samedi 14 février 2009

#2

SPECTRES DU CINEMA
#2 - Hiver 2008/2009 - Gratuit
DISPONIBLE EN LIBRE TELECHARGEMENT ICI
DEPUIS LE SAMEDI 14 FEVRIER 2009 :
Cliquez ici pour lire en ligne le #2 (format PDF, 115pp., 2Mo)



AU SOMMAIRE DE CE NUMERO :


Autour de La Frontière de l'aube, de Philippe Garrel 3
Le Testament d'Orphée (balthazar claes) 4
Les Hautes Solitudes (Raphaël Clairefond) 10
Les Spectres aiment La Frontière de l'aube (Jean-Luc Lacuve) 11

Christophe Honoré : la fade personne (Raphaël Clairefond) 14

Le cinéma de Rabah Ameur-Zaïmeche 16
Entretien avec Rabah Ameur-Zaïmeche 17
Les films du milieu de Rabah Ameur-Zaïmeche (Jean-Maurice Rocher) 25
Horizontalité et verticalité (chez Rabah Ameur -Zaïmeche) (Simon Pellegry) 28

Compte-rendu de la table ronde autour du livre de Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé 30

Réflexions autour de la langue dans le cinéma français 41
Autour d'Entre les murs (Raphaël Clairefond) 42
Traitement spécial de la langue (à propos de La Question humaine de Nicolas Klotz) (Lorin Louis) 47

Que veut le cinéma (selon Slavoj Žižek) ? (Jean-Maurice Rocher) 52

Le vieil homme et la mer (autour de Christophe Colomb, l'énigme) (Jean-Maurice Rocher) 58

Du mépris aristocratique chez certains chevaliers (autour de The Dark Knight de Christopher Nolan) (Simon Pellegry) 61

Hunger 64
Révolte (Jean-Maurice Rocher) 64
My Magic / Hunger : Il faut souffrir pour être digne (Raphaël Clairefond) 66

Critique / compte-rendu de la soirée d'ouverture du Festival du cinéma allemand (Simon Pellegry) 67

À l'Action Christine (Adèle Mees-Baumann) 69

La critique soufflée (Pourquoi pas se marrer de la critique en temps de détresse) (borges) 71

Critiques 106
Appaloosa de Ed Harris (Raphaël Clairefond) 106
Dans la ville de Sylvia de José Luis Guérin, Contemplation… du beau (Gregory Ghersy) 107
Frangins malgré eux de Adam McKay (Lorin Louis) 109
Home de Ursula Meier (D&D) 111
Kurt Cobain, About a Son de AJ Schnack (Lorin Louis) 112
Standard Operating Procedure de Errol Morris (Lorin Louis) 114


Nous espérons que lorsque vous imprimez le numéro sur papier chez vous, vous le faites circuler autour de vous.

Le numéro 2 au format webzine :




Critiques, vos papiers : L'Etrange Histoire de Benjamin Button (de D. Fincher)

CE PAYS EST BIEN POUR LE VIEIL ENFANT


Curieux, c'est vraiment le mot. "Curieux", c'est simplement ce que l'on dit quand il se passe quelque chose d'inhabituel; un comportement, une idée qui va se précipiter contre le cours des choses. Benjamin Button est un freak, quelqu'un qui va à rebours. Son horloge interne remonte le temps. Né vieux, son corps rajeunit, suivant l'idée développée dans la nouvelle de F. Scott Fitzgerald dont est très lointainement adapté le scénario du film. Partant de cette nouvelle courte, dans laquelle l'auteur faisait du destin de Benjamin Button une ligne droite fulgurante allant de sa naissance âgé à sa mort bébé, le scénariste Eric Roth brode de multiples rebondissements bien souvent assommants de sens - comme le récit de l'accident de Daisy à Paris, déballant une fois de plus son refrain sur les affres du destin avec un grand "D" - d'autant qu'ils sont filmés plan-plan par Fincher qui essaye, de manière quelque peu simpliste et crispée, de loger une page de scénario dans chaque plan. Cette impression d'enflure pèse lourdement en toute fin de film, lorsque arrive sa conclusion : "certains sont nageurs, certains sont artistes, certains sont aventuriers…", soit la croyance cucul en les talents de chacun pour s'accomplir et réussir dans la vie. Une conclusion "philosophique" qui semble légèrement riquiqui en regard des deux heures et demie de film qui se sont écoulées auparavant, celle d'un Fincher qui, en vieillissant, se fait de plus en plus politiquement correct dans le choix de ses scénarios, et dont la mise en scène ne semble contredire à aucun moment cette impression.

