vendredi 5 septembre 2008

EXTRAITS #1 (VII)

Travail de forces (sur Still Life)
par SÉBASTIEN RAULIN

Tel est simplement le fond de mon cœur.
Qu'un chemin s'ouvre aux amitiés fécondes !
Tao Yuanming, "Retour à la vie champêtre"

Sur le ferry

Cela commence comme un voyage. Dans le noir où nous sommes encore retentit, comme une promesse d'ailleurs, la sirène d'un navire. L'espace où elle résonne suscite aussitôt un monde, que nous ne voyons pas mais que nous laissent bientôt deviner le grondement d'un moteur et le bris des flots s'écartant à la proue d'un navire lancé sur son erre. Alors seulement nous parviennent les cris et les voix de passagers, qui s'extraient lentement de l'invisible, et avec eux, le monde apparaît.

Nous y voilà ; mais où, c'est ce que nous ne savons pas encore. Des hommes et des femmes de tous âges se tiennent là, à bord d'un ferry dont on ignore où il va ou s'il revient, si même il appartient à ce genre de navires affrétés à la desserte de quelque destination connue. Car il y a déjà à son bord de quoi faire un monde : hommes et femmes, vieillards et enfants, serrant auprès d'eux le bric-à-brac d'une brocante de l'histoire humaine au lendemain du déluge : roue de voiture, poste de télévision, sac de couchage, ou simple gobelet en fer. Ceux-là jouent aux cartes ; d'autres envoient des messages depuis leur portable ; celles-là regardent et se taisent ; celui-ci sourit à l'avenir qu'un autre croit lire dans les lignes de sa main ; ces deux-là côte à côte regardent vers le large et tiennent compagnie au silence qui les réunit ; deux autres font un bras de fer – et d'un bout à l'autre du navire, des paroles, des regards circulent, qu'accompagne parfois le don des objets les plus usuels, les plus simples, que s'échangent de main en main ceux qui n'ont plus rien d'autre : cigarettes, nourriture, et l'amitié d'un verre partagé.

De quel voyage s'agit-il ? "Voyage" se dit d'un chemin qu'on fait pour aller d'un lieu à un autre, qui est éloigné. Il suppose l'élan d'un mouvement décidé, vers ce lieu où l'on puisse se dire arrivé. "Voyage" suppose encore qu'il existe, quelque part, un foyer, une maison, dont on puisse s'éloigner. Mais rien ici n'indique le lieu ni la destination, rien qui donne à ce voyage l'assurance qu'il ne durera pas toujours. Tout, à l'inverse, nous incline à voir dans ce ferry un radeau ou une arche, et dans ce voyage un exil, une errance, qu'aucun lieu, havre ou foyer, n'oriente dans le sens d'un aller ou d'un retour – à moins que ce pont de fer sous lequel le navire finalement s'engage, jeté entre deux rives comme un arc-en-ciel, ne figure la promesse d'une terre d'accueil, qui soit en même temps terre du retour et de l'avenir. Quand y aborderons-nous ?

[...]

(retrouvez la suite de cet article en page 35 du numéro un en ligne dès le vendredi 5 Septembre 2008)

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