
Dans Nulle part, terre promise, Emmanuel Finkiel adapte un dispositif ostensiblement froid et distancié à un sujet ambitieux : l'Europe et ses migrations de population. Comme dans Babel (et les autres films du tandem Inarritu/Arriaga), trois récits s'entrelacent. Silencieusement. Les dialogues sont quasiment nuls, réduits à la partie congrue des interrogations les plus fondamentales (« pourquoi tu nous filmes ? »). L'errance solitaire des personnages est traversée – anesthésiée ? - par la question de la charité et de la mauvaise conscience occidentale vis-à-vis des plus pauvres. On ne peut que rester à la surface de ces personnages qui se trouvent être réduits, du fait de leur mutisme, à leurs fonctions, leurs statuts, leurs déterminismes. La singularité des personnages, c'est-à-dire leur histoire, leur personnalité, leur prénom même, sont sciemment occultés. Finkiel semble vouloir geler l'émotion et l'empathie. Il façonne donc avec beaucoup de soin des archétypes : l'Immigré, le Cadre, l'Etudiante... Et on sent que les acteurs sont affreusement mal à l'aise dans ces costumes dont ils ne savent que faire, de même qu'ils semblent empêtrés dans leur mauvaise conscience. Finkiel filme des trajectoires et des comportements pour dresser une cartographie de l'Europe contemporaine. C'est très bien, mais tout le monde sait que des migrants migrent, que des cadres délocalisent des usines et que les étudiantes se promènent librement via le programme Erasmus. Il suffit de regarder les journaux des grandes chaînes de télévision. Alors est-ce que le parti pris d'une esthétique froide, clinique et distanciée rend sensible autre chose que ce qui est omniprésent dans ces images qui peuplent notre quotidien ? Rien n'est moins sûr.

Il y a pourtant dans le film un moment où la frontière se fait poreuse et où la rencontre devient possible : une des filles du groupe de sans-abri suit le Cadre qui lui ouvre la porte de sa chambre d'hôtel. La suite est dérobée à notre regard par la grâce d'une ellipse déconcertante. On retrouve les deux personnages au petit matin. Le cadre lui laisse de l'argent avant de partir. Le cinéaste refuse donc de mettre en scène autre chose qu'un rapport fondé sur la charité (voire la prostitution) et en cela, on pourrait aller jusqu'à voir en Nulle part, terre promise un reportage TV maladroit, mais bien filmé, cadré dans des perspectives géométriques cliniques, austère comme se doit de l'être tout film d'auteur qui se respecte. Il ne s'agît pas forcément de fascination pour la misère, ne confondons pas Finkiel avec la jeune étudiante, mais on sent chez lui une volonté de placer le spectateur, l'Européen favorisé, face à ses contradictions, sur le mode "c'est bien beau de s'apitoyer mais vous ne faites rien pour que ça change ou si vous le voulez vous n'en avez pas les moyens". Ce discours-là est peut-être inconscient ou sous-jacent, il n'en reste pas moins stérile du fait de l'absence de perspectives, de lignes de fuite (presque un comble)qu'il nous ouvre.

C'est encore trop peu pour un film qui a pour ambition de dresser un état des lieux du monde contemporain. A force d'abstraction et d'épure, la démarche d'Emmanuel Finkiel est vouée à n'éclairer que des évidences, faussée d'emblée par les stéréotypes qu'il trimballe en vain sur la grande carte de l'Europe, comme de petits chevaux de bois sur le plateau d'un jeu de stratégie.
Raphaël Clairefond
4 commentaires:
Je vous retourne le compliment. ;)
Hello asketoner,
J'en profite pour vous dire que j'ai trouvé votre texte à propos de "Inland" bien intéressant ! Largo nous l'a fait découvrir sur le forum des spectres !
De mon côté, je n'ai pas encore vu le film de Finkiel.
cordialement.
JM
Hello,
J'ai regardé "Voyages" récemment, du même auteur, oui je retrouve assez ce que tu dis à propos de "Nulle part, terre promise". Le film suit aussi plusieurs personnages qui vont se croiser, se rencontrer…le principe a tout du fameux "film choral". Ici le sujet c'est les survivants des camps de la mort, la diaspora juive en Europe et en Israël. Le film est très pesant, met volontiers mal à l'aise. Finkiel semble curieusement se repaître de son sujet (tout ramène invariablement à l'holocauste, on attend désespérément une ouverture du regard vers quelque chose d'autre mais on n'en sort pas, quand un jeune sort du car en panne pour pisser en Pologne, il faut qu'il tombe encore sur les rails des trains qui allaient au camp de la mort..) mais tout en y allant à reculons, étant profondément écoeuré à l'idée de revenir encore farfouiller une énième fois de ce côté-là de l'histoire. L'impression de voyages forcés, ou comment le "devoir de mémoire" devient "corvée de mémoire". Le film met un point d'honneur à ne filmer (de façon un peu trop fascinée) guère autre chose que des survivants et leur famille fatigués, aux corps abîmés, l'impression qu'un maquillage de mauvais goût renforce l'aspect sclérosé, cadavérique, des peaux devant la caméra : luxe de cinéaste par rapport au reporter ? Rien ne passe d'autre que l'affliction entre les anciennes générations qui ont connu l'horreur et les nouvelles qui visiblement n'intéressent pas le cinéaste, le cinéma pour Finkiel permettant, au plus, de créer de petits îlots étriqués de contrition. La photo, dans des tons chiasseux et ternes, vise chaque instants à nous rappeler qu'on est décidément pas là pour rigoler.
Ben non,on n 'est pas la pour rigoler jeune abruti contemporain...
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