Le cinéma américain, c'est un fait, a longtemps aimé les destins extraordinaires, non seulement les super-héros mais aussi les John Doe qui deviennent des héros, incarnations quasi-propagandistes du mythe de l'American Dream. Hitchcock a beaucoup travaillé - exemplairement dans La mort aux trousses et L'homme qui en savait trop - ce ressort narratif : "the man in the street" embarqué dans une histoire policière abracadabrantesque. Au moment de la sortie d'A history of violence, notre ami Stéphane Belliard affirmait à juste titre que Cronenberg avait retourné ce ressort en plaçant un tueur mafieux dans la peau d'un homme banal, patron de snack-bar d'une bourgade rurale. C'est un peu ce dispositif qu'on retrouve dans le cas de Benjamin Button, le passage de l'homme ordinaire pris dans une situation extraordinaire à l'homme extraordinaire pris dans des situations ordinaires. En dépit de son anomalie secrète (en réalité que personne ne veut regarder en face, accepter, ce que la nouvelle de Fitzgerald traduit beaucoup mieux que le film), un être exceptionnel devra franchir toutes les étapes d'une vie normale, succession classique de premières fois (sortie, femme, cuite, appartement, enfant). Un tel choix évite (presque) à Fincher de basculer dans ce que l'on pourrait nommer le "syndrome Forrest Gump" (Eric Roth signe les scénarios des deux films) : l'ancrage de Benjamin Button, à coup de clins d'œil répétés, dans l'Histoire des Etats-Unis. On se souvient que Zemeckis, lui aussi, étalait son film sur toute une vie en faisant revisiter un siècle de tragédies, de guerres et d'assassinats, par un type pas très malin. Au contraire, Fincher s'épargne certains clichés en privilégiant les confortables balises de la vie personnelle et sentimentale, sans complètement escamoter celles de l'Histoire. Ceci n'empêche pas de sentir en arrière-fond la même pâte lacrymale que dans Forrest Gump. Ici, bien sûr, on n'évoque plus beaucoup l'Histoire - et quand elle l'est, c'est toujours de manière très démagogique - une fois passée la seconde guerre mondiale (pour y revenir discrètement à propos des soldats en Irak lors du retrait en 2002 de l'horloge de M. Gateau qui remontait le temps), mais ce choix repose finalement sur la même idéologie molle et consensuelle que Forrest Gump.

Cependant, étonnant de constater que le scénariste du film a transformé une petite remarque entre parenthèses du père de Benjamin Button qui reflétait avec beaucoup d'ironie l'état d'esprit de l'époque (fin de la guerre de Sécession) des bourgeois blancs vis-à-vis des noirs (après la naissance de son fils, en passant avec lui près d'un marché aux esclaves, Fitzgerald écrit : "pendant un court instant de désespoir M. Button avait regretté amèrement que son fils ne soit pas noir") en une grosse reconstitution de la Nouvelle-Orléans du début du siècle où nulle part, si je me souviens bien, n'apparaît la ségrégation : c'est aussi ça l'horloge qui remonte le temps pour effacer les erreurs de l'Histoire, elle fonctionne dirait-on à l'intérieur même du film de Fincher, elle travaille dangereusement (négationnisme) le scénario. En fait, la fameuse phrase prononcée par le père dans le bouquin est prononcée par la mère noire d'adoption dans le film. C'est-à-dire que cette phrase se fait d'un coup, dans le film, auto-réflexive : les noirs rigolent et nous font rigoler de leur condition d'alors (vieux cliché hollywoodien).

Et le scénariste d'inventer un nouveau personnage, un freak, à l'intérieur même des personnages noirs du film tous bien intégrés : c'est le pygmée qui va donner une leçon de vie à Benjamin Button, lui apprendre que les gens comme eux, différents, sont toujours seuls. Le procédé semble foncièrement malhonnête, mais qu'importe, Fincher le sage - comme on aime aujourd'hui à nous le présenter - nous répondra que c'est cela, la "magie du cinéma".

