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Bien Ficelé
Bien Ficelé
Depuis ses débuts, on sait que Michael Haneke réalise des films qui suscitent à peu près autant de réactions d’admiration que de rejet. Ses détracteurs lui prêtent un ton moralisateur et sentencieux, en parfait accord avec son allure de pasteur austère et rigoureux. Ils ne supportent donc pas sa critique de la civilisation de l’image (et la fascination pour la violence qu’elle appelle). Les dispositifs de distanciation (usage du hors-champ, plans fixes, mises en abîme) du cinéaste sont reçus comme autant de démonstrations lourdement culpabilisatrices. Le spectateur serait par nature un être mauvais, passif et avide de violence que Michael Haneke se ferait un devoir de corriger. On reconnait là un discours simpliste qui ne traite en plus que d’un aspect de son travail. Mais après tout là n’est pas la question.
Le fait est que Le Ruban blanc, palme d’Or 2009, est son premier film à avoir été unanimement acclamé, reconnu par tous comme son chef d’œuvre. Et bizarrement, personne ne s’est demandé pourquoi.
Dès lors, il est d’autant plus amusant de constater que l’on retrouve dans le rigorisme du pasteur du film, la caricature que les détracteurs font généralement d’Haneke. Ce dernier semble donc vouloir leur dire : « regardez, voilà qui étaient les vrais pères-la-morale et voilà les conséquences de leur comportement. Moi, je ne suis qu’un observateur pessimiste mais attentif et scrupuleux ». Et tout le monde applaudit, comme si on découvrait les intentions et l’intelligence du cinéaste. Le provocateur puéril se serait donc mué en vieux sage. Mais on ne s’étonnera pas que les nouveaux convertis, pour défendre le film, aient recours à des métaphores qui renvoient encore le cinéaste au personnage du pasteur qu’il dépeint. Nous pensons ici à Eugenio Renzi qui affirme dans ses notes (1) : « Si on a le culot d’affirmer que ce morceau d’étoffe (le ruban blanc ndlr.) est un bout de pellicule, tout devient clair. Que le cinéma pour Haneke, en tant que règne du visible, est cet idéal éblouissant qui, appliqué sur le réel, révèle l’essence maligne de ce dernier. »
Au fond un tel unanimisme est d’autant plus surprenant que l’approche de son sujet ne diffère pas de ses œuvres précédentes. Il reproduit, méthodiquement, ce qu’il sait faire de mieux : mettre à nu des mécanismes de refoulement, des normes sociales et comportementales qui exacerbent les pulsions violentes et perverses des individus, au lieu de les résorber. Et c’est pour ça que la métaphore d’Eugenio Renzi ne nous paraît pas tenir la route : le ruban blanc du film génère le mal plus qu’il ne le révèle.
Alors avec le temps qu’est-ce-qui a changé ? Mettons, de Funny Games à aujourd’hui ? Prenons ce film comme mètre-étalon, puisque c’est celui qui allait le plus loin dans la représentation de ce qu’on appelle maladroitement "le mal". Avec Le Ruban Blanc, outre la reconstitution historique minutieuse et la somptueuse photo noir et blanc (qui aident toujours à séduire les vieux esthètes), c’est d’abord le point de vue et donc le positionnement du spectateur qui change. Funny Games évidemment, mais ça vaut aussi pour ses autres films, nous renvoyait régulièrement à notre statut de voyeur passif dont le regard était forcément biaisé, bancal etc. Avec Le Ruban blanc, la composition fragmentaire du récit demeure, mais désormais, par la grâce d’un artifice classique - la voix off - c’est au gentil instituteur du village, qu’échoie cette inconfortable position. Le spectateur n’a plus qu’à s’en remettre à lui. Et il accepte tout naturellement les zones d’ombre du récit, son hors-champ suggéré.
