mardi 30 septembre 2008

Mal vu mal dit : Réponses (en sourdine)

En page 9 du premier numéro des Spectres du Cinéma nous publiions un article intitulé "Burdeau et Lanzmann, Badiou" qui exprimait quelques réticences à l'égard de la rédaction actuelle des Cahiers du Cinéma.

Voici les premières "réponses" des intéressés à cet article ou à d'autres critiques qui leurs sont en effet adressées régulièrement sur le forum des Cahiers :

"Quoi de neuf au cinéma ce mois-ci ? La Vie moderne, Dernier Maquis, De la guerre, La Frontière de l’aube. C’est amusant : chacun de ces titres pourrait aussi être celui de cet éditorial. Mais aussi, parmi les sorties, Coluche et Mesrine. Le mois dernier, les films les plus remarquables s’appelaient Entre les murs et La Belle Personne. Des films français. Au moment où la mise en vente des Cahiers par le groupe Le Monde suscite bien des commentaires sur ce que nous faisons, ne faisons pas, aurions dû faire ou ne pas faire, réapparaît fréquemment le grief de trop de bienveillance pour le cinéma français. Trop de place accordée à une cinématographie qui serait devenue mineure. Bon. Peut-être. Il faut prêter l’oreille à ces critiques, être prêt à se remettre en question." J-M Frodon
http://www.cahiersducinema.com/article1738.html

Frodon fait, semble-t-il, mine de ne pas comprendre que lorsque quelques lecteurs (nous n'en faisions pas partie dans l'article en question) s'insurgent d'une trop grande bienveillance à l'égard du cinéma français, il s'agit de la défense d'un certain nombre de films qui semblent ne pas représenter un intérêt particulier aux yeux des lecteurs et qui semblent surtout défendus parce que l'on est "entre copains". Nous y reviendrons dans le prochain numéro des Spectres, en particulier sur la question du cinéma de Christophe Honoré. Prendre en otage quelques cinéastes, certes talentueux, pour justifier ses choix souvent douteux laisse perplexe. De même il ne s'agit pas de reprocher aux Cahiers leur goût pour certains films états-uniens mais plutôt l'hystérie d'une partie de la rédaction pour tout ce qu'Hollywood produit (on se souvient de remarques récentes à propos d'un Indiana Jones ou d'un Batman). Nous y reviendrons aussi... Une fois de plus, la remarque de Frodon vise à occulter les critiques plus engagées.

"Ce geste radical pointe l’acuité politique du cinéma de Rabah Ameur-Zaïmeche et l’audace faussement décontractée de l’homme. En ces temps de folklorisation de l’héritage communiste, de commémoration hypocrite ou semi-honteuse de Mai 68, comment rendre sa puissance à un des symboles les plus usés mais aussi partagés, comment recharger le rouge ? Par le bas : la palette, cheville modeste et archaïque d’un capitalisme sans âge. Par le haut : la puissance de l’art ici assumée, la frontalité picturale et théâtrale de la mise en scène." C. Neyrat
http://www.cahiersducinema.com/article1743.html

C'est donc Cyril Neyrat (l'une des rares plumes sympathiques des Cahiers, soit dit en passant) qui est chargé de renvoyer sur l'autre l'une des critiques émises contre les Cahiers dans notre article. Loin, le plus loin possible... Cependant, Eugenio Renzi persistait et signait encore il y a peu dans son blog de la reprise des Cahiers sur lequel il s'était "amusé" a mettre en fond d'écran le numéro des Cahiers Henry Langlois de 68. Un geste aussi intriguant que les publicités post-révolutionnaires d'une grande marque de distribution qui fleurirent il y a quelques mois sur les murs des villes. Même esprit de récupération, même mauvais agencement de Mai 68.

mardi 16 septembre 2008

DISCUSSION autour de l'entretien Tesson

La rédaction souhaite partager ses réflexions diverses et contradictoires sur les idées abordées par Charles Tesson dans cet entretien que nous avons publié dans notre premier numéro (page 58).

Nous avons préparé cet entretien ensemble, deux d'entre nous, Raphaël Clairefond et Sébastien Raulin, sont allés discuter avec Tesson. Mais certains d'entre nous voulaient revenir sur certains propos et faire part d'un point de vue critique.