Le ton de la fable allégorique sur le passage du temps est donné dès le début du film par l'histoire de l'horloger M. Gateau dont le dernier chef d'oeuvre fonctionne à l'envers pour exprimer son désir de remonter le temps et retrouver ainsi son fils mort au combat. On ne s'étonnera donc pas que par la suite, la vie de Benjamin sera filmée dans des teintes colorées, saturées à l'extrême, évoquant ouvertement l'imaginaire luxuriant d'un luxueux livre pour enfants. A ce titre, il est sans doute regrettable que Fincher n'ait pas assumé son parti pris jusqu'au bout en faisant de la vie d'un homme absolument banal, un conte. En effet, le coup du père, industriel richissime, introduit du "rêve", de l'argent et de l'exotisme publicitaire dans un conte de la vie quotidienne qui n'avait rien demandé. Ceci donne lieu à un Brad Pitt jouant le milliardaire insouciant, formidable rôle de composition. Brad fait du bateau ou Brad fait de la moto, dans ce style visuel sucré, c'est au mieux un détournement douteux des livres "Martine", au pire une publicité pour Eurocard Mastercard ("Il y a certaines choses qui ne s'achètent pas, pour le reste..."). Un goût ancien pour l'imagerie poussée à son paroxysme, dont Fincher semble avoir bien du mal à se départir…

C'est donc sur le chemin du temps que le film avance et cherche son originalité, marchant dans le sable du sablier percé de son héros. Fincher use des artifices techniques communs du cinéma pour traduire à l'écran l'âge fluctuant de ses personnages : grimages et retouches numériques. Cette volonté de mettre en image l'imperceptible passage déclenche en effet un ouragan numérique, aussi puissant que celui qui gronde aux fenêtres de l'hôpital d'une Cate Blanchett mourante. Temp(s)ête invisible qui lisse un visage comme on polit une pierre, en même temps qu'elle ravage les autres, creusés tels des totems de bois. L'affiche française, pour une fois fidèle au film, place côte à côte les visages immaculés et impassibles de ses deux stars, probablement au moment central du film où les deux personnages ont enfin le même âge "physique". Pitt et Blanchett frappent par la nature lisse de leurs traits. Idéales feuilles blanches prêtes à accueillir la farandole des prothèses et autres effets numériques. On assiste donc, amusés, au vieillissement artificiel de ces peaux de bébé, nous qui sommes désormais habitués à les voir "botoxées" ou retouchées dans les pages des magazines people.

Malheureusement, la performance d'acteur s'efface derrière la prouesse technique, dévoilant par là les évidentes limites du tout-numérique et surtout, du tout-artifice. On est loin du temps de l'âge d'or où les photos de studio des stars n'étaient que des totems (ou des momies baziniennes) ayant vocation à prendre vie par la grâce de la pellicule. Tout le charme de ces stars résidait dans leur capacité à émouvoir en livrant au public, comme au théâtre, un visage traversé, animé par une émotion. Ici, les acteurs ne font plus vivre l'histoire, c'est l'histoire qui les réduit à des photos de studio, supports de papier brillant, ouvertes aux fantaisies numériques les plus perfectionnées. On assiste en fait à une Commedia Dell'Arte cinématographique qui remplace les expressions des masques par d'artificielles variations de rides. Le film de Fincher apparaît comme un étrange cas-limite qui évacue complètement cet éventail d'affects pour laisser place nette au passage du temps. A l'inverse de ce qui se passait dans Babel, jamais le couple Pitt-Blanchett ne paraît éprouver quelque chose à l'écran. Visages figés, voix sans vie. Aux torrents de larmes de Forrest Gump succède donc la sécheresse boursouflée de Benjamin Button. En voulant filmer le temps qui passe au premier plan et non à l'arrière-plan comme c'est souvent le cas (cf. entretien aux Cahiers du cinéma), Fincher a pris le risque de reléguer les états d'âme de ses personnages au profit d'un concept abstrait. Alors en 2009, faudra-t-il se réjouir que David Fincher et avec lui toute une frange du cinéma hollywoodien aient atteint un tel degré de désincarnation et d'assèchement virtuel ? A tout le moins, ce décidément très curieux cas de Benjamin Button fera référence en tant que symptôme de cette tendance de fond.

