dimanche 2 novembre 2008

Juste une discussion : Autour du nouveau livre de Jacques Rancière, "Le spectateur émancipé"

Votre réception de spectateurs-lecteurs au livre "Le spectateur émancipé" ?

JM : Tout d'abord, le livre de Rancière m'a profondément déstabilisé. Moins dans son étude de certaines tendances de l'art contemporain, peut-on sans doute dire de certains travers d'un art qui pose en "contestataire", que nous avons sans doute tous pu constater lors d'expositions ou de biennales récentes d'art contemporain, que dans sa méfiance vis-à-vis de certains discours critiques hérités des années 70. Tout ceci était pourtant en germe dans ses précédents livres Le destin des images, ou Le philosophe et ses pauvres. Le livre me touche, en particulier le second texte, "Les mésaventures de la pensée critique", dans la mesure où il fait directement référence à une manière d'écrire que je fréquente encore régulièrement et notamment dans le premier numéro des Spectres du Cinéma, dans mon texte "Perte du temps" à propos du film Taken. Je ne parviens toujours pas à saisir en quoi écrire un tel texte, appelons-le "démystificateur", fait finalement le jeu du système qu'il croit dénoncer. En quoi il rabaisse le spectateur. N'y a-t-il pas aussi ici quelque chose de la pensée de Rancière qui "culpabilise" ?

Restons sur cet exemple du film de P. Morel. Il existe plusieurs manières critiques d'aborder un film pareil :

1. Ne pas même l'évoquer (le choix fait par plusieurs "institutions" critiques).

2. Parler, défendre ou repousser le film en termes purement esthétiques.

3. En faire une critique idéologique "démystificatrice" qui reconnaît sans doute les limites de son "efficacité".

Je ne vois pas d'autre possibilité ou alors en 4, un mélange des deux derniers points. Ou alors, dire : je m'incline, et je vais voir ce que les autres spectateurs ont pensé de ce film sur Allociné et je laisse mes impressions à moi de côté, je renonce. Que faire lorsque le spectateur se retrouve devant une véritable machine idéologique (ce qui est courant lorsqu'il va au cinéma) et qu'il désire donner son avis, l'ayant reconnue comme telle ? Doit-il se taire sous prétexte qu'il a alimenté cette machine en payant sa place pour aller le voir ? Doit-il hausser les épaules et se dire que tout cela n'a pas beaucoup d'importance, que seul quelqu'un de droite peut croire qu'un film pareil puisse avoir une certaine influence sur les spectateurs ? Parce que j'ai un peu l'impression qu'on en est là, à cette opposition-là, avec le dernier livre de Rancière (P. 39).

Eyquem : Il ne me semble pas que Rancière pose le débat en ces termes. Du reste, il ne s'est pas privé de faire un sort à un film comme Independance day dans ses Chroniques des temps consensuels (article "Le dernier ennemi").

Il dit juste que le mode de présentation d'une oeuvre, c'est celui de la séparation, et qu'on ne peut donc pas conclure de telle fiction à tel effet.

"Aucune forme de combinaison entre les classiques de la théorie marxiste et les classiques de la pensée sur le cinéma ne m'a jamais permis de décider du caractère idéaliste ou matérialiste, progressiste ou réactionnaire, d'une montée ou d'une descente d'escalier. Aucune ne permettrait jamais de déterminer les critères séparant au cinéma ce qui était art ou ce qui ne l'était pas, ni de décider du message politique porté par une disposition des corps dans un plan ou un enchaînement entre deux plans.
[...] L'efficacité politique des formes de l'art, c'est à la politique de la construire dans ses propres scénarios" (Trafic n°50, pages 161 et 166)

JM : Mais ce qui me dérange, c'est que justement Rancière ne se gêne pas pour railler tout un pan de la critique en le jugeant aujourd'hui absolument inopérant au nom de ce qu'il appelle le jugement de maîtrise de la critique idéologique, à moins que je ne fasse encore un contresens. Dans quelle mesure "on ne peut conclure de telle fiction a tel effet" si l'on se permet de conclure de telle critique à tel effet (nul).