C'est l'occasion d'inviter ici les lecteurs à participer à cet exercice de débat ouvert, comme nous l'avions annoncé sur ce blog.

samedi 6 septembre 2008

# 1

SPECTRES DU CINEMA
#1 - Automne 2008 - Gratuit
DISPONIBLE EN LIBRE TELECHARGEMENT ICI
DEPUIS LE SAMEDI 6 SEPTEMBRE 2008 :


AU SOMMAIRE DE CE NUMERO :

Des spectres hantent le monde du cinéma, par Borges. 3
Tract, par la rédaction. 8

Burdeau et Lanzmann, Badiou, par Jean-Maurice Rocher. 9

Sur les traces du documentaire, par Adèle Mees-Baumann. 11

Regard(s) morbide(s) 15
1. Terrain(s) battu(s), par Simon Pellegry. 16
2. La mort en cette image… (sur Diary of the Dead), par Lorin Louis. 18
3. Ce que la guerre du Golfe ne montrait pas, par Simon Pellegry. 22

Le Russe est-il un conservateur naturel ?, par Arthur Môlard. 24

Perte du temps (autour de Taken), par Jean-Maurice Rocher. 28

Approches du réel 30
1. En Avant Jeunesse / Still Life, à l'épreuve du temps, par Raphaël
Clairefond. 31
2. Contre la mort (autour de En Avant Jeunesse), par Adèle Mees-Baumann. 33
3. Travail de forces (sur Still Life), par Sébastien Raulin. 36

Coutures (autour de Useless), par Jean-Maurice Rocher. 39

Entretien avec Hamé de La Rumeur 40

What's happening Mr. Shyamalan ? 47
1. Les villes, par Sébastien Raulin. 48
2. La bulle brisée, par Jean-Maurice Rocher. 49

Zones (dos aux murs), par Jean-Maurice Rocher. 50

Représentation des minorités mexicaines dans le cinéma hollywoodien du XXIe siècle 51
1. Sur quelques films hollywoodiens, par Borges et Jean-Maurice Rocher. 51
2. Bilan, par Jean-Maurice Rocher. 53
3. Los Bastardos, par HarryTuttle. 53

Entretien avec Charles Tesson 58

Guy Gilles ou l'adolescence mélancolique de la Nouvelle Vague, par Raphaël Clairefond. 69

Tournent, les fantômes (autour de Ghost Dance), par Jean-Maurice Rocher. 71

Critiques 73
Les Ruines de C. Smith & Shrooms de P. Breathnach, par Lorin Louis. 73
Bon baisers de Bruges de M. McDonagh, par Stéphane Belliard. 74
Glory to the filmmaker! de T. Kitano, par Lorin Louis. 75
Falafel de M. Kammoun, par Lorin Louis. 77


Vous êtes plusieurs à nous demander si la revue est aussi éditée sur support papier. Pour l'instant non, mais nul ne sait à l'avenir. Nous espérons cependant que lorsque vous imprimez le numéro sur papier chez vous, vous le faites circuler autour de vous.


NOUVEAU "Spectres du Cinéma" en format webzine :



vendredi 5 septembre 2008

Discussion autour des critiques entre lecteurs et rédacteurs (#1)

"Jugement axiomatique : Le jugement l'indiffère. Parler axiomatiquement d'un film reviendra à examiner les conséquences du mode propre sur lequel une Idée est ainsi traitée par ce film. Parler d'un film sera souvent montrer comment il nous convoque à telle Idée dans la force de sa perte ; au rebours de la peinture qui est par excellence l'art de l'Idée minutieusement et intégralement donnée. Parler axiomatiquement d'un film, c'est en parler en tant que film. Indiquer ce qu'il pourrait y avoir, outre ce qu'il y a." Alain Badiou, Petit manuel d'inesthétique, 1998.

Dans le numéro un :

Critiques (page 73)

Les Ruines de C. Smith, par Lorin Louis. 73

Shrooms de P. Breathnach, par Lorin Louis. 73

Bon baisers de Bruges de M. McDonagh, par Stéphane Belliard. 74

Glory to the filmmaker! de T. Kitano, par Lorin Louis. 75

Falafel de M. Kammoun, par Lorin Louis. 77










(merci de proposer des commentaires construits qui prennent la peine de toujours préciser de quel film vous parlez, et avec qui vous discutez si vous répondez à un commentaire précédent).

photo du film Les Ruines, C. Smith.

EXTRAITS #1 (I)

Des spectres hantent le monde du cinéma
par BORGES

Des spectres hantent le monde du cinéma, comme Dieu et le communisme hantaient le petit monde de Don Camillo : les spectres des Cahiers du cinéma.

Nous ne visons pas à les faire revenir, ni à les chasser ; nous sommes contre la chasse, aux sorcières, aux bêtes, au Snark, et plus encore au Boojum.

"Spectres du cinéma".

