lundi 3 mai 2010

Critiques, vos papiers : Independencia (R. Martin)



L’image qu’on emporte avec soi, c’est d’abord celle de cette forêt. Une drôle de forêt, reconstituée en studio selon les codes du cinéma exotique produit aux Philippines par l’occupant nord-américain, dans les années 20 (1). Quelques plantes arrangées au premier plan, l’amorce d’un étang et de quelques troncs d’arbres ; au fond, de grandes toiles peintes qui simulent l’horizon d’une forêt où personne ne pourra jamais s’enfoncer ; et voila tout ce qui doit suggérer les grands massifs montagneux et forestiers des Philippines. De temps en temps, des tortues batifolent dans l’étang ; ou bien, c’est une poignée d’oiseaux qui se projette dans les airs comme des balles de fusil ; on s’attend toujours à voir apparaître dans le champ l’animalier qui vient de les lâcher dans le décor. La caméra, fixe, à distance moyenne, décompose cet espace en une série de petits fragments plats, disjoints les uns des autres. C’est comme la scène d’un théâtre de poche ou comme les vitrines d’un muséum naturel, spécialement arrangées pour qu’y éclate comme un événement sensationnel, comme un coup de théâtre, l’apparition du vivant. Et c’est vrai qu’on est comme saisi de surprise au moment où l’on voit surgir dans le champ de cette forêt de pacotille un jeune homme, une jeune fille, un enfant, bien vivants et en taille réelle, un échantillon complet de l’espèce humaine. Mais par un curieux renversement, quand paraissent dans le champ une tortue, un oiseau, ou un être humain, c’est plutôt l’effet inverse qui se produit : au lieu que ces spécimens animés accusent l’artificialité du décor, ce sont eux qui paraissent faux et déplacés, et c’est la forêt qui paraît vraie. Le petit miracle qui se produit, c’est quand cette forêt d’opérette se met à vivre pour elle-même, parce qu’un ventilateur ou une lance cachés hors champ l’animent d’un semblant d’intempéries, font trembler le feuillage et briller une rosée d’emprunt. C’est toute l’intelligence de Raya Martin d’avoir fait en sorte que cette forêt de studio où rien n’est vrai, pas même le soleil, joue constamment de son double statut de leurre, de pastiche dénoncé comme tel, et de beau mensonge auquel on soit tenté de croire. Si la tornade finale, toute en éclairs et en ombres, nous saisit d’une vraie peur, c’est peut-être seulement parce que cette forêt d’opérette, continuellement dénoncée comme fausse, nous a, par cela même, laissé une chance d’y croire.

Soit donc cet espace faux, cette profondeur maigre, cette forêt de vitrine, juste animé du semblant de vie qui nous oblige continuellement à nous demander ce que nous voyons. Quelle sorte de drame humain peut bien se jouer sur une telle scène ? Le titre, le sujet, l’arrière-plan historique sur lequel se déroule l’action, nous promettaient quelque chose d’épique : « Independencia », qu’on imaginait lancé comme un cri de guerre, la revendication de liberté de tout un peuple, au moment où les Philippins s’allient aux Américains pour repousser les Espagnols mais tombent sous la coupe de ces nouveaux maîtres. Or le film raconte tout autre chose : non une guerre, non une insurrection, mais une fuite, un exil – un exil qui n’est pas une simple retraite dans la montagne, à proximité du monde, mais un exil hors de l’histoire, hors du siècle, dans le pays des songes. Toute l’intrigue tient en quelques lignes : une mère et son fils, surpris en pleine fête par l’invasion américaine, fuient dans la montagne, aménagent une cabane abandonnée et s’y installent, dans l’attente d’on ne sait quoi ; ils recueillent bientôt une jeune fille abusée par des soldats américains ; la maladie emporte la mère ; un enfant naît. Les années passent. Le fils est resté bien sagement là où la mort de sa mère l’a laissé et vit dans la crainte d’être retrouvé par les Américains. L’enfant a grandi et se promène, en mangeant des fruits. Par une nuit de tornade, le fils et l’enfant se perdent dans la forêt ; le fils s’éteint au petit matin ; restée seule à la cabane, la jeune fille ne survit pas non plus. L’enfant, abandonné, erre seul dans la forêt. Bientôt poursuivi par des soldats, il trouve l’issue de la forêt et guidé par le bruit de vagues, débouche sur l’océan. Du haut d’une falaise, il se laisse tomber dans le vide.