La logique de l'émancipation de l'artiste comme "maître ignorant" ne suppose-t-elle pas une certaine disposition de l'artiste ? Les exemples cinématographiques évoqués par Rancière sont des films qui soulèvent rarement des questions "éthiques" (ici Kiarostami, Godard, Costa) contrairement à quelqu'un comme Zizek qui, tout à ses interprétations psychanalytiques, a parfois des choix de films sur lesquels se porte son intérêt plus hasardeux et discutables. Il faudrait peut-être discuter plus particulièrement le cas "limite" de Godard dans la théorie de Rancière.

Je ne veux pas dire mais la remarque sur la montée et la descente d'escalier, ça sent quand même la boutade. Il y a là réellement quelque chose qui m'échappe, et on en revient à la critique de Barthes et à la façon qu'a Rancière de lire les photographies. Pourquoi ne pas reprendre cette boutade en remplaçant escalier par poubelle par exemple ?

Borges : Oui, Rancière a de l'humour... mais on ne le sent pas assez ; son style flaubertien, disons, rend très complexe ses positions…Il se répète pas mal, mais selon les contextes, les développements, les fins… les " même " énoncés peuvent avoir des sens, et des valeurs très différents…

Naturellement, une montée d'escaliers, ou une descente, ne permet pas de situer un film, politiquement, pas plus qu'un montage, ou un art du raccord ; naturellement, aucun concept, aucune théorie ne permet de déduire, décider, si un film est de l'art ou pas de l'art..., pas plus qu'un concept ne permet de dire si telle ou telle chose, œuvre, est belle ou pas; bon, c'est aussi vieux que la 3ème critique de Kant, souvent citée par Rancière ; rien là de neuf, ou de scandaleux, ou d'original ; l’esthétique n’est pas une affaire de savoir, du savoir ; par ailleurs, on n’est pas politique, de gauche ou de droite, idéaliste ou matérialiste, parce qu’on use d’une technique, met en scène un programme ; ce n’est pas une affaire de contenu, de sujet, ou de technique ; rien là qui révolutionne les idées. C’est du basique.

"L'efficacité politique des formes de l'art, c'est à la politique de la construire dans ses propres scénarios"

Qu’est-ce que l’art, selon Rancière ?
Qu’est-ce que la politique ?

La politique ce n’est naturellement pas les partis, les hommes politiques…
L’art ce n’est pas la peinture, le cinéma… des savoirs, et des pratiques…


Ce sont deux choses, rares, et inséparables, liées à ce qu’il appelle une identification, qui décide à la fois de ce qu’est l’art, ou l’une de ses formes, et en même temps, dans le même mouvement, le lie nécessairement à quelque chose qui n’est pas lui.

La politique fait de l’esthétique, l’esthétique de la politique…

Là, je crois qu’il faut lire "politique de l’esthétique ", théoriquement ; pratiquement, dans un autre livre, livre, il faut lire l’analyse que Rancière fait de "L'Anglaise et le duc", qui permet de voir, ou sentir, comment des choix de mise en scène peuvent avoir une traduction, un équivalent politique… dans une certaine forme de partage politique du sensible, du visible…Le G8 fait le cinéma de Rohmer, Rohmer la politique du G8 ; on en avait causé sur le forum ; Macé dans son texte sur le dernier Rohmer s’est opposé à cette lecture, et s’est branché plutôt sur le pote de Rohmer, Marc Fumaroli ("Des bergers dans le vent", Cahiers du Cinéma n°626, pp. 20-22).

"L'efficacité politique des formes de l'art, c'est à la politique de la construire dans ses propres scénarios"

Cf. Malaise dans l’esthétique, p. 65 sq.

L’art critique, les exploités et la transformation du monde.