Raphaël Clairefond et Jean-Maurice Rocher

vendredi 13 février 2009

Critiques, vos papiers : Louise-Michel (de B. Delépine et G. Kervern)

MAUVAIS GENRES


Avida et Aaltra avaient fait des deux grolandais, les derniers parangons français d’un style venu d'ailleurs : un humour noir flirtant avec l'absurde, fustigeant avec cynisme l’égoïsme, l’aigreur et la méchanceté des hommes. Les deux éclopés d’Aaltra, échappés de leur hosto, filant sur des routes désertiques, semblaient tout droit sortis d’une pièce de Beckett, personnages qui ne s’aiment pas mais tendus vers le même objectif. Puis, de l'écrivain irlandais, ils passèrent au peintre espagnol pour Avida. Autour de toute une galerie de personnages “freaks”, ils convoquèrent joyeusement et ouvertement l’héritage surréaliste de Dali et des autres lors d’un final rocambolesque en forme de tableau vivant.
En deux films cassants et épurés, Delépine et Kervern ont trouvé un style efficace, sans concessions comme on dit dans ces cas-là, qui puisait autant dans ces grandes références que dans la satire du beauf à la Coluche. Les plans fixes et les noirs et blancs crades attestant d’une volonté de se placer confortablement dans la tradition esthétique du film d’auteur pince-sans-rire, de Kaurismaki à Jarmusch. Rien de foncièrement révolutionnaire, donc, mais plutôt une petite série de greffes monstrueuses et réussies sur une comédie française toujours plus codée et policée. Rappelons en passant qu’ils ont rapidement été suivis dans l’esprit par un autre duo de comiques TV : Eric et Ramzy dans le formidable Steak de Quentin Dupieux.

Bref, avec Louise-Michel, Delépine et Kervern passent à la couleur. C’est déjà un signe qui ne trompe pas et qui n’a pas grand chose à voir avec le rouge de la révolution ou le noir de l'anarchisme. Comme si, avant même d’avoir commencé, leur démarche trahissait déjà une forme de renoncement à la radicalité, à la marge, pour s’attaquer à un plus large public. Par ailleurs, l’arrivée dans leur cinéma de Bouli Lanners (auréolé d’un joli petit succès pour un autre road-movie de loosers : Eldorado) et de Yolande Moreau qu’on ne présente plus (les Deschiens, Quand la mer monte…), semblait être un choix dans la continuité logique de leur travail, tant les personnages que ces deux acteurs iconoclastes ont interprété auparavant sont proches de l’univers des Grolandais. Seulement, avec ce nouveau tandem, le ton change, parfois imperceptiblement, mais nettement tout de même. On avait pu constater dans les deux films cités qu’ils ont réalisé (Eldorado, Quand la mer monte), que Lanners et Moreau parvenaient merveilleusement bien à rendre attachants des personnages de marginaux taiseux et pas forcément très finauds. Le spectateur ne pouvait qu’éprouver de l’empathie pour ces êtres sensibles qui tentaient de nouer une relation, amicale pour lui, amoureuse pour elle; fragiles dans les deux cas.

A propos d'Aaltra, Delépine et Kervern expliquaient : “Chacune des séquences nous tient en laisse et nous empêche de nous installer dans la compassion. C'est cette compassion même qui nous revient en pleine figure et l'on se sent étrange, un peu con avec notre bonté d'âme à la main, prête à l'emploi, tellement dégainée qu'elle sort toute seule.” C'est bien cette méfiance, cette mise à distance des bons sentiments qui se trouve compromise par le débarquement en fanfare de Lanners et Moreau. Les répliques qui leurs sont attribuées, les situations grotesques dans lesquelles ils se retrouvent suintent toujours la méchanceté et le politiquement incorrect qui caractérisent l'humour grolandais. Malheureusement, le spectateur ne peut s'empêcher d'éprouver de l'empathie pour leurs silhouettes rondes. Dès lors, le sentiment de compassion pour leurs personnages que refusaient Delépine et Kervern se trouve être réinjecté. Quand Lanners, tueur à gage de bas étage, délègue son sale boulot à des malades en phase terminale, la sympathie naturelle qu'il dégage vient buter contre l'arrivisme du personnage. Il en résulte une contradiction que le meilleur des philosophes marxistes ne saurait résoudre.