Difficile d’imaginer une histoire d’indépendance plus décevante. Où est la lutte contre l’occupant ? Où le peuple prend-il conscience de ce qui fait de lui un peuple ? Où sont les faits et les causes qui rendent lisible la marche d’un peuple vers son indépendance ? Où sont les liens par lesquels un peuple transforme ce qu’il sait de lui-même en énergie et en action susceptibles de lui donner la liberté ? Nulle part – ou alors dans d’autres films, un de Ken Loach par exemple (Le vent se lève), mais pas dans celui de Raya Martin, qui s’emploie justement à défaire l’évidence de ces liens entre savoir et action, conscience et résistance, et à proposer de l’histoire une image où les causes ne rendent pas raison des faits.

Plus qu’une histoire d’indépendance conquise, c’est donc l’histoire d’un peuple en attente de son indépendance, égaré entre temps dans un songe qui n’est pas le sien et n’entretenant plus avec sa propre histoire que des liens diffus, en passe d’être actualisés. Le titre, Independencia, aurait déjà dû nous en avertir, qui proclame l’indépendance, mais dans la langue de l’occupant, en espagnol. Et tout le film est ainsi, dans cette indécision, ce flottement, où les mots et les images ne coïncident jamais pleinement avec ce qu’ils disent, avec ce qu’elles montrent. D’un côté, le film accumule les images d’une occupation subie, d’un peuple en exil dans son propre pays, dépossédé de son histoire, de son imaginaire. De l’autre, il énumère les mots et les récits d’un passé légendaire, héroïque, où le peuple avait la force de s’emparer de son propre destin. Mais de l’un à l’autre, le lien n’est jamais fait – et toute l’action du film se déroule dans cet entre-deux, dans cette forêt de conte où, par un sortilège, ce passé héroïque s’est endormi, et où les personnages, comme des somnambules, errent engourdis comme dans un sommeil de l’histoire.



Les images du film se distribuent ainsi de façon simple, selon deux catégories. D’un côté, celles qu’on voit parce qu’on nous les montre. De l’autre, celles qu’on voit parce qu’on nous les raconte.
Ce qu’on voit d’abord, c’est cette forêt de conte, tout droit sortie d’un de ces vieux songes de « l’usine à rêves », Hollywood, et découpée en petites portions d’espace disjointes les unes des autres. L’une des principales occupations des personnages est alors de se perdre dans cette forêt reconstituée en studio dans un recoin grand comme un mouchoir de poche. Pris, comme entre deux vitres, entre l’arrière-plan barré d’une forêt en trompe-l’œil et les ombres que dessinent, au premier plan, comme sur l’écran lui-même, les ramures d’un arbuste éclairé en contre-jour, ils traversent inlassablement le champ de droite à gauche, de gauche à droite – comme dans ce plan comique où la caméra, fixe, attend patiemment que le fils entre et sorte du champ plusieurs fois, d’un côté puis de l’autre, pour suggérer une longue errance. Chaque plan de la forêt vaut pour lui-même et compose, en miniature, la forêt entière, dont les morceaux disjoints ne s’assemblent jamais en un espace cohérent. Les fragments se succèdent ainsi les uns aux autres, toujours les mêmes, toujours changeants, par une simple redisposition des éléments du décor qui rend chaque fois la forêt méconnaissable. Et c’est ainsi qu’elle se déploie, comme un espace illisible, où ne se laisse jamais déchiffrer aucune trace, laissée par le passage d’un homme ou d’un animal, où ne peut jamais non plus s’écrire la moindre trace d’une histoire. Espace de transition, où tout passe sans s’imprimer ni durer, les choses comme les êtres, étranger aux personnages qui ne peuvent que le traverser sans y tracer aucun chemin capable de lier un plan à l’autre, un fragment à l’autre, de telle manière que s’y configure un lieu habitable, une expérience simplement humaine.

