vendredi 5 septembre 2008

EXTRAITS #1 (III)

Entretien avec Charles Tesson

Ancien rédacteur en chef des Cahiers du Cinéma (1998-2003), collaborateur des revues Panic, Trafic et Cinéma, Charles Tesson est également maître de conférences d'histoire et d'esthétique du cinéma à l'Université de la Sorbonne Nouvelle (Paris III). Nous tenions à le rencontrer pour évoquer le sort des revues de cinéma et des Cahiers du Cinéma en particulier, mis en vente par le groupe Le Monde.

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- Les Cahiers sont mis en vente par Le Monde, il existe plusieurs projets de reprise très différents. En tant qu'ancien rédacteur en chef, quel regard portez-vous sur l'avenir des Cahiers ?

CT : Ceux qui au Monde vendent les Cahiers ne sont pas ceux qui s'en sont portés acquéreurs en 1998, puisque Jean-Marie Colombani, Dominique Alduy et Edwy Plenel ne sont plus dans la place. C'est le capital symbolique des Cahiers qui intéressait quelqu'un comme Colombani. C'est une marque, un produit haut de gamme, comme du Champagne, de la maroquinerie ou de la haute couture. On nous l'a tellement répété qu'on a fini par s'y habituer et l'accepter. C'est vrai que, vu sous cet angle, la défense de Loft Story, ça fait un peu tache dans le tableau même si le quotidien Le Monde à l'époque, un brin Jésuite, titrait souvent en une sur le phénomène du Loft, car ils avaient remarqué que les ventes au numéro augmentaient à chaque fois de 10% par rapport aux ventes courantes. Quand J-M. Colombani allait à New York ou à Tokyo et qu'il était reçu au New York Times ou à l'Asahi Shinbun qui tire à 8 millions d'exemplaires, et qu'il disait avoir dans son portefeuille les Cahiers du cinéma, tous ses interlocuteurs connaissaient cette revue, et c'est bien sûr très valorisant. Il y avait une gratification symbolique à posséder quelque chose ayant une valeur historique, connue et reconnue mondialement. Mais bon, le capital symbolique ne suffit pas. Vient un temps où, comme on dit, il faut faire les comptes.

C'est bien qu'il existe plusieurs projets de reprise, c'est même une heureuse nouvelle, plutôt rassurante, vu la conjoncture économique de la revue, bien peu engageante, et c'est plutôt bon signe, même si je ne connais pas le contenu des projets, à l'exception de celui de Burdeau, puisqu'il l'a exprimé lors d'une réunion des "Amis des Cahiers", dont je suis membre et à laquelle j'ai assisté, puis par écrit dans Libération. Je sais le nom d'éventuels postulants à la reprise, ceux qui circulent un peu partout, y compris sur le forum des Cahiers (où j'apprends des choses, ou découvre des articles sur le sujet que je ne connaissais pas !), mais ne sais pas ce qu'ils veulent faire de la revue, et avec qui, par rapport aux responsables en place (Jean-Michel Frodon et Emmanuel Burdeau) qui ne veulent plus travailler ensemble tout en voulant continuer séparément ce qu'ils ont fait depuis cinq ans. Ce qui complique la situation pour eux et les repreneurs (travailler avec l'un et pas l'autre) et les expose aussi à un certain risque, le repreneur pouvant n'en prendre aucun des deux, compte tenu de l'appréciation de leur bilan depuis cinq ans. D'autant que chez certains repreneurs, il y a des familiers de la maison Cahiers (Lalanne, de Baecque).

Toujours est-il qu'avec cette mise en vente des Cahiers par l'actionnaire majoritaire, on assiste à une fin de cycle, commencé en 1980 avec l'arrivée du "Petit journal", et une nouvelle équipe rédactionnelle associée à des anciens, ou à son épuisement. Il y a eu une nouvelle formule en 1989, une autre impulsée par le Monde en 2000, peu après son arrivée, et le repreneur de demain, quel qu'il soit, ne va pas pouvoir faire comme si tout cela n'a pas existé, éditorialement et économiquement. Ce qui a changé entre temps, c'est l'édition, les livres, secteur qui a un poids énorme et un rôle considérable, désormais.

Ce cycle a été mis en place pour sortir des terribles années 70 (ou "non légendaires", comme disait Daney) et a été initié par un tandem, formé par Daney et Toubiana. J'ai été recruté par Daney (je suivais ses cours à Censier) et j'ai eu tout de suite, en plus de lui, Toubiana comme rédacteur en chef du " Petit journal " de la revue, début 1980 (ils étaient tous les deux dans le même bureau). Cette ouverture a été très bénéfique à la revue. Ouverture au journalisme de cinéma, qui était l'obsession de Daney à l'époque (quand les jeunes générations voient en lui uniquement un penseur ou un théoricien, ils se trompent lourdement ou ratent quelque chose de sa personnalité, qui me semble fondamental). A l'époque, j'idéalisais les Cahiers que je lisais depuis seulement quelques années mais Daney m'a " déniaisé " assez vite sur ce point, sur un plan économique : "n'oublie pas que les Cahiers ont failli couler et crever [de cette aventure politico-théorique radicale]". Sur un plan éditorial aussi, pour avoir raté tant de cinéastes (dont Fassbinder, ce qui le rendait malade, mais aussi Coppola, Scorsese), ce qui mettait Daney en rage, le message étant clair : une revue comme les Cahiers n'a pas le droit d'ignorer le cinéma qui se fait et de passer à côté de tels rendez vous, aux quatre coins du monde. Il faut être présent sur tous les fronts, savoir défricher et être à l'écoute de ce qui se passe. C'était la consigne et c'est ce qu'il attendait des nouveaux venus recrutés à l'époque. Bref, être ouvert et curieux du cinéma, dans toutes ses formes. Ecrire de bons textes pour les Cahiers, bien sûr que c'est important, mais bon, être journaliste de cinéma, voyager aux quatre coins du monde, avec la dimension humaine que cela comporte (faire des rencontres), c'est quand même la meilleure part, sinon la plus belle, pour ce qui est de vivre l'expérience d'une revue. C'est quand même dommage de passer aux Cahiers et de rater ça. Je me souviens, alors que j'étais un jeune rédacteur qui n'osais pas ouvrir la bouche pendant les conseils de rédaction, alors que je traînais souvent dans les bureaux sans avoir rien de particulier à y faire, d'une colère de Daney, du fait que Positif avait obtenu un entretien avec Scorsese mais pas les Cahiers, malgré une demande de la revue (il venait d'avoir la réponse négative au téléphone). Cela le mettait hors de lui, même s'il comprenait que Scorsese ne veuille pas s'entretenir avec les Cahiers. Il avait l'impression que la revue payait cash ses années passées. Son enseignement, fort simple, entendu et repris par Toubiana, a consisté à dire qu'on ne voulait plus de cela. Tout cela m'a marqué, et j'ai grandi avec ce double avertissement, ce "plus jamais ça", qui m'a toujours accompagné, jusqu'à aujourd'hui (le couple critique de cinéma et journaliste de cinéma, que je trouve vital), et sur lequel je n'ai pas changé d'avis, même si aujourd'hui on se retrouve à un moment clé, avec une autre donne, le net notamment.

[...]

(retrouvez la suite de l'entretien avec Charles Tesson en page 57 du numéro un en ligne dès le vendredi 5 Septembre 2008)

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