Une analyse spectrale révèlerait la présence des Cahiers et de Marx dans cette construction qui condense deux titres fameux. Qu'on ne se trompe pas sur nos intentions ; nous ne cherchons pas à substituer des spectres à nos vieux "Cahiers", ou à insinuer qu'ils ne seraient plus désormais que les spectres de ce qu'ils furent, encore moins cherchons-nous à substituer le cinéma à Marx, en opposant à ceux qui cherchent à changer le monde, sa simple reproduction divertissante. Un opium contre l'autre. L'opium du peuple contre celui des intellectuels. Si les discours sur le cinéma contiennent nécessairement une rhétorique des drogues, nous ne croyons plus avec Griffith que les artifices de l'opium nous ramènent au paradis, pas plus que nous ne croyons qu'une culture, une religion, disposeraient plus que d'autres à faire du cinéma. A ceux qui conseillaient d'apprendre la mise en scène pour comprendre Mizoguchi et non pas le japonais, nous ne disons pas qu'il faut se faire asiatique pour saisir les cinémas asiatiques. Ces histoires de culture ne nous intéressent que modérément, surtout quand elles naturalisent l'histoire et, niant l'universelle capacité des hommes à produire de la vérité au-delà des multiplicités, dérivent avec l'aplomb d'une logique scolastique indigne des médecins de Molière les plans d'immanence de Hou Hsiao-hsien des vertus dormitives de la calligraphie. Que les gens écrivent en arabe, en pictogramme, idéogramme, en forme de coins, en morse, cela ne dispose à rien d'essentiel, pas plus que manger avec des baguettes, ses mains, une fourchette, porter le chapeau, la kippa, le voile ou la culotte ne prédisposent à diriger le monde, et encore moins à égaler le génie de la rebelle, Katharine Hepburn.

Seules nous importent les vérités dont les singularités, les exceptions, toujours minoritaires, sont capables.

"Spectres du cinéma".

Notre intention ici n'est pas d'annoncer : "les Cahiers sont morts, vivent les spectres".

Ce serait d'un comique !

Aucun d'entre nous ne se sent de taille à se lancer dans une parodie admirative de Marlon Brando discourant sur le cadavre de César assassiné, dans le film de Mankiewicz, qui, comme Shakespeare et Madame Muir, s'intéressait aussi aux fantômes. On n'essayera donc pas de désigner aux lecteurs improbables, les plaies faites à la revue, par la bêtise d'untel, les compromissions d'un autre, les lâchetés de tous ces hommes honorables, qu'un manque de désir de vérité, si accordé au nihilisme d'une époque qui voit les rats se précipiter vers "le service des biens", aura finalement conduits, sans que l'on comprenne comment, malgré le sérieux de nos efforts, et les prodiges de nos ironies, à égaler Ozu à je ne sais quel auteur de série Z, Spiderman et Still life ; alors que n'importe quel amateur de comics vous prouverait avec brio que la vie de Peter Parker est très loin de la tranquillité des natures mortes et de la vie des braves gens des Trois Gorges.

Si nous n'affirmons pas "les Cahiers sont morts, vivent les spectres", c'est aussi, sans doute, parce que nous ne sommes pas assez magiciens, sorciers, ou fils de Dieu, pour faire revenir à la vie les spectres, bien que nous croyions au lien de la vérité à ses résurrections ; et puis, pour qui veut bien considérer la chose, les spectres échappent à l'alternative vie ou mort ; les spectres n'existent pas ; c'est du cinéma ; à moins que le cinéma ne soit un héritage des croyances au surnaturel, magie, ombres chinoises et table tournante ; ce qui revient au même ou à l'autre.

Et Marx alors ?

On y reviendra.

ECRIRE DU CINEMA

Si les Cahiers du cinéma sont morts, meurent, risquent de mourir ; pour nous, en nous, pour le cinéma, nous restent les spectres du cinéma ; ceux de Bazin, de Daney, des autres, de toutes ces signatures qui écrivent sur le cinéma ou, pour le dire avec Godard, "écrivent du cinéma" ; un Godard que je m'invente peut-être pour le plaisir de le citer, pour le bonheur de m'expliquer avec son spectre ; ici même.

"Ecrire du cinéma", Godard l'entendait comme écrire depuis le cinéma, le cinéma comme origine de l'écriture.

[...]

(retrouvez la suite de cet article en page 3 du numéro un en ligne dès le vendredi 5 Septembre 2008)












Image : Isaac de Bankolé dans
Ghost Dog, Jim Jarmush.

EXTRAITS #1 (II)

Entretien avec Hamé, du groupe La Rumeur

Hamé est bien connu pour ses talents de rappeur au sein de La Rumeur, groupe "militant depuis le début", ainsi que l'affirme son partenaire en rime Ekoué dans un de leurs morceaux. Loin de toute promotion, le "franc-tireur" a eu la gentillesse de bien vouloir nous offrir un peu de son précieux temps pour discuter, sur le coin de la table d'un petit bistrot de quartier, de sa passion pour le cinéma et de ses projets cinématographiques à venir. Un œil sur le monde, l'autre dans le viseur de la caméra, Hamé garde, semble-t-il, toujours l'esprit en éveil…

[..]