Ce n’est donc pas dans ces errances discontinues que peut se tracer le chemin qui mène hors du pays des songes. Ce n’est pas dans cette profondeur maigre que peut se creuser une durée par quoi les hommes peuvent s’approprier leur propre histoire. Il faut que, lassés de se perdre, les hommes s’assoient et racontent. Il n’y a que la parole, comme puissance de fabulation, qui puisse desserrer l’étau de cet espace à deux dimensions, à peine moins plat qu’une image, qu’un tableau. C’est le deuxième type d’images, celui qui, au moment où le fils évoque ses souvenirs légendaires, ouvre cet espace sans promesse de dehors sur un autre horizon que celui des toiles peintes qui en interdisent sans cesse l’accès. Des légendes, le fils en raconte plusieurs, au moins trois. Celle tout d’abord d’une ville en lisière de forêt, autrefois prospère, et que des hommes avides venus d’ailleurs auraient si bien réduite en ruines que depuis elle ne compte plus âme qui vive et que les bois l’ont entièrement recouverte. Celle ensuite de son grand-père, héros local qui aurait débarrassé ses terres de tous les serpents qui les infestaient et dont il aurait fait un grand tas plus haut que lui. Celle ensuite d’une amulette, qui aurait permis à ce grand-père de réaliser son exploit et que le père, depuis, aurait perdue, parce que la foudre la reprend, raconte le fils, « quand on agit mal ». On n’a pas de difficultés à voir ce que le fils, par ses récits, nous montre, mais que lui-même ne semble pas voir : cette forêt qui a recouvert la ville légendaire, c’est celle dans laquelle il se trouve, au moment où Américains et Espagnols s’entretuent pour déposséder les Philippins de leur propre pays ; ces serpents décimés par son grand-père, ce sont les occupants de la terre philippine ; cette amulette perdue, c’est l’impuissance à laquelle le fils se voit réduit dans cette forêt, lui qui ne rêve que chasse, qu’océan, et qui pourtant demeure là, tout songeur, à attendre dans la crainte l’arrivée des Américains.

C’est cela que le film montre : cette disjonction entre le passé légendaire, les rêves héroïques dont le fils se berce, et la situation d’exil dans laquelle nous le voyons. C’est cela qu’il dévoile, cette coupure qui détache la mémoire collective, faite de luttes et d’héroïsme, de l’action qui permettrait pourtant à ce peuple de se réveiller hors de cette forêt de songe où son histoire s’est comme endormie.

C’est l’enfant trouvé, dans sa chute finale, qui découvrira la possibilité d’une issue hors du pays des songes. Sans doute que cette chute fait signe pour « la longue peine des Philippins » (selon le sous-titre de A short film about the Indio nacional) mais elle fait signe aussi pour autre chose. D’abord, parce qu’elle ouvre une direction inédite, une dimension nouvelle, par rapport aux errances latérales du fils : plus qu’une sortie hors du champ, c’est un saut hors du cadre, par quoi l’enfant trouve le chemin qui mène hors de la forêt, vers l’océan auquel rêvait le fils. C’est important aussi que le film se termine sur le bruit des vagues, sur le son de l’océan, parce que c’est d’un coup ce qui fait exister les Philippines comme îles, ce qui donne forme à leur territoire en leur donnant une limite – alors que dans la forêt, on avait constamment le sentiment d’être au milieu d’un cercle dont la circonférence n’était nulle part. L’océan joue ce double rôle de fermeture (d’un territoire qui se constitue comme tel et prend conscience de lui-même) et d’ouverture (d’un pays en voie de se réapproprier sa propre histoire). Cette ouverture, c’est encore l’irruption de la couleur qui la signale : le film se bariole, non pas du bleu de l’océan, mais du rouge de la tunique de l’enfant, qui se transmet ensuite au ciel, dans toutes les nuances du levant et du couchant. Peintes à même le film, ces couleurs sont tout à la fois le signe d’une promesse, d’une énergie nouvelle, capable de réveiller l’action – et le feu où le film se consume comme film, pour signaler les limites de ce qu’il peut, en tant que film, pour orienter les hommes sur le chemin de l’indépendance.


Sébastien Raulin



(1) Raya Martin : "Formellement, Independencia imite l'esthétique des films de studio durant l'occupation nord-américaine, tandis que son récit expose une histoire de résistance durant cette même période. Mon idée était d'exposer ce substrat hollywoodien et de le subvertir afin de redéfinir nos véritables luttes" - propos recueillis par Antoine Thirion et Eugenio Renzi :
http://www.independencia.fr/EPHEMERE/INDEPENDENCIA_RAYAMARTIN_3_ENTRETIEN.html

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