Les exploités n’ont pas besoin qu’on leur explique les mécanismes de la dominations, ils les connaissent, ils ont besoin de cette confiance en eux-mêmes qui leur permette de changer les choses, de transformer le monde ; ils doivent avoir confiance dans leur propre capacité à changer le monde. " Or, le sentiment d’une telle capacité suppose qu’ils soient déjà engagés dans le processus politique qui change la configuration des données sensibles et construit les formes d’un monde à venir à l’intérieur du monde existant " (MdE, p. 65)

JM : Oui, on retrouve ce nouage dans le livre. La critique des (im)postures politiques semble intrinsèquement liée à la critique des (im)postures artistiques.

Eyquem : Rancière ne rejette pas toute critique mais seulement deux aspects de la post-critique :

- celle de gauche : c’est celle qui assimile toute contestation à un spectacle, dénie ainsi son efficacité, et suppose que les manifestants en sont conscients mais qu’ils trouvent dans cette pose contestataire une consolation narcissique ;

- celle de droite, qui accuse toute forme de contestation de nourrir la machine spectaculaire elle-même, et en appelle au seul maintien de l’ordre.

C’est dit nettement aux pages 46-48.

Si Rancière juge cette post-critique sans effet, c’est parce qu’elle pose elle-même toute volonté émancipatrice au mieux comme inefficace (à gauche), au pire comme dévastatrice (à droite). Bref, il lui reproche une logique à la Shadok : une critique sans effet qui ne fait que continuellement vérifier dans sa propre inefficacité l’inefficacité de toute critique. Autrement dit, Rancière ne dénie pas à la critique toute efficacité, du moment qu’elle ne cesse pas d’être connectée à un avenir d’émancipation. Seulement, cette émancipation se fera dans une relecture critique des penseurs de l’émancipation, qu’il s’agisse de Marx ou de Debord, parce que ceux-ci ont rêvé d’une réconciliation de la société et de sa vérité, tout en posant le fonctionnement même de la société comme un processus d’auto-dissimulation. C’est à ce titre que la critique démystificatrice lui semble vaine puisqu’elle ne fait que redécouvrir sans cesse son hypothèse de départ.

Pour Rancière, il n’y a pas, je crois, de vérité à reconquérir : il n’y a que des fictions à reconfigurer. Car le réel n’est pas ce qui se cache derrière un voile d’illusions, ni ce voile lui-même, mais seulement l’écart entre deux fictions. L’émancipation est une pensée de l’écart, de la séparation, de la disjonction, du dissensus, et non l’espérance d’une illusoire réconciliation à venir.

La critique devrait donc commencer par poser que les individus ne se tiennent pas passifs dans l’attente d’un savoir démystificateur qui leur révélerait la réalité de leur aliénation, dont ils n’ignorent déjà rien. Elle devrait se montrer attentive aux seules fictions susceptibles de leur distribuer les capacités nouvelles auxquelles le fonctionnement normal de la machine ne les prédestine pas.

JM : Oui Sébastien, mais lorsque Rancière affirme que "les énergies militantes se sont tournées vers la droite" (p. 39) et que les autres sont des vieux gauchistes aigris et ironiques, je ne comprends pas. Il y a bien là quelque chose de proprement scandaleux et réducteur dans la proposition de cette double alternative, non ?

Eyquem : Zizek, que nous aimons bien citer, dit la même chose dans Bienvenue dans le désert du réel, avec sa provocation habituelle : la communauté postpolitique est si léthargique que l'énergie est passée à l'extrême-droite (p.198, dans l'édition de poche).

JM : En effet, il évoque aussi cette idée dans Le spectre rôde toujours (p.32 à 36). Il y a de la provocation (Zizek fait plutôt l'effet d'un buildozer à côté de Rancière !) mais aussi beaucoup de vérité dans ses propos, dans cette trop longue collusion entre l'extrême droite et la gauche, élaborée sous Mitterrand en France.