Mais la mécanique comique, bien rôdée, n'en n'a que faire et continue à tourner en vain, usant toujours aussi habilement du cadre et du hors-champ pour susciter le rire. Le décalage entre le premier et l'arrière-plan dans certaines scènes constitue la marque de fabrique des deux cinéastes. Le principe : un personnage inattentif ne voit pas se dérouler dans son dos un évènement improbable qui a pour seul témoin le spectateur. Dans Aaltra, Delépine et Kervern, endormis dans leurs fauteuils roulants sur une plage déserte, étaient abandonnés par le chauffeur d'une caravane que l'on voyait démarrer au loin, derrière eux. Dans Louise-Michel, c'est Yolande Moreau qui prend le volant d'un tracteur pendant que Bouli Lanners papote dans la cuisine du propriétaire. Ce dernier, au cours d'un dialogue caricaturant les discours ambiants sur le développement durable, explique comment fonctionne sa chambre d'hôte écolo-bobo. La description de ces deux scènes conçues de la même manière permet de prendre la mesure du chemin parcouru d'un film à l'autre : du gag absurde purement visuel, à la satire convenue qui surfe sur l'air du temps.

En quittant la ligne épurée du road-movie non-sense pour pénétrer dans le secteur porteur de la critique sociale, Delépine et Kervern ont pris le risque de n'avoir pas grand chose d'original à dire sur la lutte des classes et les délocalisations sauvages. Trop souvent, ils en rajoutent des tonnes sur les clichés les plus éculés du patron cynique au bord de sa piscine et des ouvriers analphabètes. En dépit de la citation conclusive, on voit mal comment Louise-Michel pourrait figurer “l'insurrection qui vient”, pour reprendre la critique du Monde (1). D’ailleurs, l'assassinat du grand patron ne leur apporte rien, à peine une courte jouissance, une danse ridicule sans remords. Et puis...le tiret du titre se transforme rapidement en une conjonction : Louise ET Michel. Le thème incongru de la transsexualité comme tentative d'adaptation au système économique capitaliste inciterait plutôt à prendre la figure tutélaire de Louise-Michel pour un simple McGuffin, un prétexte autorisant tous les délires possibles et imaginables sur le monde d'aujourd'hui..



En guise d’épilogue, Delépine et Kervern préfèrent conclure sur une naissance, une scène d'accouchement absolument surréaliste qui vient brouiller tout l’imaginaire collectif enveloppant cet instant décisif. Un bébé, comme un ultime trait d'union lumineux, comme pour nous convaincre que ces deux clowns grimaçants ne sont jamais aussi inspirés que lorsqu'ils n'essaient pas de séduire un public de gauche acquis à sa cause, en lui servant un discours prédigéré qu'il trouve déjà depuis des années sur la chaîne cryptée.

Raphaël Clairefond

(1)"Louise-Michel fustige la déliquescence sociale et l'obscénité capitaliste. Et nous prédit, si rien ne change, pour reprendre le titre d'un essai dont on parle, l'insurrection qui vient." http://www.lemonde.fr/cinema/article/2008/12/23/louis-michel-la-solution-tuer-le-patron_1134439_3476.html

mardi 3 février 2009

Mal vu, mal dit : Un pétard mouillé sur le gâteau d'anniversaire

Monsieur Philippe Person, écrivain, nous propose dans le Monde Diplomatique (n°659, février 2009) un article intitulé "A-t-on le droit de critiquer la Nouvelle Vague ?". Sans doute se pose-t-il la question en préambule, de peur que s'il la critique, il entre encore dans son jeu et dans celui des polémiques animant le monde cinématographique qui, comme il va nous l'expliquer, sont depuis 50 ans le fruit pourri de celui-ci. Mais M. Person n'hésite pas longtemps, il prend son marteau et frappe un grand coup sur l'encombrant spectre de la Nouvelle Vague qui hante encore aujourd'hui le cinéma français. Nous ne pouvons qu'être d'accord, dans une certaine mesure, avec certains propos de Philippe Person.