- Tu me disais l'autre jour que tu avais quasiment totalement mis de côté la musique lorsque tu étais aux Etats-Unis…


Hamé : Oui, j'ai mis certaines choses un peu en suspens parce que c'était une année assez intensive, je devais m'adapter très rapidement à l'environnement ô combien instable. Ca part dans tous les sens, c'est New York, tu imagines bien le truc, avec un niveau extrêmement moyen en anglais et un degré de travail, une exigence haute. Il faut aller vite, s'adapter, vite, et puis travailler bien et rendre des trucs régulièrement comme ça, bam, bam. Tu fais avec ce qui vient, si tu as pas, tu fais avec autre chose, et vite tu le fais, je te jure ça c'est terrorisant, ça m'a mis dans des états, des fois tu as envie de décrocher. C'est de la pression, c'est comme ça que tu apprends. Tu es acculé, dans l'obligation de faire un truc, tu aimes a priori ce que tu dois faire mais tu es acculé et tu dois faire, peu importe, tu fais. Tu n'as pas de personnage, tu fais, j'en sais rien moi, l'histoire d'une feuille dont les pétales se fanent.. C'est des figures imposées, mais comme tout ce qui est imposé, ça se détourne, on t'encourage à les détourner, à les décliner sous n'importe quel angle. Ce qui est intéressant dans cette gestion de l'économie de moyens, c'est la pauvreté. Cette pauvreté de moyens, c'est que tu n'as que ta caméra, la lumière du jour c'est ton extérieur, ton light meter et puis c'est tout, éventuellement un assistant caméra. Moi j'aimais bien travailler en unité légère, caméra au poing..

- Pour te fixer des contraintes ?

H : Ouais, de toute façon les contraintes elles sont là. Tu as très peu de temps, et en très peu de temps tu dois rendre quelque chose qui soit conforme à ce qu'on t'a demandé. Tu dois vraiment être créatif, il faut vraiment que ça dépasse le niveau du simple exercice. Par exemple sur un de mes films, je devais avoir deux personnages, une sorte de scène de ménage dans le nord de Little Italy dans un appartement new-yorkais type avec les escaliers de secours en fer, un truc typique. Donc c'était planté là, je devais avoir deux personnages et finalement ils ne sont pas disponibles le premier jour et ils ne sont disponibles que le second jour, et j'ai absolument besoin de tourner les deux jours. Et donc j'ai dû remplacer mes personnages. Signifier leur présence sans son, muet. Signifier leur présence alors qu'ils sont absents. J'ai trouvé un truc quand même. C'est deux personnages qui se disputent, une dispute de couple qui finit par un meurtre. J'ai pu tourner le meurtre le lendemain mais tout l'amont, c'était trop tard, l'appartement je ne l'avais qu'une journée et donc j'ai fait autrement.

- Qu'as-tu fait, quel suspense ?!

[...]

(retrouvez la suite de l'entretien avec Hamé en page 40 du numéro un en ligne dès le vendredi 5 Septembre 2008)

EXTRAITS #1 (III)

Entretien avec Charles Tesson

Ancien rédacteur en chef des Cahiers du Cinéma (1998-2003), collaborateur des revues Panic, Trafic et Cinéma, Charles Tesson est également maître de conférences d'histoire et d'esthétique du cinéma à l'Université de la Sorbonne Nouvelle (Paris III). Nous tenions à le rencontrer pour évoquer le sort des revues de cinéma et des Cahiers du Cinéma en particulier, mis en vente par le groupe Le Monde.

[..]

- Les Cahiers sont mis en vente par Le Monde, il existe plusieurs projets de reprise très différents. En tant qu'ancien rédacteur en chef, quel regard portez-vous sur l'avenir des Cahiers ?

