mardi 13 avril 2010

Critiques, vos papiers : Max et les Maximonstres (S. Jonze)

Ceux qui sont en nous...





Certains films sont des lieux communs. Enfin, pas si communs, tant ils émergent d’une expérience personnelle inédite et qu’ils génèrent du coup la confrontation de notre propre écriture à quelque chose d’enfoui, de refoulé et que nous croyions perdu. Et c’est l’occasion d’un film, d’une adaptation, travail d’archéologie personnelle qui, grâce à cet événement, me permit de retrouver ce qui m’était dissimulé et ainsi parcourir à nouveau des espaces qui m’ont été familiers, ressentir une seconde, une autre fois, des émotions qui m’ont jadis mû.

Ecrire sur Where The Wild Things Are, tant le conte graphique de Maurice Sendak que l’adaptation qu’en livre Spike Jonze, en proposer une critique ou un texte, est une expérience lourdement ambigüe. Elle est la résurgence de ce « je » qui se veut discret, intériorisé et neutralisé par une écriture qui ne joue pourtant jamais la dupe, qui connaît malgré les palliatifs la part du sujet et la part de l’objet. Une subjectivité enfantine, innocente. Et là, on peut constater les résistances, les difficultés liées à ce souvenir affectif, à cette part d’irrationalité qui participa à une émotion. Et pourtant, faut les dépasser, ces achoppements intérieurs. Il faut passer outre pour, peut-être, mieux les pénétrer, mieux les cerner et en faire fleurir quelques précieuses parts de soi-même. Ecrire cette critique pour moi, c’est finalement retourner à quelque chose de familier. Peut-être plus que d’habitude.



Dès lors, l’annonce d’une adaptation cinématographique avait de quoi me toucher de deux façons : par les réminiscences intimes que cette dernière réveillerait de toute façon et par la curiosité d’assister sur grand écran à la naissance en volume de ce que les dessins aplanis recélaient.

Juste voir ce qu’il en reste. L’occasion d’un film.

Et le film ? Des histoires. L’histoire d’une trahison, d’abord.

Ce que Jonze trahit, c’est la simplicité du texte et du propos de Sendak. Impossible adaptation qui ne saurait passer par un développement « filmique » ; qui ne saurait s’étendre au travers de péripéties, par un développement diégétique et une intrigue classique. En y jetant un coup d’œil, Sendak ne cherche pas à développer, ne cherche pas à raconter des histoires, si ce n’est une histoire. Bien sûr, Jonze reprend le fil du livre, s’applique à recenser, à intégrer, à reproduire en son sein, l’intégralité non seulement événementielle du conte graphique –la séquence qui précède la fuite au pays des Maximonstres est intense, pétrie d’émotions et de frustrations- mais également l’esprit qui traverse les lignes et les dessins de l’album. Jonze reprend la symbolique de Sendak, remonte son interprétation psychanalytique et en offre une illustration différente, animée et imagière mais tout aussi juste.

Mais quoi ? N’est-ce pas la meilleure interprétation que l’on puisse faire de cette œuvre originale ? Ce qui singularisait cet album, ce qui donnait à ce conte, à la dimension initiatique qui l’habitait et qui en faisait une liaison, une dimension universalisable, c’était sa simplicité. Peut-être indigence, peut-être paresse ? Une sincère simplicité ; une authenticité. Un moyen d’adresser et de toucher un lectorat, grand comme petit –ou plutôt ceux qui (s)ont (été) petits avant d’être grands- cela, malgré les frontières et les barrières. Et une immédiateté, donc une efficience qui transparaît par la concision et le rôle des images reprographiées. Jonze, malgré l’application qu’il met à suivre le fil rouge de la narration de Sendak, malgré les efforts qu’il dispense à reproduire, par mimétisme, son univers singulier ; malgré son souci à rendre les monstres numériques à l’image des monstres graphiques, trahit l’œuvre original dans son cœur même, en ce qu’elle a de plus simple, en surenchérissant, en rendant complexe et circonvenu ce qui était une figure linéaire. En ajoutant plusieurs intrigues et en dédoublant des éléments présents dans le livre, en prolongeant certains par des extensions narratives, c’est tout le bouquin de Sendak qui dévie de sa ligne originale.