Et puis il y a cette question, toujours la même, du mal et de son symptôme le plus spectaculaire : la violence. Dans Funny Games, les « méchants » étaient, comme les habitants du village, extraordinairement doux, lisses et bien élevés en apparence, mais au fond cruels et violents. Sauf qu’ils étaient présentés comme des figures sans réalité tangible, sans histoire, sans déterminismes, sortis de nulle part, pure émanations exerçant leurs forfaits sans motifs apparents. C’était le mal sous sa forme métaphysique, comme dans son essence : la plus grande cruauté exercée par deux têtes angéliques. D’où l’incompréhension d’une partie du public : « Ah quoi bon nous infliger ça ?».
Avec Le Ruban blanc, encore une fois, c’est tellement plus facile. La thèse et son facteur de causalité tiennent en une ligne : l’éducation protestante, par sa sévérité, entretient le sentiment d'injustice, le ressentiment et rend insensible et violent. Elle a forgé de futurs nazis. Mais on ne peut faire abstraction de la fin du film qui laisse planer le mystère sur les coupables et surtout, si le film se limitait à ça, il n’aurait strictement aucun intérêt (puisque qu’il ne ferait qu’ajouter un facteur à ceux qu’on apprend dans les livres d’histoire : crise économique, esprit de revanche sur la première guerre mondiale etc). Mais il n’en faut pas plus aux critiques paresseux pour applaudir à cette fantastique « généalogie du nazisme ». Dès le début, le narrateur leur avait livré la clé en faisant référence à la grande Histoire, n’en jetez plus.
Et puis ce qu’il y a de bien avec le nazisme c’est qu’en matière de mal absolu, on n’a pas encore trouvé mieux et qu’en plus c’est une période dont on est familier, bien balisée, et bel et bien terminée. Le spectateur (avec le narrateur) pourra se complaire dans une posture morale bienséante. En sortant de la salle, il ne pourra que se satisfaire du chemin parcouru par la civilisation européenne et chrétienne, jusqu’à aujourd’hui. Ouf, les psys ont remplacé les prêtres et les pasteurs.
Le fait est que Le Ruban blanc, palme d’Or 2009, est son premier film à avoir été unanimement acclamé, reconnu par tous comme son chef d’œuvre. Et bizarrement, personne ne s’est demandé pourquoi.
Dès lors, il est d’autant plus amusant de constater que l’on retrouve dans le rigorisme du pasteur du film, la caricature que les détracteurs font généralement d’Haneke. Ce dernier semble donc vouloir leur dire : « regardez, voilà qui étaient les vrais pères-la-morale et voilà les conséquences de leur comportement. Moi, je ne suis qu’un observateur pessimiste mais attentif et scrupuleux ». Et tout le monde applaudit, comme si on découvrait les intentions et l’intelligence du cinéaste. Le provocateur puéril se serait donc mué en vieux sage. Mais on ne s’étonnera pas que les nouveaux convertis, pour défendre le film, aient recours à des métaphores qui renvoient encore le cinéaste au personnage du pasteur qu’il dépeint. Nous pensons ici à Eugenio Renzi qui affirme dans ses notes (1) : « Si on a le culot d’affirmer que ce morceau d’étoffe (le ruban blanc ndlr.) est un bout de pellicule, tout devient clair. Que le cinéma pour Haneke, en tant que règne du visible, est cet idéal éblouissant qui, appliqué sur le réel, révèle l’essence maligne de ce dernier. »
Au fond un tel unanimisme est d’autant plus surprenant que l’approche de son sujet ne diffère pas de ses œuvres précédentes. Il reproduit, méthodiquement, ce qu’il sait faire de mieux : mettre à nu des mécanismes de refoulement, des normes sociales et comportementales qui exacerbent les pulsions violentes et perverses des individus, au lieu de les résorber. Et c’est pour ça que la métaphore d’Eugenio Renzi ne nous paraît pas tenir la route : le ruban blanc du film génère le mal plus qu’il ne le révèle.
