dimanche 19 avril 2009

Le surfzappeur sans salaire : La révolution ne sera pas télévisée


Le philosophe Alain Badiou était récemment invité à l'émission télévisuelle "Ce soir ou jamais" présentée par Frédéric Taddeï à l'occasion de la parution d'un nouveau livre L'hypothèse communiste (1). Lors de cette émission, les téléspectateurs auront sans aucun doute constaté avec quelque étonnement le traitement particulier réservé à Badiou au cours de la discussion. En effet, à plusieurs reprises, le présentateur propose au philosophe de regarder des extraits de films pour illustrer les propos autour des sujets mis sur la table. Pour les "séquestrations" de patrons, un extrait du film de M. Karmitz Coup pour coup (1972), pour l'hypothèse communiste à ne pas négliger un extrait de La Chine (1972) d'A. Antonioni, pour l'insurrection des minorités un extrait de Ma 6-T va crack-er (1997) de J.-F. Richet. Puisqu'il est visible que Taddeï ne s'intéresse pas, ou n'a pas le temps de s'intéresser, à ce que pense réellement Badiou de ces films, il faut croire que ces extraits n'ont d'autre vocation que de rabattre le cinéma sur les sujets évoqués (et non l'inverse) auprès des spectateurs que nous sommes, là même où Badiou exhorte à trouver des "points de réel" afin de lutter contre le capitalisme. Bref, le dispositif a tout de la mise sous verre : Badiou, les films, tout est mis en vitrine comme une affiche de Mai 68 dans une exposition commémorative, alors même que Badiou est venu parler de l'avenir du mot "communiste". Le présent même est renvoyé à une forme de reprise du passé, de remake, de sequel, pour parler comme au cinéma, inscrivant les luttes en cours dans un futur pauvre, sans avenir. Cette construction médiatique utilise grossièrement le cinéma pour ce qu'il est toujours appelé à devenir in fine souvent malgré lui, à savoir un outil policier (2) spectaculaire de la culture visant à maintenir chacun à sa place confortable de consommateur. Dans la rubrique Hantologie, un texte récemment distribué par Badiou lors de son séminaire à propos du cinéma et de Platon éclairera sans doute sous un jour nouveau le comportement de Taddeï à l'encontre du philosophe lors de cette émission. JM


(1) L'émission est disponible en ligne.

(2) Opposée à la politique, "la police est, en son essence, la loi, généralement implicite, qui définit la part ou l’absence de part des parties", selon Jacques Rancière.

Hantologie : Platon

Voici une copie de la traduction de l'Allégorie de la caverne que le philosophe Alain Badiou a distribuée lors d'un de ses derniers séminaires. Il est déjà disponible sur le site des cours et séminaires, mais seulement scanné et peu facile à consulter. Peu lisible sur le site, il vous est ici proposé sur un support plus facile à la consultation et accompagné de quelques explications d'Alain Badiou.


L'Allégorie de la Caverne
traduite par Alain Badiou


- Imaginez une gigantesque salle de cinéma. En avant, l’écran, qui monte jusqu’au plafond – mais c’est si haut que tout ça se perd dans l’ombre -, barre toute vision d’autre chose que de lui-même. La salle est comble. Les spectateurs sont, depuis qu’ils existent, emprisonnés sur leur siège, les yeux fixés sur l’écran, la tête tenue par des écouteurs rigides qui leur couvrent les oreilles. Derrière ces dizaines de milliers de gens cloués à leur fauteuil, il y a, à hauteur des têtes, une vaste passerelle en bois, parallèle à l’écran sur toute sa longueur. Derrière encore, d’énormes projecteurs inondent l’écran d’une lumière blanche presque insupportable.

- Drôle d’endroit ! dit Glauque.

- Guère plus que notre Terre… Sur la passerelle circulent toutes sortes d’automates, de poupées, de silhouettes en carton, de marionnettes, tenus et animés par d’invisibles montreurs, ou dirigés par télécommande. Passent et repassent ainsi des animaux, des brancardiers, des porteurs de faux, des voitures, des cigognes, des gens quelconques, des militaires en armes, des bandes de jeunes des banlieues, des tourterelles, des animateurs culturels, des femmes nues… Les uns crient, les autres parlent, d’autres jouent du piston ou du bandonéon, d’autres ne font que se hâter en silence. Sur l’écran, on voit les ombres que les projecteurs découpent dans ce carnaval incertain. Et dans les écouteurs, la foule entend bruit et paroles.

- Mon Dieu ! ponctue Amantha. Etrange le spectacle, plus étranges encore les spectateurs !

- Ils nous ressemblent. Voient-ils d’eux-mêmes, de leurs voisins, de la salle et des scènes grotesques de la passerelle, autre chose que les ombres projetées sur l’écran par le torrent des lumières ? Entendent-ils autre chose que ce que diffuse leur casque ?

- Certainement rien, s’exclame Glauque, si leur tête est immobilisée depuis toujours en direction du seul écran, et leurs oreilles bouchées par les écouteurs.

