mardi 21 septembre 2010

Critiques, vos papiers : The Karate Kid (H. Zwart)

Grands écarts

J'ai vu The Karate Kid sur un petit écran d'avion, en partance pour la Chine. Entouré, devant moi, par cette saleté de frimeur d'Iron Man faisant son show cadencé à grande vitesse et, à ma gauche, par les créatures des mers de Océans paressant mollement sur les rivages. Grand écart double, géographique et rythmique ; me voici spectateur pris entre deux pays, entre deux vitesses, entre règne des machines et règne des animaux. Le grand écart est, dans le film de Zwart, la figure ultime vers laquelle tend l'entraînement du jeune Dre (Jaden Smith). Le jour où celui-ci parviendra à toucher la cloche pendue en hauteur avec le bout de son pied, ce geste sonnera l'heure où l'entraînement se terminera et la compétition pourra commencer. Étrange comme cet athlétique geste si gracieux, défiant la pesanteur corporelle, fait en fin de compte bifurquer le film vers des sommets de balourdise plutôt évités jusqu'alors, mais j'y reviendrai plus en détail un peu plus loin..

Il faut tout d'abord lever, ou plutôt esquiver, une contradiction déjà remarquée par certains critiques de la presse cinéma spécialisée. Ceux-ci ont constaté avec étonnement (voire ironie) que le karaté du titre du film, que Mr. Han (Jackie Chan) devrait donc logiquement enseigner à Dre, se révèle ici être étrangement remplacé par du kung-fu. Le titre du film perdrait ainsi son sens et le film de se retrouver fatalement blessé d'être mal nommé. Mais, à mon sens, plus grave est sans doute ce titre -certes, vu son contenu, bien mal approprié- qu'il porte sur les épaules -mal fagoté- et qui appartenait déjà à un autre que lui. Comment peut-on faire cela à un film, même à un remake, sinon pour le perdre aussitôt sa sortie ? (1)

Parfois, au sein d'un long métrage, une scène particulière se présente au spectateur observateur, un instant dont le contenu paraît traduire localement le mouvement global du film, s'inscrivant en paradigme (micro) du film (macro).

Dans The Karate Kid, il se passe quelque chose de semblable lors de la visite par les deux enfants de la Cité Interdite. Mei Ying (Wen Wen Han), la petite copine de Dre, lui explique que, traditionnellement, cela porte bonheur de frotter les gros clous dorés saillants sur la porte principale. Dans les lieux historiques où l'on peut frotter une zone particulière d'un objet pour porter chance (ce qui est relativement courant), cet objet est partiellement brillant à l'endroit où les visiteurs ont frotté, tandis que le reste de la pièce est terni par l'usage du temps. Dans le film (et probablement dans la réalité), les clous de la porte sont tous, du plus haut au plus bas, absolument clinquants, brillants du même éclat comme repeints la veille au soir. Ce constat est, à mon sens, à mettre en relation directe avec l'esthétique rutilante et clean du film qui en fait globalement un peu trop pour plaire, pour mettre "toutes les chances de son côté". A la manière d'un de ces spots publicitaires pour l'Exposition Universelle qui défilent à longueur de journée dans les métro shanghaiens, le cinéaste parvient à peu près à caser son lot de clichés sur la Chine contemporaine, plutôt discrètement, au détour de plans globalement soigneusement léchés. Le film avance ainsi, suivant le mode opératoire (le parachutage en taxi répété) des visites touristiques dans les grandes villes chinoises.

Quelques scènes de Karate Kid plus sobres et enlevées (mais, certes, toujours empreintes de clichés) parviennent à capter plus particulièrement l'attention et à rendre le film sympathique. Le cinéaste, sans doute inspiré par les fameuses "ombres électriques" du cinéma chinois, a recours à celles-ci au moment des pics émotionnels. Tout d'abord, lorsque Mei Ying et Dre s'embrassent derrière un écran de théâtre d'ombres, lors d'une scène qui s'inscrit donc clairement dans un hommage aux ombres chinoises. D'autre part, après que Mr. Han raconte ses souvenirs dramatiques à Dre. Il y a la beauté de cet enfant qui soudain pleure pour les douleurs de l'adulte au lieu de pleurer pour sa propre tragédie personnelle révélée le plan d'avant (le refus des parents de sa copine qu'ils continuent à se voir car il représenterait pour eux une "mauvaise relation"). Ce transfert de sentiments pris dans le mystère d'une ellipse a touché le spectateur de cinéma que je suis. Après ceci, les deux vont se livrer à un exercice nocturne, les bras attachés chacun à l'extrémité de deux bambous. Ils se meuvent ainsi dans une harmonie qui est aussi celle de leurs affects du moment. La scène est marquante, nous ne voyons que leurs ombres synchrones se dessiner sur les murs.

Ainsi, les relations entre les personnages sont relativement convaincantes et une camaraderie ici, un amour là, se dessinent. Et comme une image en appelle toujours une autre, cette scène de la rencontre où Mei Ying déclare à Dre qu'elle aime bien ses tresses au cours de leur rapprochement amoureux a ravivé dans ma mémoire ce beau moment aperçu dans le documentaire Time Will Tell (1992) sur Bob Marley. Une fillette blonde caressait les cheveux du chanteur qui lui offrait en retour un sourire rayonnant, sur fond de Could you be loved.



Malheureusement, la dernière demi-heure de tournoi vient détruire tout le début du film à grands coups du bulldozer de la réussite individuelle au prix de l'abnégation de soi, comme il est généralement de règle dans ce genre de films. Le monstre (l'entraîneur de kung-fu à la dure, qui impose des règles draconiennes à ses élèves et leur enseigne le culte de la destruction totale de l'adversaire) en engendre un bien pire encore car, d'une part, celui-ci s'avance avec le masque de l'humble, d'autre part, le film nous demande, contrairement à l'autre, d'entrer en sympathie avec lui. Cet enfant (Dre) qui cherche et obtient in fine la première place coûte que coûte, au prix du sacrifice de lui-même, c'est, sous ses airs de ne pas y toucher, Mr. Han qui l'a lancé et créé. Le film patine alors, à l'image du personnage de Jackie Chan que nous voyons moins dans cette dernière partie, qui n'a plus qu'à ânonner quelques mots à son élève sur son banc de touche.

Dans School of Rock (2003), l'astucieux (ce qui ne signifie pas "petit malin") Richard Linklater faisait jouer au prof et à ses élèves le ticket perdant jusqu'au bout, car nulle victoire sans échec et nul échec sans victoire (2). Qu'importait le moment de cette victoire qui restait de l'ordre du possible, mais qui pouvait ainsi prétendre exister, de façon aléatoire et sans échéance (et non avec plus de travail et d'obsession de la gagne). De négatif, l'échec changeait de polarité, en devenant un moment de désir jouissif. Dans Karate Kid, le "programme" d'entraînement de Mr. Han reste jusqu'à la fin ambivalent. Hélas, le happy end se conjugue nécessairement ici avec la victoire de l'élève allant jusqu'au bout de lui-même. Et la famille, et les amis de congratuler le petit génie.

Ce film donne enfin des nouvelles de l'acteur Jackie Chan. Ces mille cabrioles et actions incroyables et actions qui ont égayé notre jeunesse se faisaient ces dernières années plus rares, pour aboutir aujourd'hui dans ce rôle d'entraîneur loser dont le corps ne nous parle plus vraiment. Désormais ne le verrons-nous plus que dans la rue sur des affiches publicitaires chinoises, ou dans ce rôle de vieux passeur qui n'y croit pas ? Le relais est-il passé ? Non. Est-il seulement transmissible ? Non plus. Comme l'écrit Jean Louis Schefer ailleurs, "le corps de l'acteur burlesque n'a pas de module parce qu'il n'est pas véhicule de l'action ; avant d'être des personnages, ce sont des types, c'est-à-dire la matière même de l'action. [..] Ce ne sont que des corps, c'est pourquoi ils sont tous particuliers, inassimilables et producteurs d'aucun désir de les remplacer. [..] On n'a pu que les "imiter", c'est-à-dire habiter une partie de leur gestuelle parce qu'elle était sans expression." (3)





