vendredi 5 septembre 2008

EXTRAITS #1 (VI)

Le Russe est-il un conservateur naturel ?
par ARTHUR MÔLARD


A l'occasion de la sortie en DVD du dernier film d'Alexandre Sokourov, Alexandra, retour sur une œuvre qu'on ne peut célébrer sans faire affront à ce qu'elle occulte.

Si l'on voulait résumer un peu sommairement le processus à l'œuvre dans chaque film, on pourrait dire qu'on y trouve toujours grosso modo deux poussées constitutives, deux mobiles dominants : un mouvement de conservation – conservation du monde dans le film (mouvement du dehors au dedans) – et un mouvement d'abandon, d'extériorisation – de l'intériorité de l'artiste au dehors du film (mouvement du dedans au dehors). Un double risque apparaît, dès lors que la balance se met à pencher d'un côté plus que de l'autre : risque de fossilisation dans le premier cas - chercher à conserver sans rien abandonner de soi-même, c'est faire travail d'archiviste et pas de cinéaste ; risque de gratuité et d'instrumentalisation du filmé dans le second - si on ne prête aucune attention à la terre dont on fait le champ, à qui l'on impose l'arbitraire du tracé, si on ne lui accorde pas la dignité d'une fin en soi, on court le risque de n'y faire pousser que de l'idéologie.

Le cinéaste russe Alexandre Sokourov n'a jamais caché son conservatisme, il en a même fait un postulat artistique : héritier d'une conception classique de l'art comme voie d'accès au divin, celui qui fut l'élève de Tarkovski affirme volontiers vouloir mettre dans son cinéma ce qui, à ses yeux, a déserté la peinture du XXIe siècle (les portraits figuratifs, par exemple). Ce parti pris singulier l'a amené maintes fois, au cours de sa carrière, à endosser le costume du pionnier, à défricher des sentiers inconnus conduisant parfois à des impasses magnifiques (la disparition de la perspective dans Mère & fils). C'est ce même parti pris qui l'a conduit, film après film, à produire une œuvre singulière et inédite, se démarquant autant de la peinture que du cinéma qui l'a précédée. C'est peut-être encore ce parti pris qui, dans son dernier film, Alexandra, lui a insufflé l'audace de croire qu'il pouvait emprunter au cinéma son ancrage dans le présent, sa faculté à parler du monde d'aujourd'hui, en omettant de lui payer son dû en retour : la responsabilité du cinéaste devant ceux qui lui prêtent leur image, leur histoire, leur cause, sa responsabilité vis-à-vis de la matière qu'il ne recrée pas de ses mains, comme le peintre, mais qu'il ne fait jamais qu'emprunter.

*

Quoiqu'il soit difficile de quantifier exactement le degré de conservation et d'extériorisation présents au sein d'un film, force est de constater que les deux poussées constitutives du cinématographe ont toujours eu part égale dans l'œuvre de Sokourov ; ou en tout cas, que l'une ne s'est jamais imposée au détriment de l'autre. Et si tout regret du passé est aussi a fortiori un regret du futur, le cinéaste a tenu la gageure, par son inventivité formelle, de rendre le sentiment élégiaque de son cinéma indissociable d'un intérêt profond et fécond pour l'avenir - on pardonne tout aux artistes réactionnaires pourvu que leur art soit, lui, bel et bien rénovateur.

Ainsi, dans Le Soleil, le choix de filmer en numérique épousait idéalement le sujet du film : la confrontation entre les soldats américains et l'empereur Hirohito après la capitulation des Japonais à l'issue de la Seconde Guerre mondiale. En lieu et place du choc des civilisations attendu, c'est l'effleurement de deux civilisations que Sokourov filmait avec une infinie délicatesse. Le support numérique, sans changer la modalité du regard, agissait discrètement sur la pelure du regardé, ouatait l'image d'un halo d'indétermination quant à sa teneur exacte ; abandon délibéré, peut-être, de la sacralité dont on investit parfois l'argentique, comme Hirohito abandonnait les habits trop amples du demi-dieu.

Au sein du même film, le réflexe conservateur du verrouillage ménageait donc un angle d'ouverture à l'inconnu, à la terra incognita des nouveaux mondes. Le même paradoxe apparent travaillait déjà L'Arche russe, où le support numérique était une condition de possibilité du projet : Sokourov avait choisi de tourner son film en apprenant que la nouvelle caméra de Sony pouvait filmer pendant plus d'une heure et demie en continu. Le concept du projet en lui-même, cependant, aurait pu surgir de l'esprit d'un conservateur de musée : cette balade en vue subjective et sans interruption dans les couloirs du musée de l'Ermitage témoignait déjà d'un net penchant du côté de la conservation pure, de la "trace filmée", culminant dans le fantasme du cinéma comme une arche de Noé des arts, à l'abri du temps. Le mouvement d'extériorisation, quant à lui, écopait de la portion congrue, réduit à exprimer l'angoisse du déluge. L'écueil du film éducatif, de la "visite interactive", n'était pas loin.

[...]

(retrouvez la suite de cet article en page 24 du numéro un en ligne dès le vendredi 5 Septembre 2008)

Aucun commentaire: