mardi 5 janvier 2010

Critiques, vos papiers : Avatar (J. Cameron)

Cameron, portrait du cinéaste en industriel



Comme prévu, Avatar, film auto-proclamé (et ce depuis dix ans) révolutionnaire, soit-disant synthèse d'un siècle de cinéma et précurseur d'une esthétique nouvelle, déchaîne les passions et remet en branle la grande valse des opinions.


Une valse à trois temps qui s'offre encore le temps de s'offrir des détours du côté de Pandora...


1.Une savante campagne de communication excite la curiosité, touchant d'abord les geeks sur internet, puis le grand public.
2.La foule se rue dans les salles pour se rendre compte par soi-même de ces si bouleversants bouleversements du Septième Art.
3.Chacun y va de son avis sur la qualité des effets spéciaux et l'usage de la 3D; sur la perfection de l'expérience immersive proposée, en somme. Les spectateurs nostalgiques de leur coffre à jouet louent ce monde merveilleux, romanesque et plein d'innocence ; les autres, dont je fais partie, déplorent la faiblesse du récit, ses stéréotypes, son manque d'inventivité et son idéologie douteuse. Ne parlons pas des (apprentis) intellectuels cinéphiles (cf. critique de Chronic'art : http://www.chronicart.com/cinema/chronique.php?id=11577) qui s'épuisent à chercher les signes de la modernité du film armés de leur baguette de sourciers baudrillardiens.

Bref, voilà résumé en quelques mots un manège fort amusant qui se remet à tourner (en rond, forcément) à la sortie de chaque nouveau blockbuster étasunien à succès. Ce n'est cependant pas ce qu'il y a de plus intéressant dans cette affaire. Revenons à l'ambition première de Cameron. Et non, « faire un film pour l'ado qui sommeille en moi » n'est pas ce qu'on peut appeler une « ambition ». En fait, elle est simple, elle a la simplicité des grandes ambitions et tient en un mot : innovation.

Ce mot-là résume tout. Cameron est novateur, moderne, de son époque, tout ce qu'on veut...dans son obsession même pour l'innovation et donc pour les nouvelles technologies numériques. C'est-à-dire qu'il n'est plus vraiment un cinéaste, un créateur qui éprouverait le besoin de donner corps à des images qui l'habitent. Contrairement aux autres, ceux qu'il aurait relégués à l'âge de pierre, lui trouve des solutions à des problèmes techniques. Des solutions au problème suivant : comment reconstituer un monde virtuel, imaginaire de telle sorte que le spectateur puisse le découvrir avec la même liberté de mouvement que dans le monde réel (avec plus de liberté même) ? C'est une question que se posaient jusqu'à présent les créateurs de jeux vidéo, on ne s'étonnera donc pas qu'aucun autre film n'a autant ressemblé à un assemblage de séquences de jeu. Mais au moins, Cameron a été assez malin pour prendre en compte cette évolution formelle dans son script, et c'est à peu près la seule idée (une astuce, devrait-on dire) du film.

Même la stratégie marketing l'a intégrée. Dans la publicité pour le dernier téléphone LG (qui précède la séance : http://www.youtube.com/watch?v=aKPaoVAiTmw ) on découvre un futur client prenant la place du héros du film dans la séquence qui le voit poursuivi par un gros monstre. On retrouve à la fin notre client, son portable en main, trempé après que lui, en fait son avatar, a dû sauter dans une cascade pour s'échapper. Ce que vend Avatar dans la forme comme sur le fond, ce sont donc les bonnes vieilles sensations du monde réel, par procuration, transposées dans un univers virtuel. Sauf que le héros du film se commande seul et prend son pied (en retrouvant ses jambes) à notre place.


Dès lors, la mise en scène, comme dans un jeu vidéo, est déterminée par la place et le regard du spectateur. Il faut le faire vibrer et s'émerveiller, à tout prix. Sur un forum, quelqu'un (Guillaume Massart, pour les initiés) parlait de « pilotage automatique », expression qui dit bien la prévalence de la technologie dans le projet et la cruelle absence de regard, de personnalité, de subjectivité du film. La caméra doit nécessairement déambuler dans cet univers de pixels pour révéler la finesse des détails, la richesse et la diversité des formes. Sa place n'est plus déterminée par l'envie, la nécessité de montre une chose plutôt qu'une autre. Elle agît à la manière d'un guide touristique dirigeant notre regard partout autour de lui, comme pour défricher cette terre vierge.

Avec la mutation progressive de la caméra en ordinateur, on assiste à sa dématérialisation, provoquant, comme un dommage collatéral, la disparition du point de vue. Pouvoir amener cette caméra partout, c'est pour Cameron ne la placer nulle part. J'évoquais la politique des auteurs, plus haut, on peut aussi se demander quelle écriture cinématographique est possible quand le cinéaste est plus occupé par les rouages de sa nouvelle caméra-stylo que par les règles de sa grammaire personnelle. Finalement, Cameron ne semble plus concerné par les questions les plus essentielles au cinéma : quoi montrer (champ/hors-champ), comment raconter une histoire, comment sortir des clichés, du déjà-vu, tout simplement... Ainsi ce glissement de l'idée créative à la solution technique amorce un changement radical dans la conception même du métier de cinéaste.

Dans son entreprise (1), il semble que la question de la faisabilité technique précède l'idée, l'image, l'imagination. Comme si les moyens passaient désormais avant la fin. Il n'est plus auteur, suivant les canons de la Nouvelle Vague et de sa bonne vieille politique, mais au mieux, un ingénieur, un concepteur qui prétend proposer au spectateur des sensations et des émotions plus intenses que les autres. C'est un animateur de parc d'attractions. A Holywood (oui, avec un "l", pourquoi pas ?), on a parfois transposé une attraction en film (Pirates des Caraïbes), on a aussi adapté des jeux vidéo... Cameron est plus fort. Son film précède le jeu et l'attraction. A la limite, il est tout ça à la fois.
Tout son projet relève évidemment d'une logique commerciale primaire. Un entrepreneur qui veut lancer un nouveau produit va chercher ce qui s'est fait de mieux sur le marché jusqu'à présent, puis investira des fonds conséquents en Recherche et Développement pour synthétiser tout ça en apportant au produit des services encore inexistants et un usage aussi intuitif que possible. Ce film dans lequel les aliens se connectent aux animaux et aux plantes en y insérant leur queue de cheval pourrait bien être l'Iphone du cinéma contemporain.


Alors, pour l'imagination, forcément, on repassera. Les extraterrestres, la planète Pandora, s'ils forment un univers visuel cohérent et luxuriant n'en laissent pas moins une désagréable impression de déjà-vu. On ne parle même pas de leur esthétique kitsch et de leurs couleurs fluorescentes criardes (non, les lianes ne sont pas des luminaires Ikéa). Cameron a apparemment mélangé une faune préhistorique et une flore marine dans un environnement qui ressemble à la terre (forêts, montagnes, certes suspendues). Quant à ses aliens, il s'est contenté de les fondre sur le modèle des moeurs et des pratiques sociales des Indiens d'Amérique, rejouant leur génocide, agrémenté d'un happy end parce qu'on est quand même à Holywood. Reste la conception d'un monde naturel en tant que réseau d'énergie, analogue au réseau numérique : deuxième et dernière idée originale du cinéaste.
Avatar est donc aussi le résultat d'une immense entreprise de recyclage portée à un degré de perfectionnement inégalé. On sent bien que Cameron est prêt à tout pour rester le roi des entertainers à Holywood quitte à se muer aussi en storyteller paresseux. Ce qui lui importe, pour récupérer sa couronne, comme son héros, c'est de dompter le plus gros dragon, le plus rapide, le plus puissant, le plus coloré, le plus impressionnant...celui devant lequel le grand peuple païen des spectateurs incultes se prosternera.

Alors, c'est qui le patron ? C'est qui le messie ? Le pape du cinéma de demain ?

C'est toi, James, c'est toi.

A la sortie de la salle, tes fidèles sont rassasiés. Ils ont pris leur hostie, pardon, leurs lunettes; ils ont le crâne plein à craquer de belles lumières, de bons sentiments et d'effrayantes bestioles, leurs pupilles frissonnent encore dans leurs orbites et leurs jambes sont flageolantes. Une nuit blanche sur Warcraft, à côté, c'est une promenade de santé. Mais le service après-vente alors ? As-tu au moins pris la peine de fournir à tes fidèles un fauteuil roulant avec leurs lunettes 3D ?

Lucky Jack Sully...


(1) Le terme résume particulièrement bien le travail de Cameron : du business au sein du champ artistique, le cinéma quoi.

8 commentaires:

JM a dit…

Salut,

Inutile de dire que je ne partage pas ton point de vue. La discussion a déjà vivement démarré ici, les Spectres savent bien que le fait qu'une discussion soit engagée autour d'un film est toujours une bonne chose, qu'il s'agisse d'un film hollywoodien ou pas. Je m'étonne par contre qu'ici il n'ait été pratiquement question que de technique et d'une sorte de rejet en bloc de celle-ci comme si elle avait submergé le cinéaste, plutôt que de s'intéresser aux choix de scénario de JC (car ils existent)...

Tu évoques une "valse" concernant l'accueil du film, cela m'évoque le petit film d'Auteur d'animation de Folman, "Valse avec Bachir". En quelque sorte le film de JC, aussi mainstream et fantastique soit-il, me paraît plus engagé politiquement que celui de Folman, il y est au moins question de désertion..bien sûr, on ne baigne pas ici dans les références "tendances" d'initiés mais dans quelque chose de beaucoup plus "pop" (d'où le "kitch" dont tu parles, sans doute).

Tu parles de pubs mais le film en lui-même ne regorge pas de publicités contrairement à beaucoup d'autres blockbusters qui s'en donnent à coeur joie pour intégrer de la marchandise publicitaire. Celle-ci vient surtout parasiter les alentours du film.

à+

JM

JM a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
JM a dit…

« pilotage automatique »

c'est presque aussi fin que de prétendre que le cinéma empêche de "penser ce que l'on veut", non ?

bref..

JM

Raphaël a dit…

Hello JM,

Désolé pour le temps pris à te répondre.

"Je m'étonne par contre qu'ici il n'ait été pratiquement question que de technique et d'une sorte de rejet en bloc de celle-ci comme si elle avait submergé le cinéaste, plutôt que de s'intéresser aux choix de scénario de JC (car ils existent)..."

Quand tu vas au restaurant et que tu prends de la viande, est-ce tu regrettes que ce ne soit pas du poisson ? Ce texte est une approche parmi beaucoup d'autre du film. Tu as bien compris que le scénario ne m'a pas passionné, loin de là.

"Tu parles de pubs mais le film en lui-même ne regorge pas de publicités contrairement à beaucoup d'autres blockbusters qui s'en donnent à coeur joie pour intégrer de la marchandise publicitaire. Celle-ci vient surtout parasiter les alentours du film."

Je n'ai pas critiqué la campagne de pub en soit, je m'intéressais plutôt à ce qu'elle révélait du film.

A+

JM a dit…

Hello Largo,

Merci pour ta réponse, faisons vivre un peu ce blog via les commentaires, bon sang !

Je ne sais pas si la pub révèle grand chose du film, sans doute son aspect "immersion", mais on peut pas dire que ça soit une révélation quand même.

Beaucoup plus intéressant et "révélateurs" sont les commentaires internet sur le film. J'ai lu l'autre jour sur "le forum que tu sais", qu'on se moquait d'un autre forum où les participants semblent être devenus de véritables "addict" du film, c'est méconnaître, ou refuser de voir, à mon avis le sens du film que l'on a vu. En revanche, tout le discours produit à partir de cette immersion dans le film et qui circule sur le net m'intéresse particulièrement. Il prouve en tout cas que les gens ressortent du film et en parlent, échangent sur ce qu'ils ont vu, que l'immersion n'est donc pas "totale" et qu'internet participe à cette sortie même si celle-ci reste intérieure à un autre type d'immersion technologique aliénante.

à+

JM

Raphaël a dit…

Hello,

Oui "on en parle" sur Internet, mais comme on parle du Grand 8 à la foire, en sortant, chacun compare ses sensations : "Alors t'as testé ? Ca t'as fait quoi ?", "moi j'étais vraiment dedans", "moi j'ai vomi", "moi ça m'a rien fait".

Du moins, c'est l'impression que j'ai. Et c'est vrai que c'est un vocabulaire souvent employé pour parler de l'expérience des jeux vidéo, ou des drogues. Sur ce point, "l'addiction" de Jack Sully est assez bien vue (quand il mange trop vite pour y retourner).

A noter un article dans les derniers Cahiers de J-S Chauvet sur le film. Lui aussi s'intéresse au perfection du numérique et à son rapport au monde réel, "l'ancien monde" par opposition au nouveau. La fin du film est interprétée comme la défaîte du réel et de ses encombrantes mécaniques. Le film joue vraiment à fond sur cette allégorie-là, c'est vrai, mais une fois qu'on a fait le rapprochement, on se dit "oui, et après ?" On reste dans le champ de l'innovation technique, comme quoi il y aurait vraiment que ça qui intéresse Cameron : le virtuel, le numérique.

JM a dit…

Hello Largo,

Allons-y pour le lien vers le texte de Chauvin dans les Cahiers.

Je suis pas vraiment d'accord avec cette histoire de "défaite du réel".. comme dit Borges ailleurs, la toute fin, le basculement définitif de Jack dans la peau de son avatar est simplement de l'ordre du magique, ou plutôt du miracle, de la résurrection, de la réincarnation. J'y verrais plutôt une victoire du religieux..

Pour moi, c'est une simplicité scénaristique plutôt mal venue, comme le fait que l'avatar de jacksully soit rapidement accepté comme faisant partie du peuple Na'vi (on se souvient que dans "New World", Smith n'était jamais accepté comme faisant partie de la tribu indienne de la princesse)..c'est un truc qui tue un peu toute idée d'altérité.