Mais une trahison n’est pas qu’une simple trahison. Il y a trahir et trahir. Une trahison sans tromperie, sans ressentiment ni violence. On sent la motivation intrinsèque ; on mesure ce qui se trame en amont, la fascination de Jonze pour le livre de Sendak. Il se montre d’ailleurs pointilleux, à la limite de l’obséquiosité, soucieux de ne pas quitter le chemin battu, mais forcé de le faire par la longueur de son métrage. Dès lors, les minces lignes de Sendak ont valeur de synopsis, de fil rouge à partir duquel sont possibles et même nécessaires toutes les digressions, tous les développements. Ainsi Max et sa suzeraineté, problématique et polémique. Ainsi la liaison conflictuelle entre Carol et KW, véritable moteur souterrain de l’intrigue du film. Ainsi les rapports sociaux, psychologiques entre les Maximonstres, soutenus par le jeu des doubleurs qui, pour l’occasion et sous la direction de Jonze, se sont faits acteurs. Dépasser l’horizon fixé par Sendak pour tenter, dans les voies qu’ouvre le conte graphique, d’aller au-delà de ces dernières, plus loin, plus au fond de ces pistes, est une gageure qui promet la déception. Et la trahison, donc.



Exercice indispensable en même temps que nécessaire tant l’attitude révérencieuse, obséquieuse, rend impérative l’articulation entre le film et l’album. Le problème de Jonze n’est pas d’avoir voulu adapter Sendak, mais de le faire en n’acceptant pas de le trahir, même un peu. Et le grand écart entre le scénario et l’œuvre originale relève de la haute voltige.

Ainsi, à articuler le film avec le récit de Sendak, on ne peut s’empêcher, en dépit du reste, de la nécessaire trahison, d’encenser l’adaptation qui, dans les grandes lignes tracées, reprend l’univers et les problématiques de l’œuvre originale. Reste ce qui en dépasse, tant dans les situations vécues que dans celles que fantasme le petit Max. Comme dans le livre, tout converge vers les émotions du jeune Max. Leur démesure, leur excessivité, démonstration positive d’un défaut de contrôle, d’une absence de pédagogie des sentiments.You’re out of control, lui criera sa mère. L’île des Maximonstres est un archipel intérieur : dans le bouquin de Sendak, c’est la chambre, lieu d’imagination devenu pour l’occasion espace de répression et de refoulement, qui se convertit en une contrée fantasmée. Jonze ne reprend pas la transition, préférant jouer la coïncidence, la possibilité d’une aventure où l’on ne se ferait pas totalement duper par ses propres émotions. Et cette navigation intérieure gagne une certaine ouverture vers la possibilité d’un récit, vers les aventures annexes, ajoutées que présente le film. En ceci, cette quête d’aventure, de sensations, d’excitation, s’éloigne des efforts d’adaptation pour rejoindre une narration de facture classique.

Des histoires. C’est par le récit que Max trompe les monstres. Par l’histoire, le mythe, sa mythomanie. Une histoire de pouvoirs, de roi. Une histoire qui trouve son lien dans celle qu’il narre à sa mère, sous son bureau, en jouant avec la pointe de ses collants : le vampire qui ne pouvait plus être vampire après qu’il eut perdu ses canines d’adulte. Une histoire, encore, d’innocence perdue, d’une perte d’un univers où tout ce qui le structure, tous les étais qui soutiennent ce monde enfantin ou cet igloo utérin, ne résistent pas aux assauts tout aussi sauvages et violents d’un monde adulte décomposé. Le récit du film nous apprend que les choses sauvages ne se cantonnent pas à une circonscription insulaire ; que les jeunes garçons ne sont pas les seuls à s’y confronter ; qu’on ne peut espérer avoir la maîtrise absolue de ce qui reste et qui doit rester sauvage. Seulement connaître ses sentiments, ses émotions, ses réactions, comme Jonze nous invite à connaître davantage la personnalité des monstres de Max. Les cris d’Indiens qui résonnent de l’intérieur continueront leurs psalmodies à l’endroit de ces adultes, de ces grands qui doivent faire le deuil de leur sauvagerie, qui doivent briser leurs canines et réprimer à l’intérieur le ressentiment, les colères, les tristesses…