- Et c’est le cas. Ils n’ont donc aucune autre perception du visible que la médiation des ombres, et nulle autre de ce qui est dit que celle des ondes. Si même on suppose qu’ils inventent des moyens de discuter entre eux, ils ne pourront jamais distinguer entre le nom d’une ombre, qu’ils voient, et celui de l’objet, qu’ils ne voient pas, dont cette ombre est l’ombre.

- Sans compter, ajoute Amantha, que l’objet sur la passerelle, robot ou marionnette, est déjà lui-même une copie.On pourrait dire qu’ils ne voient que l’ombre d’une ombre.

- Et, complète Glauque, qu’ils n’entendent que la copie numérique d’une copie physique des voix humaines.

- Eh oui ! Ces spectateurs captifs n’ont aucun moyen de conclure que la matière du Vrai est autre chose que l’ombre d’un simulacre. Mais que se passerait-il si, chaînes brisées et aliénation guérie, leur situation changeait du tout au tout ? Attention ! Notre fable prend un tour très différent. Imaginons qu’on détache un spectateur, qu’on le force soudain à se lever, à tourner la tête à droite et à gauche, à marcher, à regarder la lumière qui jaillit des projecteurs. Bien sûr, il va souffrir de tous ces gestes inhabituels. Ebloui par les flots lumineux, il ne peut pas discerner tout ce dont, avant cette conversion forcée, il contemplait tranquillement les ombres. Supposons qu’on lui explique que sa situation ancienne ne lui permettait de voir que l’équivalent dans le monde du néant des bavardages, et que c’est maintenant qu’il est proche de ce qui est, qu’il peut faire face à ce qui est, en sorte que sa vision est enfin susceptible d’être exacte. Ne serait-il pas stupéfait et gêné ? Ce sera bien pire si on lui montre, sur la passerelle, le défilé des robots, des poupées, des pantins et des marionnettes, et que, à grand renfort de questions, on tente de lui faire dire ce que c’est. Car à coup sûr les ombres antérieures seront encore, pour lui, plus vraies que tout ce qu’on lui montre.

- Et, remarque Amantha, en un certain sens, elles le sont : une ombre que valide une expérience répétée n’est-elle pas plus « réelle » qu’une soudaine poupée dont on ignore la provenance ?

Socrate, immobile, peut-être aussi furieux qu’émerveillé, fixe Amantha en silence. Puis :

- Sans doute faut-il aller jusqu’au bout de la fable, avant de conclure quant au réel. Supposons qu’on contraigne notre cobaye à regarder fixement les projecteurs. Les yeux lui font atrocement mal, il veut fuir, il veut retrouver ce qu’il supporte de voir, ces ombres dont il estime que leur être est bien plus assuré que celui des objets qu’on lui montre. Alors, de rudes gaillards payés par nous le tirent sans ménagement dans les travées de la salle. Ils lui font passer une petite porte latérale jusqu’ici dissimulée. Ils le jettent dans un tunnel crasseux par lequel on débouche en plein air, sur les flancs illuminés d’une montagne au printemps. Ebloui, il couvre ses yeux d’une main faible : nos agents le poussent sur la pente escarpée, longtemps, toujours plus haut ! Encore ! Ils arrivent au sommet, en plein soleil, et là, les gardes le lâchent, dévalent la montagne et disparaissent. Le voici seul, au centre d’un paysage illimité. L’excès de la lumière dévaste sa conscience. Et comme il souffre d’avoir été ainsi traîné, malmené, exposé ! Comme il hait nos mercenaires ! Peu à peu cependant, il essaie de regarder, vers les crêtes, vers les vallées, le monde éblouissant. Il est d’abord aveuglé par l’éclat de toute chose, et ne voit rien de tout ce dont nous disons communément : « Ceci existe, ceci est vraiment là. » Ce n’est pas lui qui pourrait dire comme Hegel devant la Jungfrau, et d’un ton méprisant, « das ist », cela ne fait qu’être. Il essaie cependant de s’habituer à la lumière. Après bien des efforts, sous un arbre isolé, il finit par discerner le trait d’ombre du tronc, la découpe noire des feuilles, qui lui rappellent l’écran de son ancien monde. Dans une flaque au pied d’un rocher, il arrive à percevoir le reflet des fleurs et des herbes. De là, il en vient aux objets eux-mêmes. Lentement, il s’émerveille des buissons, des sapins, d’une brebis solitaire. La nuit tombe. Levant les yeux vers le ciel, il voit la lune et les constellations, il voit se lever Vénus, encore. Assis raide sur une vieille souche, il guette la radieuse. Elle émerge des derniers rayons et, de plus en plus brillante, décline et s’abîme à son tour. Vénus. Enfin, un matin, c’est le soleil, non dans les eaux modifiables, ou selon son reflet tout extérieur, mais le soleil lui-même, en soi et pour soi, dans son propre lieu. Il le regarde, il le contemple, dans la béatitude qu’il soit tel qu’il est.

- Ah ! s’écrie Amantha, quelle ascension vous nous décrivez ! Quelle conversion !