CT : Ceux qui au Monde vendent les Cahiers ne sont pas ceux qui s'en sont portés acquéreurs en 1998, puisque Jean-Marie Colombani, Dominique Alduy et Edwy Plenel ne sont plus dans la place. C'est le capital symbolique des Cahiers qui intéressait quelqu'un comme Colombani. C'est une marque, un produit haut de gamme, comme du Champagne, de la maroquinerie ou de la haute couture. On nous l'a tellement répété qu'on a fini par s'y habituer et l'accepter. C'est vrai que, vu sous cet angle, la défense de Loft Story, ça fait un peu tache dans le tableau même si le quotidien Le Monde à l'époque, un brin Jésuite, titrait souvent en une sur le phénomène du Loft, car ils avaient remarqué que les ventes au numéro augmentaient à chaque fois de 10% par rapport aux ventes courantes. Quand J-M. Colombani allait à New York ou à Tokyo et qu'il était reçu au New York Times ou à l'Asahi Shinbun qui tire à 8 millions d'exemplaires, et qu'il disait avoir dans son portefeuille les Cahiers du cinéma, tous ses interlocuteurs connaissaient cette revue, et c'est bien sûr très valorisant. Il y avait une gratification symbolique à posséder quelque chose ayant une valeur historique, connue et reconnue mondialement. Mais bon, le capital symbolique ne suffit pas. Vient un temps où, comme on dit, il faut faire les comptes.

C'est bien qu'il existe plusieurs projets de reprise, c'est même une heureuse nouvelle, plutôt rassurante, vu la conjoncture économique de la revue, bien peu engageante, et c'est plutôt bon signe, même si je ne connais pas le contenu des projets, à l'exception de celui de Burdeau, puisqu'il l'a exprimé lors d'une réunion des "Amis des Cahiers", dont je suis membre et à laquelle j'ai assisté, puis par écrit dans Libération. Je sais le nom d'éventuels postulants à la reprise, ceux qui circulent un peu partout, y compris sur le forum des Cahiers (où j'apprends des choses, ou découvre des articles sur le sujet que je ne connaissais pas !), mais ne sais pas ce qu'ils veulent faire de la revue, et avec qui, par rapport aux responsables en place (Jean-Michel Frodon et Emmanuel Burdeau) qui ne veulent plus travailler ensemble tout en voulant continuer séparément ce qu'ils ont fait depuis cinq ans. Ce qui complique la situation pour eux et les repreneurs (travailler avec l'un et pas l'autre) et les expose aussi à un certain risque, le repreneur pouvant n'en prendre aucun des deux, compte tenu de l'appréciation de leur bilan depuis cinq ans. D'autant que chez certains repreneurs, il y a des familiers de la maison Cahiers (Lalanne, de Baecque).

Toujours est-il qu'avec cette mise en vente des Cahiers par l'actionnaire majoritaire, on assiste à une fin de cycle, commencé en 1980 avec l'arrivée du "Petit journal", et une nouvelle équipe rédactionnelle associée à des anciens, ou à son épuisement. Il y a eu une nouvelle formule en 1989, une autre impulsée par le Monde en 2000, peu après son arrivée, et le repreneur de demain, quel qu'il soit, ne va pas pouvoir faire comme si tout cela n'a pas existé, éditorialement et économiquement. Ce qui a changé entre temps, c'est l'édition, les livres, secteur qui a un poids énorme et un rôle considérable, désormais.

Ce cycle a été mis en place pour sortir des terribles années 70 (ou "non légendaires", comme disait Daney) et a été initié par un tandem, formé par Daney et Toubiana. J'ai été recruté par Daney (je suivais ses cours à Censier) et j'ai eu tout de suite, en plus de lui, Toubiana comme rédacteur en chef du " Petit journal " de la revue, début 1980 (ils étaient tous les deux dans le même bureau). Cette ouverture a été très bénéfique à la revue. Ouverture au journalisme de cinéma, qui était l'obsession de Daney à l'époque (quand les jeunes générations voient en lui uniquement un penseur ou un théoricien, ils se trompent lourdement ou ratent quelque chose de sa personnalité, qui me semble fondamental). A l'époque, j'idéalisais les Cahiers que je lisais depuis seulement quelques années mais Daney m'a " déniaisé " assez vite sur ce point, sur un plan économique : "n'oublie pas que les Cahiers ont failli couler et crever [de cette aventure politico-théorique radicale]". Sur un plan éditorial aussi, pour avoir raté tant de cinéastes (dont Fassbinder, ce qui le rendait malade, mais aussi Coppola, Scorsese), ce qui mettait Daney en rage, le message étant clair : une revue comme les Cahiers n'a pas le droit d'ignorer le cinéma qui se fait et de passer à côté de tels rendez vous, aux quatre coins du monde. Il faut être présent sur tous les fronts, savoir défricher et être à l'écoute de ce qui se passe. C'était la consigne et c'est ce qu'il attendait des nouveaux venus recrutés à l'époque. Bref, être ouvert et curieux du cinéma, dans toutes ses formes. Ecrire de bons textes pour les Cahiers, bien sûr que c'est important, mais bon, être journaliste de cinéma, voyager aux quatre coins du monde, avec la dimension humaine que cela comporte (faire des rencontres), c'est quand même la meilleure part, sinon la plus belle, pour ce qui est de vivre l'expérience d'une revue. C'est quand même dommage de passer aux Cahiers et de rater ça. Je me souviens, alors que j'étais un jeune rédacteur qui n'osais pas ouvrir la bouche pendant les conseils de rédaction, alors que je traînais souvent dans les bureaux sans avoir rien de particulier à y faire, d'une colère de Daney, du fait que Positif avait obtenu un entretien avec Scorsese mais pas les Cahiers, malgré une demande de la revue (il venait d'avoir la réponse négative au téléphone). Cela le mettait hors de lui, même s'il comprenait que Scorsese ne veuille pas s'entretenir avec les Cahiers. Il avait l'impression que la revue payait cash ses années passées. Son enseignement, fort simple, entendu et repris par Toubiana, a consisté à dire qu'on ne voulait plus de cela. Tout cela m'a marqué, et j'ai grandi avec ce double avertissement, ce "plus jamais ça", qui m'a toujours accompagné, jusqu'à aujourd'hui (le couple critique de cinéma et journaliste de cinéma, que je trouve vital), et sur lequel je n'ai pas changé d'avis, même si aujourd'hui on se retrouve à un moment clé, avec une autre donne, le net notamment.