Alors avec le temps qu’est-ce-qui a changé ? Mettons, de Funny Games à aujourd’hui ? Prenons ce film comme mètre-étalon, puisque c’est celui qui allait le plus loin dans la représentation de ce qu’on appelle maladroitement "le mal". Avec Le Ruban Blanc, outre la reconstitution historique minutieuse et la somptueuse photo noir et blanc (qui aident toujours à séduire les vieux esthètes), c’est d’abord le point de vue et donc le positionnement du spectateur qui change. Funny Games évidemment, mais ça vaut aussi pour ses autres films, nous renvoyait régulièrement à notre statut de voyeur passif dont le regard était forcément biaisé, bancal etc. Avec Le Ruban blanc, la composition fragmentaire du récit demeure, mais désormais, par la grâce d’un artifice classique - la voix off - c’est au gentil instituteur du village, qu’échoie cette inconfortable position. Le spectateur n’a plus qu’à s’en remettre à lui. Et il accepte tout naturellement les zones d’ombre du récit, son hors-champ suggéré.
Et puis il y a cette question, toujours la même, du mal et de son symptôme le plus spectaculaire : la violence. Dans Funny Games, les « méchants » étaient, comme les habitants du village, extraordinairement doux, lisses et bien élevés en apparence, mais au fond cruels et violents. Sauf qu’ils étaient présentés comme des figures sans réalité tangible, sans histoire, sans déterminismes, sortis de nulle part, pure émanations exerçant leurs forfaits sans motifs apparents. C’était le mal sous sa forme métaphysique, comme dans son essence : la plus grande cruauté exercée par deux têtes angéliques. D’où l’incompréhension d’une partie du public : « Ah quoi bon nous infliger ça ?».
Avec Le Ruban blanc, encore une fois, c’est tellement plus facile. La thèse et son facteur de causalité tiennent en une ligne : l’éducation protestante, par sa sévérité, entretient le sentiment d'injustice, le ressentiment et rend insensible et violent. Elle a forgé de futurs nazis. Mais on ne peut faire abstraction de la fin du film qui laisse planer le mystère sur les coupables et surtout, si le film se limitait à ça, il n’aurait strictement aucun intérêt (puisque qu’il ne ferait qu’ajouter un facteur à ceux qu’on apprend dans les livres d’histoire : crise économique, esprit de revanche sur la première guerre mondiale etc). Mais il n’en faut pas plus aux critiques paresseux pour applaudir à cette fantastique « généalogie du nazisme ». Dès le début, le narrateur leur avait livré la clé en faisant référence à la grande Histoire, n’en jetez plus.
Et puis ce qu’il y a de bien avec le nazisme c’est qu’en matière de mal absolu, on n’a pas encore trouvé mieux et qu’en plus c’est une période dont on est familier, bien balisée, et bel et bien terminée. Le spectateur (avec le narrateur) pourra se complaire dans une posture morale bienséante. En sortant de la salle, il ne pourra que se satisfaire du chemin parcouru par la civilisation européenne et chrétienne, jusqu’à aujourd’hui. Ouf, les psys ont remplacé les prêtres et les pasteurs.
Alors que pour Haneke, entre hier et aujourd’hui, il est évident que rien n’a fondamentalement changé et les questions qu'il se pose sont sensiblement les mêmes. Elles sont toujours aussi gênantes, ambiguës et provocatrices, parfois même ostensiblement vicieuses, mais leurs angles cassants se trouvent tout arrondis, presque inoffensifs, une fois drapés dans les luxueux atours de la reconstitution historique. Et si, au fond, Haneke avait anticipé cette réception consensuelle en tournant cet ultime plan-miroir qu'il tend aux spectateurs : une audience soudée, impassible et surtout incroyablement passive ?
Raphaël Clairefond
(1) Source : http://www.independencia.fr/indp/7.6_LERUBANBLANC_HANEKE.html
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