Il est vrai qu'un certain nombre d'écoles de cinéma - dont la Fémis - se veulent héritières de la Nouvelle Vague, et que plusieurs professeurs qui y enseignent ne jurent que par ses cinéastes, risquant d'étouffer la créativité en devenir des jeunes étudiants. Par ailleurs, il ne semble pas très sain que l'actuel rédacteur en chef du magazine critique (?) les Cahiers du cinéma, Emmanuel Burdeau, soit nommé membre d'une commission au CNC pour soutenir les jeunes cinéastes inventifs. Mais la question à se poser devrait être : faut-il vraiment attendre que les nouveaux talents révolutionnaires sortent d'une école de cinéma, quelle qu'elle soit ? Comme l'a bien noté Person, malheureusement dans un sens péjoratif, la Nouvelle Vague est née de jeunes autodidactes "professionnellement inexpérimentés" passant leurs journées à fréquenter la Cinémathèque et à écrire des critiques de films avec leurs camarades dans les Cahiers, aidés de loin pour cela, non par des professeurs, mais des passeurs tels que Bazin ou Langlois. Aujourd'hui que l'université est massivement aux Cahiers, que l'amateurisme n'y est plus vraiment de mise sinon, hypocritement, en marge de la revue ou pour pistonner quelques collègues, il s'agirait de fonder différents lieux alternatifs d'où penser les nouveaux cinémas, ou se tourner vers ceux existant déjà.

Nous serons aussi d'accord pour affirmer que la plupart des critiques des Cahiers devenus cinéastes ces dernières années fructifient effectivement médiocrement leur héritage Nouvelle Vague - nous vous recommandons à ce propos l'article "Christophe Honoré : la fade personne" dans le n°2 à venir des Spectres du Cinéma -, mais ils sont loin de tout miser et tout perdre sur leur premier film (cf. Honoré qui tourne un film par an depuis 2006).

Il est enfin vrai que l'influence de la Nouvelle Vague se fait encore sentir dans la presse (de l'aveu d'un cinéaste comme Desplechin qui faisait le même constat que Person en 2001 dans le n°556 des Cahiers) même si moins contestable est cette influence finalement assez superficielle (nous allons y revenir) que l'impression justifiée - certains journalistes pouvant aller jusqu'à publier des papiers dans trois magazines différents, sans compter internet - de petit consortium critique, et du copinage qui va avec.

"Les Cahiers ont gardé un style à part. Seulement, ça ne les a pas empêchés de baisser. A cause de quoi ? De qui ? Je crois que c'est dû avant tout au fait qu'ils n'ont plus de position à défendre. Avant, il y avait toujours de quoi dire. Maintenant que tout le monde est d'accord, il n'y a plus autant de choses à dire. Ce qui a fait les Cahiers, c'est leur position de lutte, de combat." Jean-Luc Godard, entretien, Cahiers du cinéma n°138, décembre 1962.

Le long chapitre larmoyant sur les polémiques stériles héritées de la Nouvelle Vague qu'alimente la presse paraît, de notre point de vue, quelque peu infondé. Le consensus critique n'a jamais été plus épais qu'à l'heure actuelle, en particulier autour des films que l'auteur de l'article cite, assez éloignés, il est vrai, des idéaux de la Nouvelle Vague. Contentons-nous d'évoquer les Cahiers du cinéma qui devraient être logiquement, historiquement, en première ligne du combat de M. Person (il les cite d'ailleurs au milieu des autres revues "acquises à la Nouvelle Vague").

1. Ils n'ont, à ma connaissance, pas proposé de critique du film de Dany Boon.
2. Le film La Môme a été défendu par la revue malgré quelques réserves dans un texte d'Emmanuel Burdeau. La "Qualité Française" n'y a pas été évoquée. ("L'air popu", Cahiers du cinéma n°621, mars 2007 : http://www.cahiersducinema.com/article1028.html).
3. Idem pour le film de Laurent Cantet, Entre les murs, qui fit même la couverture en septembre. Personne n'évoqua la catégorie de "fiction de gauche" dans les pages de la revue.