On l’a bien compris : Jonze, éternel gamin, réalise un faux-film pour enfants. Enfin, un faux-film pour vrais-enfants, l’adresse est dirigée vers ceux qui dissimulent les émotions infantiles, ces monstruosités indomptables, sous des apparences de vampires édentés.

Lorin Louis

vendredi 2 avril 2010

Zéro de conduite : Hypocrisie de Clint Eastwood

Hypocrisie de Clint Eastwood



Dans la lignée du texte de GLJ publié il y a quelques semaines sur le blog, ainsi que du travail global effectué par Les spectres sur les films de Clint Eastwood (n°3, discussions sur les forums…), j’aimerais approfondir certains traits qui me paraissent décisifs pour comprendre ce que j’appellerais « l’hypocrisie eastwoodienne ». En effet, derrière les bonnes intentions et les idéaux pacifistes de son dernier film, Invictus, se distille toute une série d’agencements politiquement douteux qui contredisent les propos soi-disant progressistes affichés au départ, allant même jusqu’à effacer les nuances d’une question (l’égalité de tous) et d’un personnage (Nelson Mandela) complexes.

Partons du principe qu’un film, une image, une représentation donne toujours à voir un visible configuré et construit selon les principes d’un discours concret. Par exemple, la communauté noire peut être le sujet d’un film sans pour autant être mise en avant en subissant la loi du cliché et de la logique politique dominante de « droite ». Dès lors, ce film n’a plus de potentiel émancipateur, ce qui apparaît pourtant indispensable à une telle entreprise. Il ne suffit donc pas de montrer pour défendre, accompagner ou penser le sort d’une cause.

Invictus, au départ, « montre » quelque chose, sous le couvert de bonnes intentions : Nelson Mandela et la réconciliation raciale en Afrique du Sud. Mais le visible est strictement cadenassé sous différentes configurations : éviction de la lutte raciale, quasi-disparition de cette lutte, point de vue hégémonique du blanc fautif qui vient demander un pardon accordé. Je renvoie ici au texte de GLJ, qui récapitule bien ces différentes caractéristiques.

Invictus n’est donc pas un film sur Nelson Mandela, réduit ici à une simple marionnette, ni une ode à la fraternité et à la réconciliation, mais une tentative de réaffirmation constante de l’hégémonie de l’homme occidental accablé sous le poids de son passé. Le seul but de ce film est de demander pardon pour, ensuite, retrouver une nouvelle forme de domination. Et c’est là, dans ce discours souterrain, que s’installe toute l’hypocrisie d’Eastwood. C’est là, en somme, que le visible vient contredire les propos pacifistes et réconciliateurs du film. Analysons donc ces différentes formes d’hypocrisie.

Tout d’abord, comme souvent chez Eastwood, l’« autre », qu’il soit noir, japonais ou hmong doit toujours posséder quelque chose d’américain ou d’occidental en lui, et il doit obéir à la morale qui l’accompagne. Pas question d’éprouver une sympathie pour qui ne partagerait pas « la plus grande culture ». On pense au Général des Lettres d’Iwo Jima, au voisin de Gran Torino… Nelson Mandela est, lui, réduit à ce personnage moins intéressé par le sort de son peuple que par celui de l’ancien oppresseur. Par exemple, la scène où il interrompt une réunion sportive pour calmer la foule assoiffée de vengeance, presque sauvage, prend un ton douteux. Non pas qu’il faille minimiser le geste de Mandela, qui caractérise aussi le personnage, mais le problème est plus complexe : pourquoi Eastwood ne va que dans un sens et évince tout une parcelle de visibilité ? Pourquoi utiliser Mandela comme allié profond d’une restauration de la dignité occidentale ? Invictus, d’entrée de jeu, affirme qu’il n’est pas un film sur Mandela, et même, qu’il s’en moque complètement. Le sujet du film, c’est l’Occident et le maintien de son hégémonie.