[...]

(retrouvez la suite de l'entretien avec Charles Tesson en page 57 du numéro un en ligne dès le vendredi 5 Septembre 2008)

EXTRAITS #1 (IV)

Tournent, les fantômes… (autour de Ghost Dance, un film de Ken McMullen, 1983)
par JEAN-MAURICE ROCHER


[..]

Il s'agit de "tourner les mots" dans une ronde d'images, faire "danser les esprit", comme l'indique bien le titre du film en référence à une danse tribale des Indiens d'Amérique. C'est ainsi que le spectre du Marx d'un autre temps plane, par exemple, dans un magasin de hi-fi vidéo via un étonnant vendeur joué par Dominique Pinon (pour son petit air de ressemblance avec le philosophe allemand ?) qui déchiquette la marchandise avec ses dents, que le fantôme de Freud aussi répond présent d'une certaine façon au creux des rêves racontés par Pascale, rêves aux résonances forcément érotiques5, ou que le spectre de Kafka apparaît en début de 6e chapitre (titré "Trial, the power through absence") par l'intermédiaire de l'absurde histoire maintes fois racontée par lui-même de Derrida chez les Tchèques alors que la caméra s'attarde en mouvements amples devant le ressac de la mer frappant une jetée.

Si Pascale se découvre une nouvelle passion pour les fantômes par l'intermédiaire de Jacques Derrida, complète sa connaissance de la science de ceux-ci grâce à sa part féminine qui empêche le philosophe de lui enseigner davantage, "cause, there are things that a man can't teach to a woman", son amie Marianne, elle, vit quotidiennement avec les spectres de l'Histoire. Elle couche auprès de la tombe de Marx dans le cimetière londonien de Highgate, visite au cimetière du Père-Lachaise le lieu de retranchement des derniers communards, colle sur les murs de son appartement les affiches du comité de salut public ainsi que les photos des fusillés de la Commune dans leurs cercueils. Frappent moins les posters géants sur les murs que la manière dont ils reviennent inlassablement dans les vagues, s'échouant sur la plage, lorsque la jeune femme les jette dans la mer comme pour s'en débarrasser en début comme en fin de film.

[..]

(retrouvez la suite de cet article en page 71 du numéro un en ligne)

EN BONUS, le lien vers le site où vous pourrez télécharger le film en VO, ainsi que les documentaires "Derrida" et "D'ailleurs Derrida". ;-)


EXTRAITS #1 (V)

Ce que la guerre du Golfe ne montrait pas…
par SIMON PELLEGRY

Au début était une caméra, puis elle enregistra, puis elle se fit légère, puis elle se transporta, puis elle se fit voyante.

Voyante, une caméra ?

Au moment de la guerre du Golfe, oui, les caméras se firent trop voyantes. Jamais on ne connut une telle mise à distance des images caractérisée en premier lieu par l'absence totale d'images de combats. Ne nous restent que quelques bribes d'images, très abstraites, de vues aériennes servant un seul et unique dessein, affirmer la puissance de l'état-major américain.

Lors de la seconde guerre du Golfe, si proche de nous, le contrôle des images fut absolu. Verrouillage total. Pourtant, première contradiction, nous étions plongés dans le concept du "direct-live" à savoir des images tournées en direct, "au coeur de l'événement". L'avalanche d'images que propose cette notion particulière est en réalité trompeuse, car supposant l'immédiateté du réel.