"[..]Contrairement à la vieille idée selon laquelle l'extrême droite dit tout haut ce que la droite modérée pense tout bas, on se rapproche plutôt d'une situation où l'extrême droite dit tout haut ce que pense tout bas la gauche modérée, comme la nécessité de réfréner la liberté du capital.[..] On comprendra mieux ce nouveau consensus "libéral" qui émerge aujourd'hui à la lumière de la catégorie du post-politique que Rancière a proposée pour le qualifier. [..] En dépit des grands débats publics passionnés qui déchirent les déconstructionnistes, les habermassiens et les cognitivistes, ceux-ci n'en partagent pas moins une série de présupposés philosophiques. Et on voit bien une proximité non reconnue entre eux. Les vraies différences sont à chercher ailleurs, entre tous ceux-là et par exemple des penseurs comme M. Heidegger ou A. Badiou, dans la mesure où on peut facilement imaginer que ces derniers adopteraient sans aucun doute une position bien différente en matière de politique, qu'ils feraient montre d'une défiance fondamentale à l'égard de l'ordre démocratico-libéral et de sa tolérance."

La fin de la citation distingue nettement la position de Rancière (qui, encore une fois, préférons dire, n'évoque jamais Badiou dans son ouvrage) de celle de Zizek, il me semble.

Borges : Je ne vois pas ce que cela a d'extraordinaire d'affirmer que l'énergie est passée à droite, ou à l'extrême droite... c'est le genre de trucs que l'on entendait à la télé, il y a quelque temps... Non ?

"qu'ils feraient montre d'une défiance fondamentale à l'égard de l'ordre démocratico-libéral et de sa tolérance."

Ca veut dire quoi ?

Je ne lis pas Zizek.

Eyquem : Je reviens à ta question de départ, JM : que faire d’un film comme Taken ?

Mais j’ai envie de dire : qui se pose cette question ? Pour qui cela pose-t-il un problème, ce qu’il faut faire ou ne pas faire, dire ou ne pas dire de Taken ? Elle se pose à nous mais seulement en tant que nous postulons à une forme même plus que modeste de magistère critique, que nous revendiquons un certain savoir sur les films, le cinéma, que nous l’exprimons par le biais de textes, qui prennent la forme de critiques de films que nous sommes soucieux de ne pas séparer d’un certain engagement politique.

C’est-à-dire que la question ne se pose qu’en vue de ce type bien particulier de pratique, qui est l’écriture sur les films, et en vue d’une fin plus ou moins précise, la critique de l’illusion spectaculaire.

Maintenant, il suffit que je change de point de vue, que je me déplace, pour me désintéresser totalement d’une telle question. Je m’imagine simple spectateur, dégagé de toute contrainte d’écriture. Bien. Il est fort probable tout d’abord que je n’irai jamais voir un tel film, et d’ailleurs, c’est ce qui s’est produit : je n’ai pas vu Taken, je ne le verrai sans doute jamais, je n’en attends rien de particulier, je devine que je n’en tirerai rien qui vaille. Il suffit d’un maigre faisceau d’indices pour que je le sache : l’affiche, le sujet, le titre, les noms derrière l’entreprise, peut-être une critique, qui, quoi qu’elle dise, m’aidera assez vite à m’en faire une idée.

Faisons cette autre hypothèse : je vois ce film. J’en ai vu d’autres qui lui ressemblent, qui ne valent guère mieux, ce n’est donc pas une hypothèse farfelue ni difficile à imaginer. Il est certain que si je vois le film jusqu’au bout, c’est que j’y aurai pris, malgré tout et en connaissance de cause, un certain plaisir : tel acteur m’aura intéressé, telle scène m’aura plu, pour x raisons, l’important est que dans le gâchis, j’aurai quand même trouvé de quoi recomposer le film qui m’intéresse, en vue des fins qui me tiennent à cœur.