Comment ce maintien se traduit-il à l’écran ? En explorant l’Histoire avec le corps meurtri du blanc colonisateur et sa perception afin qu’il puisse entrer en rédemption. Tel est donc le sens de cette visite éclair dans la prison où Mandela a séjourné et souffert durant 27 ans. Pris d’émotion, Matt Damon voit le fantôme du président apparaître dans son ancienne cellule. Il comprend que cela a dû être affreux, et que son geste réconciliateur a quelque chose de prodigieux. Mais pourquoi filmer seulement le pardon, chose qu’Eastwood ne fait jamais dans ses autres films ? Et pourquoi la démarche doit-elle émaner d’une ancienne victime ? C’est le monde à l’envers. Au lieu de réaffirmer certaines dissonances en nuançant la question, le pardon vient, au contraire, rétablir l’ordre précédent, celui du dominant et du dominé.

La preuve par l’image et par le visible : l’opposition entre le football et le rugby (qui prend forme à trois reprises durant le film) expose parfaitement le cheminement et la « transformation » du film. On passe d’une révolte (invisible, puisque le film la met de côté) au retour de l’hégémonie de l’homme blanc. Analysons ces trois séquences.

Mais revenons d’abord à la première (et tout à fait dispensable) scène, qui pose les données de l’équation à résoudre. Une limite sépare les jeunes africains jouant au foot sur un terrain crasseux et les colons s’entrainant, eux, au rugby. Un constat étrange se dessine : deux sports, deux « types » d’humanité qu’il faudra réunir sous le joug du mode de vie de la race blanche. En effet, le rugby devient l’élément « réunificateur » qui doit soumettre la différence de l’autochtone au régime du Même incarné par les valeurs occidentales. Autrement dit, il ne s’agit pas de réunir deux cultures, comme veut le faire croire le film, il s’agit, au contraire, de soumettre la culture noire à la domination blanche.

Donc, tout est une question de rugby. Le recourt à ce sport permet justement au cinéaste d’assurer le maintien de la « race blanche ». Trois scènes en sont la preuve. La première, c’est lorsque les joueurs sud-africains se rendent dans un faubourg pour y rencontrer des gosses défavorisés. Ils ne vont pas jouer au foot, mais au rugby. Ils vont initier les jeunes à ce sport qu’ils ne connaissent pas au lieu de simplement se mêler à eux et à leur culture autour d’un match de foot.

Le second exemple concerne les deux équipes de gardes du corps qui travaillent pour Mandela. Ceux-ci finissent par s’accepter définitivement lors d’un petit match de rugby improvisé dans les jardins de la maison présidentielle. Or, à plusieurs reprises, les gardes africains ont affirmé détester le rugby.

Enfin, le dernier exemple, brillamment explicatif, pointe sa mesquinerie au milieu du générique final : des jeunes africains ne jouent plus au foot, mais au rugby. Le générique est donc clair : les jeunes africains qui, avant, jouaient au football, sont maintenant adeptes du rugby.

C’est exactement à ce niveau souterrain, apparemment banal mais reconfigurant le visible, que l’hégémonie blanche réaffirme son autorité sur le peuple noir. Avec ces trois scènes, le cinéma d’Eastwood atteint les sommets d'une hypocrisie qu'il est difficile d'ignorer. Car on le constate bien : il n’est pas question de pacifisme, et encore moins d’égalité. Seul compte un certain type d’humanité, certaines valeurs, certains sports, et le plus honteux dans cette histoire, c’est que Nelson Mandela en vient à supporter un tel discours nauséabond. Il n’est plus que la marionnette d’un projet incroyablement hypocrite.

Le Comte