Apôtre d'un art martial dans lequel le temps est aboli, où, à l'instar des personnages qui s'exercent dans un temple visité dans la montagne, la lenteur de chaque geste nourri du fluide intérieur venant du cœur (le 气) est un pied de nez aux ralentis hollywoodiens (encore très usités de nos jours), Mr. Liu (4) (comprendre Jackie Chan), la soixantaine venant, pourrait bien se confesser ici entre vie et trépas. Dans Little Big Soldier, comédie poussive sortie cet hiver en Chine, Chan joue le rôle d'un soldat spécialiste dans l'art de faire le mort sur le champ de bataille. Quant au jeune Dre, finalement trop occupé à admirer avec le public ses supercoups fatals sur le grand écran de la salle du tournoi, il en oublie la leçon du vieux maître brisé de ne pas mettre non plus en application le principe qu'il enseigne : pouvoir se mirer dans l'eau du lac ne suffit pas, encore faut-il, afin que le cœur irrigue convenablement le corps, trouver le bon regard sur soi-même, ni trop négligent, ni trop intéressé.

JM.


(1) Sur le forum des Cahiers, Borges proposait ces quelques réflexions à propos de l'esprit de Karate Kid premier du nom : "Karate Kid est l'horizon indépassable de notre réalité humaine : travailler plus, sans savoir ce que l'on fait, pourquoi on bosse, sans connaître le sens des gestes, et gagner plus, après avoir pris conscience des ruses du Maître : travailler, s’entraîner, c’est la même chose, la préparation à une sagesse, à un art de vivre et de combattre ses ennemis ; ennoblissement de la vérité du marché, peut-être ? La sagesse asiatique, comme art de la performance ? On se souvient du Laboureur et ses enfants, la fable de la Fontaine, cette série la complique : un père raconte à ses gosses qu’il a dissimulé un trésor dans le jardin ; ils le retournent ; pas de trésor ; morale : le seul trésor est le boulot ; dans Karate Kid, c’est autre chose, le travail est dépassé dans sa réalité contraignante, comme simple souffrance, vers une manière d’art ; les gestes qui semblent vous soumettre à la loi de l’économie, au petit boulot ado, se révèlent dans leur essence, une fois détachés de l’objet, du cadre, du contexte, comme une introduction à l’art du guerrier ; ici, dans la tradition asiatique, une certaine tradition, pas de séparation entre celui qui bosse, celui qui enseigne, prie, et celui qui lutte, les trois fonctions indo-européennes s’accomplissent dans un même corps. On voit ça aussi dans la série Kung-Fu : le moine est un guerrier qui bosse ; on est loin de l’ouvrier soldat de Junger. L’esclave se libère par le boulot, disait Hegel, l’ado se fait homme en se soumettant à la loi de l’économie, au principe de réalité, mais celui qui sait trouver la vérité esthétique de ses gestes aliénés, productifs change de sa vie en sagesse esthétique et guerrière. Karate Kid nous délivre une morale qui allie la noblesse du geste asiatique à la pure efficience du capitalisme. Alexandre Kojève parlait de la fin de l’histoire, comme rite, geste, cérémonie ; Karate Kid ne dit pas autre chose : alliance des lois du marché démocratique et de l’esthétisation de la vie asiatique."

(2) La défaite est ce moment précis où l'on a sensiblement touché quelque chose d'essentiel de la réussite, certainement de façon plus intense même que dans le moment de la victoire elle-même. Même si ce sentiment est certainement partagé par tout un chacun, on pense par exemple à ces sportifs de haut niveau sur la plus haute marche du podium qui annoncent souvent devant les caméras, après la victoire : "je ne réalise pas encore". Je crois qu'il est relativement rare qu'un perdant affirme : "je ne réalise pas encore que j'ai perdu" après une défaite. Il réalise d'emblée qu'il n'a pas triomphé, ayant donc parfaitement conscience de ce que recouvre la victoire.

(3) L'Homme ordinaire du cinéma, Jean Louis Schefer, p. 52.

(4) Avec une autre "revenante" : Michelle Yeoh, qui, en invitée surprise maîtresse du temps, charme un serpent. Rappelons que l'actrice a tourné au moins un grand film dans lequel elle avait l'occasion de rivaliser de prouesses avec Jackie Chan : Police Story 3 (1992). Elle continue de tourner, entre Chine et USA, et sera à l'affiche d'un nouveau film d'arts martiaux (co-produit par John Woo) dès la semaine prochaine : Reign of Assassins.


illustrations : Time will tell (Declan Lowney), Police Story 3 (Stanley Tong)