Tout le monde fait cela : retenir, trier, prélever sur le film le seul film qui nous intéresse, celui qui est important pour nous, en fonction de tel problème.

Il me semble que si Rancière constate la vanité de la critique démystificatrice, c’est parce qu’il suppose entre tous les spectateurs une compétence de lecture égale (celle que je viens de dire), et que la critique n’a au fond aucune fonction d’éclaireuse, de dissipatrice d’illusions : cette vanité-là est liée au départ, et par définition, à la place surplombante que le critique s’attribue en écrivant son texte, et qui ne se justifie que parce qu’il pose d’emblée entre lui et son lecteur une distance infranchissable qui sépare celui qui se contente de voir de celui qui sait voir. C’est-à-dire que la position (ou même la posture) de critique ne se justifie que par les illusions qu’elle a pour fin, pour raison d’être, de dissiper. Elle ne cesse donc de découvrir dans les films les illusions qui la justifient, et d’écrire les textes qui prouvent seulement sa raison d’être.

C’est effectivement le même raisonnement que dans Le Maître ignorant.

Ce qu’il reproche à Debord, par exemple, c’est de se savoir doué d’une lucidité qu’il dénie au spectateur : Debord sait comment voir un film de Ford ou de Walsh, sait quel usage en faire (par exemple, y puiser une énergie propre à nourrir son activité militante, retournée contre les pouvoirs dont ces films sont pourtant l’illustration), alors que le film ne cesse de dire que le spectateur, lui, ne saura jamais se dépêtrer de ces machines à illusions que sont les films, qu’il y succombera toujours, nécessairement.

La fonction critique ne consisterait donc pas à dévoiler le sens caché de tel film, mais à considérer s’il est possible, à partir de ce film, de construire une proposition émancipatrice, et de persuader le lecteur de sa validité. Elle doit se porter à la limite où elle cesse d’être critique, interprétative, savante, pour proposer une expérimentation en vue de la vie.

Là où tu pourras rebondir, JM, c’est quand je dis l’utilité des critiques qui permettent de se faire immédiatement une idée du film. Je te laisse saisir la perche…

JM : Je serai plus nuancé, je tiens simplement à préciser que ce texte à propos de Taken reflète réellement ce vers quoi s'est dirigée immédiatement ma pensée lors de la projection du film, tandis que mes pieds ne m'ont pas conduit vers la sortie. D'une part, mon "interprétation" me semble intrinsèquement liée à un cadre politique très contemporain dans lequel je vis chaque jour, d'autre part je ne peux exclure le fait que ce regard que je porte sur le film et l'écriture qui en découle sont comme hantés, parasités par la voix ventriloque de lectures divers et variées héritées de ce qu'il serait donc convenu d'appeler "une autre époque". En ce sens le circuit de la démystification des images ne me paraît pas complètement fermé et dépourvu de filiation "saine", dans la mesure où, d'autant plus comme tu le dis, "nous postulons ici à une forme plus que modeste de magistère critique". Ici se forme le lien avec Le Maître ignorant. J'admets avoir été moi-même dans la posture de "l'élève" en lisant un certain nombre de livres de gens, plus ou moins bien digérés et compris, qui m'ont permis de me forger un certain regard dont j'avais besoin, ou du moins qui me paraissait juste. J'aime bien sûr l'idée de "passeur" pour évoquer ceux qui m'ont appris des choses (et Rancière en fait bien sûr partie) mais, pour moi, cette idée va difficilement sans une certaine transmission de savoir même si celle-ci doit être totalement désintéressée. La lecture d'images est aussi un exercice maintenant répandu dans l'institution scolaire. Il y a là effectivement une possibilité de supériorité du professeur sur l'élève qui attend que celui-ci dise ce qu'il attend d'entendre. Que ce genre d'exercice soit généralement proposé plutôt par des "littéraires" est intéressant.