- Merci, jeune fille. Ferais-tu comme lui ? Car lui, notre anonyme, appliquant sa pensée à ce qu’il voit, démontre que de la position apparente du soleil dépendent les heures et les saisons, et qu’ainsi l’être-là du visible est suspendu à cet astre, si bien qu’on peut dire : oui, le soleil est le régent de tous les objets dont nos anciens voisins, les spectateurs de la grande salle fermée, ne voient que l’ombre d’une ombre. Evoquant ainsi sa première demeure – l’écran, le projecteur, les images artificielles, ses compagnons d’imposture -, notre évadé involontaire se réjouit d’en avoir été chassé et prend en pitié tous ceux qui sont restés cloués sur leur fauteuil de visionnaires aveugles.

(Platon, La République, VII)


Alain Badiou, sur sa traduction :

J’ai voulu rendre le texte de Platon contemporain de notre régime d’images. Les ombres éclairées à la chandelle sur les parois de sa caverne ont quelque chose de franchement néolithique. J’ai donc eu recours aux prestiges combinés du cinéma et – pour conserver l’énigme des montreurs invisibles – des ombres chinoises.

Pour présentifier la violence obscure de la sortie de la salle de spectacle, j’ai par contre appelé Kafka à la rescousse, avec ces « agents » qui, sans ménagements, viennent arracher le spectateur à sa situation ordinaire.

J’ai voulu ponctuer – sans prétendre résoudre – la principale énigme du texte, qui est celle de tous ces objets qui circulent derrière les spectateurs (« poupées, marionnettes etc. ») et dont on ignorera à jamais la provenance. Ce qui, une fois de plus, est souligné par Amantha quand elle fait remarquer que les ombres de l’expérience ordinaire, avant l’arrachement, étaient plus « réelles » que ces mystérieux objets.

Enfin, j’ai voulu donner plus d’ampleur au passage à l’extérieur, pour un meilleur équilibre avec la salle de spectacle, et pour cela j’ai mis à contribution la prose de Samuel Beckett (« il voit se lever Vénus, encore ... »).

Eyquem

mercredi 8 avril 2009

Critiques, vos papiers : The Chaser (Hong-jin Na)

CHASSER DU GIBIER





Une formule qui tendrait à décrire un film dont le seul devenir reste celui de la chasse : course-poursuite ; course ; fuite et course encore; The Chaser - Chugyeogja, premier long métrage de Hong-jin Na, tente de narrer l'histoire d'un ancien flic, devenu proxénète qui se met à chasser (en courant) le type qui chasse ses filles (en les tuant). Dis comme ça, ça n'a pas l'air brillant, en effet, mais le début du film comporte de bonnes idées : un début brut quasi in medias res, une mise en scène de la nuit glaciale, et un vrai rythme qu'un scénario alambiqué et tordu mène malheureusement droit à sa perte.

Trop riche, le film en plus de ce premier résumé comporte trois autres niveaux de lecture :

-une prostituée veut arrêter son activité pour élever sa fille.
-un maquereau mené, de force, vers la rédemption escalade plusieurs strates en enfer.
-la police cherche à couvrir un scandale politique (un maire éclaboussé par de la merde) par un scandale meurtrier (un serial-killer amateur de femmes)...

Si le film tranchait dans la direction à prendre ou avait su bien entremêler ces différents niveaux, il y aurait gagné à coup sûr ; or, le motif dominant reste celui de la chasse et de la course poursuite au sein de tous ces thèmes, et, Hong-jin Na pense pouvoir, de surcroît, les fédérer de la sorte. Peine perdue, la mise en scène assez classe du départ laisse peu à peu la place à une caméra survoltée et des effets de montage disgracieux cherchant à créer le rebondissement, la surprise dans chaque séquence sans se soucier de lier l'ensemble.

Toutefois, le film commet sa plus grosse faute de goût en multipliant la violence outrancière et esthétisée à mort ; une mort où l'amour ne peut donner lieu à un repentir quelconque, et un amour pour la mort que la mort elle même semble mener à la mère et son absence fulgurante. Mort ; amour, mère; pour paraphraser Vernant, un trio déséquilibré la présence insistante de la mort, violente, déséquilibre le film.

Alors, incohérences scénaristiques et plot holes font leur chemin pour faire suivre son lot de coïncidences au récit. Quelle importance après tout, si cela est fait avec brio ; ce n'est pas le cas. Tout comme le fait que The Chaser - trop empreint ou trop influencé par Memories of murder - ne cherche pas non plus à se détacher du modèle hollywoodien du film noir et de sa créature monstrueuse qu'est le serial-killer. Puisqu'il en fait une figure sacrée, le centre du film, son champ d'existence sans mettre en cause une seconde son modèle.

Un modèle exporté, par ailleurs, d'un point de vue strictement français, puisque regarder ce film nous intéresse dans la propension qu'a le cinéma sud-coréen de nous décrire le monde policier comme un monde d'abrutis finis, d'incompétents patentés. Changement pour qui pense à Oliver Marshal ; Marshall du cinéma policier français depuis quelques années, qui cherche à mettre en avant le sceau d'authenticité que détiendraient ses films tout en les réalisant en suivant à la lettre le modèle dominant... Serial-Killer, lui aussi, à la clé.

Simon Pelegry