Mais, pour en revenir à l'époque où les cinéastes de la Nouvelle Vague étaient encore critiques de presse, devoir rappeler en 2009 à quelques populistes déguisés en fins analystes que la Nouvelle Vague n'était pas constituée de critiques élitistes qui exécraient le cinéma populaire est pénible. Les goûts cinématographiques des "jeunes turcs" étaient très largement populaires, en particulier celui prononcé pour la série B états-unienne, mais aussi pour un certain nombre de cinéastes français (pas tous, bien sûr) tels que Bresson, Renoir ou Guitry qui n'étaient pas, à l'époque, les plus difficiles d'accès. Le "débat manichéen entre l'art et le commerce" n'a pas plus eu lieu à cette époque qu'aujourd'hui dans les pages des Cahiers ou d'ailleurs, ou alors pas sous la forme simplifiée que l'auteur veut nous faire gober : cinéma populaire contre cinéma élitiste. Il y avait des ennemis, ceux-ci n'étaient absolument pas les cinéastes populaires (quid de Hitchcock, par exemple, pour prendre le plus célèbre ?), mais les cinéastes que les "jeunes turcs" jugeaient, certes subjectivement mais avec quelques principes, sans talent. Voilà encore une caractéristique d'une révolution, elle ne se réalise pas sans ennemis.

"Le rêve de la Nouvelle Vague, qu'elle ne réalisera jamais, c'est de tourner Spartacus, à Hollywood, avec 10 millions de dollars." Jean-Luc Godard, entretien, Cahiers du cinéma n°138, décembre 1962.

Le principal reproche que Person fait à la Nouvelle Vague, c'est de ne pas avoir été assez structurée. "Aucun manifeste fondateur", "des films qui n'ont en commun, outre leur faible budget, que d'être l'œuvre de jeunes gens", on ne connaît pas forcément "le sens de l'estampille" Nouvelle Vague, "mouvement attrape-tout" qui ne produit "aucun texte exprimant une quelconque ligne directrice", voici ce que l'on peut lire dans son article. On reconnaîtra ici le discours typique de celui qui n'a qu'un seul souhait, mettre chaque chose dans une boîte bien étiquetée et qui peste en se trouvant en présence d'une chose qu'il n'arrive à caser nulle part. Reprocher ceci à la Nouvelle Vague, c'est précisément ne pas saisir, ou plus gravement, feindre de ne pas saisir, que les idées propres à une révolution esthétique, quand bien même elles ont des atomes en commun, ne se planifient pas forcément comme les projets commerciaux d'une corporation de studio.

Il est, par ailleurs, fort dommage que Godard soit rangé avec ses petits camarades comme dans n'importe quel article de vulgarisation tant le cinéaste, toujours jeune, n'a jamais cessé de chercher, contrairement à la plupart de ses camarades (dont certains comme Rohmer ou Truffaut renieront carrément leurs jugements sur l'époque des Cahiers Jaunes, et ce au coeur même de la réalisation de leurs propres films). N'est-ce pas lui, avec quelques autres, qui initie une seconde vague révolutionnaire dans les années 70 ? Le paradoxe réside dans le fait que c'est aussi le cinéaste issu de la Nouvelle Vague qui aura toujours été le plus vivement critiqué et attaqué, contrairement à ce que veut nous faire croire M. Person lorsqu'il affirme que les leçons de cinéma de Godard ne sont "jamais prises en défaut". Précisément, jamais plus qu'aujourd'hui, elles ne l'auront été dans son "propre camp". De Télérama, qui s'autorise un article peu élogieux à propos du cinéaste lors de la sortie de son dernier film (il faudrait aller chercher la référence, mais étant donné que je ne suis pas un "spécialiste" payé à la pige, on me pardonnera, je l'espère, cette flemmardise), aux Cahiers qui se font l'écho lointain de la terne polémique initiée dernièrement par Jacques Rancière et quelques cinéastes, concernant certains propos tenus par Godard (on pourra consulter notre discussion autour du dernier livre de Rancière).