"Il y a partout des points de départ, des croisements et des nœuds qui nous permettent d'apprendre quelque chose de neuf si nous récusons premièrement la distance radicale, deuxièmement la distribution des rôles, troisièmement les frontières entre les territoires." (p.23)

"[..] Si on possède bien vingt ou cinquante pages d’un livre quelconque, et si l'on peut en rendre compte avec ses expressions elles-mêmes, on est capable de n’importe quel autre apprentissage. C’est un défi, une provocation, mais aussi quelque chose qu’on vérifie tout le temps. On s’est formé essentiellement à partir des choses que l’on a déchiffrées soi-même, difficilement, laborieusement. La méthode c’est celle de l’aventure. Il faut trouver le chemin. Ce n’est pas la " méthode active ", où le maître organise le parcours d’obstacles. Il s’agit de mettre la personne en situation de se servir de sa propre intelligence, non pour arriver au but mais pour se frayer un chemin.[..]
La paresse est en réalité une vision du monde. Ce que je ne comprends pas, c’est ce dont je n’ai pas besoin. "Je ne comprends pas" n'est pas seulement une antiphrase, cela laisse entendre : j'ai assez de savoir de ce qui est réellement important pour ne pas m'occuper de ces futilités. Jacotot propose une méthode pour ceux chez qui il est considéré comme normal de ne pas accéder au désir même de savoir.[..]", http://institut.fsu.fr/nvxregards/28/28_ranciere.htm.

Maintenant, bien sûr certains de ces auteurs comme Daney, Barthes, Debord ont vu, eux aussi, leurs discours démystificateurs se retourner au profit de ce qu'ils avaient dénoncé et réagissent en conséquence. C'est le punctum de Barthes, c'est par exemple Daney qui à la fin de sa vie évoque les petits malins qui sont devenus sémiologues de plateaux télé ou publicitaires et qui se tourne "à-demi" (j'y tiens) vers le discours subjectif, Debord si je me souviens bien écrit texto dans son livre La société du spectacle que son discours sera tôt ou tard récupéré par les puissances médiatiques ... Rancière parle rapidement du Daney "désenchanté" dans Le destin des images (p.36).

La "fonction critique" que tu décris, Sébastien, me laisse dubitatif. Je n'ai aucune sympathie pour l'écriture critique de plus en plus répandue qui consiste à écrire "oui ce film est absolument bête, réactionnaire, etc, ceci étant dit, il y a une scène sublime de poursuite", ou "les effets spéciaux sont exceptionnels", ou "ce film nous donne des nouvelles du numérique", etc. On a tous lu des trucs comme ça dernièrement dans les Cahiers ou ailleurs. Certains se sont faits spécialistes de ce genre d'énoncé, non sans une certaine provocation de fort mauvais goût qui vise justement à ne pas cacher que l'on est non-dupe. Pour l'instant, des provocations stupides d'un Tessé, à la culpabilité du communiste Renzi qui affirme ne plus devoir donner de couleur politique subjective à ses textes et préfère louer les films de Ridley Scott pour leur côté rétro, rien de ce qui a été proposé aux Cahiers du Cinéma dans cette voie-là ne m'intéresse. Les énoncés de Burdeau nous disent "voyez dans quel monde nous vivons, tel film ou tel film vous le décrit très bien et je vais vous en faire moi aussi la description dans mon texte", et omet sciemment de préciser que le scénario donne, lui, au spectateur un certain "code moral" face à un tel monde. Soit, je suis d'accord, le lot habituel de la propagande. Son texte pour la sortie de Die Hard 4, un exemple parmi cent, c'est ça, doublé de la sympathie du critique pour Bruce Willis. Peut-on vraiment parler d'émancipation, d'"expérimentation en vue de la vie" ?

Je ne crois pas. De toute façon la critique de cinéma ne pourra pas, jamais, se défaire du fait qu'elle travaille majoritairement avec des objets de propagande, même si elle veut l'esquiver (ce qui implique qu'elle ait déjà ce savoir). Cette fonction critique émancipatrice reste donc à inventer autour d'œuvres particulières (de cinéma) (rares?) comme le dit je crois Marco ailleurs.