Le combat entre "virtuel" et "réel" (entre guillemets parce que cette opposition "virtuel", "réel" ne tient pas la route ici pour moi, tout ça est très mal définit dans son texte), dans le sens créatures mécaniques contre créatures de synthèse, se joue avant. Il me semble en effet plus intéressant mais parce que justement il montre bien que les deux "camps" sont n'importe comment bien du côté de la technologie, donc je vois pas du tout le partage de la même manière que Chauvin. Le dispositif de l'avatar (le "virtuel") est aussi contraignant que les robots (le "réel"), sinon plus (position allongées dans une sorte de sommeil), c'est ce que dit la magnifique dernière scène de combat. Et l'armada guerrière des humains me paraît loin d'être sans "efficacité" pour écraser les habitants de Pandora.

Enfin, pas d'accord du tout avec Chauvin dans son dernier paragraphe sur la libido de Jack. C'est de la foutaise, le film ne parle pas de ça (tant mieux, ça évitera à la Chine de censurer certaines séquences, comme ils l'avaient fait pour "Titanic" ! lol), jamais ! La quête de Jack sur Pandora dans son avatar est totalement régressive, Borges en a un peu parlé sur le forum en évoquant la "mère" (les tresses de connexions peuvent être vues comme des sortes de cordon ombilical d'ailleurs). Faut voir Pandora comme cette planète "embryonnaire" du "2001" de Kubrick que Borges mettait justement sur le forum.

à plus tard..

JM

JM a dit…

En attendant la transcription du texte de Virilio sur "Abyss" par Le_comte sur le forum :

Le philosophe Paul VIRILIO a donné un entretien secouant à la revue RAVAGES

C'est la Grande Régression

Nous assistons depuis la fin du XXe siècle à une régression vers l’origine. Si nous prenons le XIXème siècle, le débu...t du XXème nous nous apercevons que la maturité domine, produit les valeurs. C’est le paternalisme de la maturité ou, pour aller plus vite, l’écoute du patriarche, de l’Ancien, de l’expérience. Nous sommes passés à la domination culturelle des valeurs et des idées des ados aux alentours des années 1960, à la mi-temps du XXème. 68 marque le tournant. La parole contestataire des étudiants, la révolte contre le patriarche met à bas le régime des Anciens. Depuis, on régresse. On érige en modèle le djeune, son corps mince, ses musiques speed, l’entertaiment. Plus rien ne se fait sans entertainment : il y a des clowns dans les restaurants, des animations dans les magasins, du people djeune dans tous les médias. Nous sommes passés au culte du teen puis à celui de l’enfant. Toutes les valeurs tournent autour de lui. Interdit de lui coller une claque, de lui faire un baiser, il faut le respecter comme une idole – et ce faisant on régresse tous vers le baby.

Les limbes de l’origine

C’est une sorte de remontée à l’origine. La volonté de rentrer dans le ventre de sa mère, qui pourrait peut-être expliquer l’incroyable succès de « L’origine du monde », cette mauvaise toile de Courbet. Le succès du jeunisme mène à l’infantilisme des origines. On lance des télés pour les enfants de 6 mois à 3 ans. Des journaux de mode pour les 4 ans. Le ministre de l’éducation en Angleterre veut lancer l’éducation sexuelle à 5 ans. Le modèle humain devient le baby. La mère porteuse fait événement. C’est comme un retour au fœtus, à un état infra historique, infra-politique. Plutôt que de penser l’imminence du désastre, le regarder en face, l’étudier avec sang froid, on remonte à l’acte de naissance, on veut demeurer absolument en dehors de la maturité, en dehors de la jeunesse, ou la révolte de l’adolescence. On retourne dans les limbes de l’origine. On a si peur qu’on préfère vivre dans l’inconscience de notre inhumanité.

Synchronisation des affects

Avec cette régression au stade du naissant, nous entrons dans une situation plus mystique, plus générique, génésique même. Aujourd’hui la mondialisation et l’universalisation des écrans favorisent la synchronisation des émotions à l’échelle de millions de gens. Nous passons de la standardisation des opinions, qui correspondait à la communauté d’intérêts des classes sociales, à la synchronisation générale des affects. C'est-à-dire à une communauté d’émotions qui débouche sur un communisme mondial des passions. Cette synchronisation favorise en temps réel la fabrication d’une communauté mondiale qui n’est plus une addition de communautés d’intérêts - celles des pauvres, des riches, des bourgeois, etc - mais un véritable phénomène hallucinatoire. La synchronisation actuelle provoque ainsi des tsunamis d’émotions, de compassion, de paniques.

(...)

(entretien réalisé à La Rochelle, mars 2009)


suite à lire ici en ligne

à penser avec "Avatar", mais peut-être aussi avec "Tetro" (piste proposée par Borges sur le blog) et avec le dernier Fincher..

à+

JM