Une immédiateté que recherchent aussi, d'une certaine façon, les films dont nous avons parlé précédemment et qui tous, à leur façon, cherchent à donner un rapport immédiat au réel là où, en réalité, nous en sommes éloignés par l'image même. Au sein de cette relation se joue une véritable problématique, celle du regard, et, surtout celle de la question du regard. Que sommes-nous en train de regarder ? Regardons-nous ce qu'il faut ? Voyons-nous ce qu'il faut voir ? Comme il faudrait le voir?

L'idée partage et traverse les quatre films : "il faut filmer", "il faut tout capturer", "as-tu pu filmer tout ça", "si tu n'as pas filmé, ça ne compte pas". Autant d'extraits de dialogues qui peuvent appartenir à Cloverfield comme à Redacted, à Rec comme à Diary of the Dead. En toute logique, la réalité s'inscrit là où ces films interrogent, s'interrogent sur le regard, c'est pourquoi il nous faut, nous, nous interroger sur la construction de celui-ci. Comment sont construites et quels discours portent toutes ces images ?

[...]

(retrouvez la suite de cet article en page 22 du numéro un en ligne dès le vendredi 5 Septembre 2008)

EXTRAITS #1 (VI)

Le Russe est-il un conservateur naturel ?
par ARTHUR MÔLARD


A l'occasion de la sortie en DVD du dernier film d'Alexandre Sokourov, Alexandra, retour sur une œuvre qu'on ne peut célébrer sans faire affront à ce qu'elle occulte.

Si l'on voulait résumer un peu sommairement le processus à l'œuvre dans chaque film, on pourrait dire qu'on y trouve toujours grosso modo deux poussées constitutives, deux mobiles dominants : un mouvement de conservation – conservation du monde dans le film (mouvement du dehors au dedans) – et un mouvement d'abandon, d'extériorisation – de l'intériorité de l'artiste au dehors du film (mouvement du dedans au dehors). Un double risque apparaît, dès lors que la balance se met à pencher d'un côté plus que de l'autre : risque de fossilisation dans le premier cas - chercher à conserver sans rien abandonner de soi-même, c'est faire travail d'archiviste et pas de cinéaste ; risque de gratuité et d'instrumentalisation du filmé dans le second - si on ne prête aucune attention à la terre dont on fait le champ, à qui l'on impose l'arbitraire du tracé, si on ne lui accorde pas la dignité d'une fin en soi, on court le risque de n'y faire pousser que de l'idéologie.

Le cinéaste russe Alexandre Sokourov n'a jamais caché son conservatisme, il en a même fait un postulat artistique : héritier d'une conception classique de l'art comme voie d'accès au divin, celui qui fut l'élève de Tarkovski affirme volontiers vouloir mettre dans son cinéma ce qui, à ses yeux, a déserté la peinture du XXIe siècle (les portraits figuratifs, par exemple). Ce parti pris singulier l'a amené maintes fois, au cours de sa carrière, à endosser le costume du pionnier, à défricher des sentiers inconnus conduisant parfois à des impasses magnifiques (la disparition de la perspective dans Mère & fils). C'est ce même parti pris qui l'a conduit, film après film, à produire une œuvre singulière et inédite, se démarquant autant de la peinture que du cinéma qui l'a précédée. C'est peut-être encore ce parti pris qui, dans son dernier film, Alexandra, lui a insufflé l'audace de croire qu'il pouvait emprunter au cinéma son ancrage dans le présent, sa faculté à parler du monde d'aujourd'hui, en omettant de lui payer son dû en retour : la responsabilité du cinéaste devant ceux qui lui prêtent leur image, leur histoire, leur cause, sa responsabilité vis-à-vis de la matière qu'il ne recrée pas de ses mains, comme le peintre, mais qu'il ne fait jamais qu'emprunter.

*

Quoiqu'il soit difficile de quantifier exactement le degré de conservation et d'extériorisation présents au sein d'un film, force est de constater que les deux poussées constitutives du cinématographe ont toujours eu part égale dans l'œuvre de Sokourov ; ou en tout cas, que l'une ne s'est jamais imposée au détriment de l'autre. Et si tout regret du passé est aussi a fortiori un regret du futur, le cinéaste a tenu la gageure, par son inventivité formelle, de rendre le sentiment élégiaque de son cinéma indissociable d'un intérêt profond et fécond pour l'avenir - on pardonne tout aux artistes réactionnaires pourvu que leur art soit, lui, bel et bien rénovateur.

