à jouer ironiquement des stéréotypes qui sont associés à son personnage pour mieux les renforcer, in fine. Oui, à la fin, tout y était : la bonne brute face aux truands dans un face-à-face leonien. Résultat, à la brute, le salut et l'ambiguïté morale, aux truands, l'enfer de la prison, chose promise et due aux bêtes et aux méchants (1). Le malin Clint se payant même le luxe de s'épargner le recours à la force, conférant une grandeur supplémentaire à son martyr christique. Comme au bon vieux temps de la conquête de l'Ouest (ou de Gotham City), les forces de l'Etat arrivent après la bataille pour ramasser la vermine et faire le ménage dans le « backyard ». Dans cette jungle urbaine et désertique, la vengeance personnelle palliait donc, une fois de plus, l'absence d'un Léviathan régissant l'absurde guerre de tous contre tous. Et puis de toute manière, à quoi pourrait bien servir l'Etat et son bras armé, la police, quand il suffit d'un peu de jugeote et/ou d'un gros calibre pour obtenir la paix des dignes travailleurs dans son quartier ?

Ken Loach sur son île a lui aussi abandonné depuis belle lurette le mythe d'un Etat protecteur des faibles et des opprimés. D'abord, la mère Thatcher est passée par là, elle a tout cassé sur son passage et puis ensuite, la vieille oligarchie régnant sur la classe politique n'a plus grand chose à voir avec les luttes sociales pour l'émancipation du peuple. Sans doute cherche-t-il en vain un avatar britannique à notre facteur national. Et donc par conséquent, c'est dans la vengeance, l'expédition punitive mais festive que se règlent les problèmes de voisinage auxquels le pauvre Eric s'est trouvé confronté. La solidarité de classe joue à plein et c'est une armée de facteurs-supporters, une véritable Manchester United Red Army qui envahit et ruine dans la joie et la bonne humeur, le luxueux jardin des bad boys.

A cette occasion et pour garder l'anonymat, tous revêtent le masque du King, sir Eric Cantona, qui à l'heure de la fin des idéologies, fait office de dernier maître à proverbe, heu, à penser. Là où l'image de Mao et les maximes de son petit livre rouge guidaient le peuple vers la révolution, c'est aujourd'hui l'idole des stades qui exacerbe le lien social. Parfait contrepied en somme au Dark Night de Nolan qui usait de cette violence vengeresse pour faire tomber dans un même geste flamboyant de rage le masque de ses imposteurs et le sourire du Joker (2). Avec Nolan, l'icône ne doit sa pérennité qu'au piédestal sur lequel elle s'est hissée. Elle a besoin de cette distance et de l'aura mystérieuse qu'elle confère pour poursuivre sa mission. Pour être admirée et saluée, elle a besoin de ce sérieux à toute épreuve, comme un Papa qui refuse de desserrer la mâchoire devant la grimace insolente de son fiston. Elle ne saurait tolérer le sourire ironique et grinçant du bouffon, sourire qui tourne irrémédiablement en ridicule le costume moulant qui protège sa véritable identité.

Ken Loach, lui, détourne le mythe sans complètement l'achever, il démythifie Cantona en laissant libre cours à l'autodérision que le bonhomme se plaît à déployer; manière de rapprocher l'idole des petites gens, de ses admirateurs, pour en faire un vieux sage amusant. Manière aussi pour le footballeur de faire un peu oublier le dernier souvenir audiovisuel à hanter la mémoire collective. Personne n'a encore oublié que la dernière fois qu'il avait traversé la rampe séparant la scène de ses fans, c'était les deux pieds en avant. Manifestement, la comédie est un genre qui lui sied mieux que le film de Kung-Fu.

Loin de l'iconolâtrie léchée d'un Pedro Costa ou même d'un Johnnie To (dans deux registres très différents certes), Ken Loach remet Cantona « le vrai » à la même place que celle de ses fans : caché derrière son propre masque. L'idole ne guide pas, elle est là, quelque part dans le groupe, donnant simplement l'énergie de croire en la possibilité d'une victoire collective.




Cela dit, il n'est pas moins évident que dans cette séquence conclusive, Loach rejoue sur le mode de la farce rigolarde le fantasme de l'humiliation des mauvais patrons. Il semble prendre un certain plaisir au spectacle de la figure du riche propriétaire beauf, arrogant et arriviste fulminant, arrosé de peinture rouge. De même, les tuniques rouges des supporters, menés par un vieux grognard aux allures de leader syndical ne trompent personne sur le genre d'imaginaire convoqué par Loach. Finalement, il partage avec ce film la jouissance cathartique du couple Delépine-Kervern qui recourait dans Louise-Michel à un autre duo de personnages enragés pour buter fictivement le Patron (voire critique sur le blog). On saisit très bien ce que peut avoir de ludique et de sain (les mauvaises langues prononceront « vain ») un tel exercice de défoulement lucide. Si la lutte des classes est morte et enterrée, les idoles elles, ne le sont pas tout à fait et c'est encore pour elles l'occasion de s'en payer une bonne tranche.

Raphaël Clairefond

(1) A ce titre, il sera intéressant de voir ce que fait un Tarantino de l'imaginaire du western et du manichéisme dans son prochain film, Inglorious Basterds.

(2) Lire à ce sujet l'article de Simon Pellegry : De l'aristocratie chez certains chevaliers, Spectres du Cinéma #2



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