Bien sûr, M. Person est malin, il ne critique pas directement l'œuvre des cinéastes de la Nouvelle Vague, il se rabat pour cela sur une catégorie de suiveurs, si on le lit bien, une ribambelle de pauvres bougres, "une centaine de jeunes concurrents", "des dizaines d'inconnus" qui au lieu d'initier de nouvelles vagues, "vont se jeter tête baissée dans le piège de la Nouvelle Vague", "les premiers d'une très longue liste". Ceux qui ont cru la révolution possible, mais qui en sont finalement les victimes sans génie, pris dans les filets de la Nouvelle Vague tels les thons affolés dans les filets des pêcheurs de Stromboli. Ils vont "à peu près tous se rompre le cou et désarçonner le public populaire, le rendant à jamais rétif au cinéma d'auteur, synonyme à ses yeux d'amateurisme et d'ennui." Etrange comme cette dernière sentence populiste rappelle des choses lues récemment sous la plume d'un Ciment ou d'un Thoret, contre le cinéma de Godard, ou de Huillet et Straub. D'artisans devenus artistes, les pauvres nouveaux cinéastes sont, pour Person, malgré eux "à la merci de l'échec public", "c'est souvent la solitude ou la marginalité qui les attendent." Là où M. Person est moins malin, c'est qu'il ne reproche pas à ces jeunes cinéastes (dont aucun n'est cité) de ne pas avoir su, ou pu, régénérer la première vague, mais aux premiers, d'une part de ne pas avoir assez fédéré leur mouvement, d'autre part d'avoir d'une manière malveillante détruit ce qui existait avant eux. Ce second point critique, réactionnaire, apparaît nettement en fin de texte, lorsque Person dégaine sa solution miracle pour en finir avec le spectre de la Nouvelle Vague : un appel au bon vieux retour au scénario béton, passant par une "aide accrue aux scénarios pour pallier la baisse de qualité des films", sous l'égide du fameux Club des 13 initié par Pascale Ferran.

D'un seul coup, les anciens martyrs de la Nouvelle Vague débarquent sous la plume de Person : Deville, Sautet, Rappeneau, Tavernier ou Corneau (il ne manque que Leconte, Lelouch). Rappelons, entre parenthèses, que Bertrand Tavernier, contrairement à ce que laisse suggérer l'article, a exercé la noble tâche de critique de cinéma, et aux Cahiers du cinéma même. Dans le n°132, par exemple, celui-ci y signe trois critiques de films. Il faut donc croire que la ""carte" Nouvelle Vague" ne s'obtenait pas seulement de la sorte à l'époque. En outre, Téchiné peut continuer de bénéficier de bonnes critiques dans les Cahiers, dès les années 90, l'un, sinon le, dernier des critiques qui aient vraiment compté à la revue, Serge Daney, affirmait sa grande tristesse de voir que même celui-ci se mettait à faire du cinéma dit de "Qualité française".

Quant aux jeunes cinéastes de scénario actuels, aucun n'est cité. Sans doute, encore une fois, tant le choix est grand : Ozon, Klapisch, Jeunet, Kahn, Dahan, Moll, Audiard, les frères Larrieu, etc. Des cinéastes il est vrai parfois éreintés par quelques critiques, qui malgré cela font généralement (tant mieux pour eux) des entrées, beaucoup d'entrées. Selon la conclusion de son article, M. Person cache mal que ce qu'il prône est moins l'unanimité critique consensuelle pour ces cinéastes, qu'une disparition pure et simple de celle-ci qui, selon l'aigre adage, est invitée à "s'y coller à son tour" plutôt qu'à s'exprimer à propos des films des cinéastes, redessinant sans finesse les contours d'un partage critique/artiste réactionnaire que, là encore, les cinéastes de la Nouvelle Vague avaient pour la plupart spontanément réussi à gommer.

Notre conclusion sera que nul ne doit se voir interdit de critiquer la Nouvelle Vague ainsi que ses "héritiers", d'autant plus en cette période œcuménique de cinquantenaire du triomphe des 400 Coups, mais que chacun s'expose en ceci à voir étudiée la manière qu'il emploie pour le faire, et (donc) les fins qu'il défend.

Jean-Maurice Rocher