Ainsi, dans Le Soleil, le choix de filmer en numérique épousait idéalement le sujet du film : la confrontation entre les soldats américains et l'empereur Hirohito après la capitulation des Japonais à l'issue de la Seconde Guerre mondiale. En lieu et place du choc des civilisations attendu, c'est l'effleurement de deux civilisations que Sokourov filmait avec une infinie délicatesse. Le support numérique, sans changer la modalité du regard, agissait discrètement sur la pelure du regardé, ouatait l'image d'un halo d'indétermination quant à sa teneur exacte ; abandon délibéré, peut-être, de la sacralité dont on investit parfois l'argentique, comme Hirohito abandonnait les habits trop amples du demi-dieu.

Au sein du même film, le réflexe conservateur du verrouillage ménageait donc un angle d'ouverture à l'inconnu, à la terra incognita des nouveaux mondes. Le même paradoxe apparent travaillait déjà L'Arche russe, où le support numérique était une condition de possibilité du projet : Sokourov avait choisi de tourner son film en apprenant que la nouvelle caméra de Sony pouvait filmer pendant plus d'une heure et demie en continu. Le concept du projet en lui-même, cependant, aurait pu surgir de l'esprit d'un conservateur de musée : cette balade en vue subjective et sans interruption dans les couloirs du musée de l'Ermitage témoignait déjà d'un net penchant du côté de la conservation pure, de la "trace filmée", culminant dans le fantasme du cinéma comme une arche de Noé des arts, à l'abri du temps. Le mouvement d'extériorisation, quant à lui, écopait de la portion congrue, réduit à exprimer l'angoisse du déluge. L'écueil du film éducatif, de la "visite interactive", n'était pas loin.

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(retrouvez la suite de cet article en page 24 du numéro un en ligne dès le vendredi 5 Septembre 2008)

EXTRAITS #1 (VII)

Travail de forces (sur Still Life)
par SÉBASTIEN RAULIN

Tel est simplement le fond de mon cœur.
Qu'un chemin s'ouvre aux amitiés fécondes !
Tao Yuanming, "Retour à la vie champêtre"

Sur le ferry

Cela commence comme un voyage. Dans le noir où nous sommes encore retentit, comme une promesse d'ailleurs, la sirène d'un navire. L'espace où elle résonne suscite aussitôt un monde, que nous ne voyons pas mais que nous laissent bientôt deviner le grondement d'un moteur et le bris des flots s'écartant à la proue d'un navire lancé sur son erre. Alors seulement nous parviennent les cris et les voix de passagers, qui s'extraient lentement de l'invisible, et avec eux, le monde apparaît.

Nous y voilà ; mais où, c'est ce que nous ne savons pas encore. Des hommes et des femmes de tous âges se tiennent là, à bord d'un ferry dont on ignore où il va ou s'il revient, si même il appartient à ce genre de navires affrétés à la desserte de quelque destination connue. Car il y a déjà à son bord de quoi faire un monde : hommes et femmes, vieillards et enfants, serrant auprès d'eux le bric-à-brac d'une brocante de l'histoire humaine au lendemain du déluge : roue de voiture, poste de télévision, sac de couchage, ou simple gobelet en fer. Ceux-là jouent aux cartes ; d'autres envoient des messages depuis leur portable ; celles-là regardent et se taisent ; celui-ci sourit à l'avenir qu'un autre croit lire dans les lignes de sa main ; ces deux-là côte à côte regardent vers le large et tiennent compagnie au silence qui les réunit ; deux autres font un bras de fer – et d'un bout à l'autre du navire, des paroles, des regards circulent, qu'accompagne parfois le don des objets les plus usuels, les plus simples, que s'échangent de main en main ceux qui n'ont plus rien d'autre : cigarettes, nourriture, et l'amitié d'un verre partagé.

De quel voyage s'agit-il ? "Voyage" se dit d'un chemin qu'on fait pour aller d'un lieu à un autre, qui est éloigné. Il suppose l'élan d'un mouvement décidé, vers ce lieu où l'on puisse se dire arrivé. "Voyage" suppose encore qu'il existe, quelque part, un foyer, une maison, dont on puisse s'éloigner. Mais rien ici n'indique le lieu ni la destination, rien qui donne à ce voyage l'assurance qu'il ne durera pas toujours. Tout, à l'inverse, nous incline à voir dans ce ferry un radeau ou une arche, et dans ce voyage un exil, une errance, qu'aucun lieu, havre ou foyer, n'oriente dans le sens d'un aller ou d'un retour – à moins que ce pont de fer sous lequel le navire finalement s'engage, jeté entre deux rives comme un arc-en-ciel, ne figure la promesse d'une terre d'accueil, qui soit en même temps terre du retour et de l'avenir. Quand y aborderons-nous ?

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(retrouvez la suite de cet article en page 35 du numéro un en ligne dès le vendredi 5 Septembre 2008)