Eyquem : Je réponds juste pour le moment à ce que tu dis de ton antipathie (que je n’avais pas oubliée, crois-moi !) pour les critiques du style " oui, ce film est réactionnaire mais il y a une scène sublime de poursuite ", ou bien " mais ce film nous donne des nouvelles du numérique ". Ce n’est pas ce que j’entendais par " prélever sur n’importe quel film le film qui nous intéresse ".
Personne au fond ne s’intéresse au numérique, à la technique d’une scène de poursuite, en tant que tels – du moins, pas ceux qui vont au cinéma pour y trouver des raisons de vivre heureux, des manières de vivre par quoi la vie devient plus désirable, plus joyeuse. C’est de ces " raisons de vivre heureux " que je parle, en utilisant cette formule un peu deleuzienne, " expérimentation en vue de la vie ". Ce savoir-là se fiche pas mal de la technique pour elle-même. Je ne sauverai aucun des textes critiques que tu cites, si l’intérêt qu’ils pointent dans un film n’est que de cet ordre-là, et se borne à un savoir-faire qui ne regarde que le cinéma.

J’aime bien aussi le mot de Daney, le mot de " passeur ". Mais Daney non plus n’a pas renoncé à regarder un film de Ford ou de Griffith, au motif qu’ils étaient réactionnaires. Idem pour Deleuze. Enfin bref, tout ça est tellement connu, on ne va pas refaire le coup du " L.F.Céline malgré tout "…

Les textes critiques qui me touchent, ce sont simplement ceux où l’on comprend tout de suite qui est le bonhomme qui nous parle, comment il vit. Le film dont il parle devient alors totalement indifférent, et ce que j’apprends dans son texte, c’est d’abord une certaine manière de vivre, une certaine sensibilité. Le film ne devient intéressant, désirable, que dans ce jeu de construction, où il est une simple pièce parmi d’autres, mais une pièce nécessaire par quoi se réinvente toute la construction qui va avec, ou par quoi s’ajoute un chapitre au grand livre des manières d’être sur cette terre – manières d’être heureux, ou amoureux, ou engagé, ou fatigué, ou triste, manières d’être vivant.

Je suis assez réticent à ce genre de phrases : " la critique de cinéma travaille majoritairement avec des objets de propagande ". Ce mot de " propagande ", c’est tout à fait ce genre d’incontournable, de cache, qui empêche de voir, de sentir, ce qu’il peut y avoir de neuf quelque part.

De même que je suis réticent à l’idée d’admettre que les œuvres émancipatrices sont rares, ou cachées. Daney n’est pas allé chercher ses films de prédilection dans d’obscurs festivals de cinéma expérimental ; de même Badiou ou Deleuze ne s’intéressent pas qu’au cinéma underground.
Par contre, Rancière, tu le disais, choisit ses films dans un cercle infiniment plus restreint, c’est vrai.

JM : Je crois qu'il faut vraiment séparer ce que Badiou, Deleuze ou Daney recherchent dans le cinéma de la logique de l'émancipation de Rancière, non ?

Dans un texte datant du début des années 2000, Rancière fonde apparemment ses espoirs essentiellement sur le cinéma de Kiarostami et de Kitano.

Pour rester proche du livre de Rancière qui nous occupe, on peut dire que, sans les citer (le texte est d'ailleurs peut-être antérieur à la sortie de ces films), il évoque des choses vues récemment sur les écrans, et des discussions que nous aussi avons pu avoir à propos de ces films sur le forum. Entre les murs, Waltz with Bachir, Redacted sont autant de films auxquels on pense (d'une manière ou d'une autre) en lisant certains passages du texte intitulé "Les paradoxes de l'art politique".

Eyquem : Séparer ? Oui, sans doute, pour éviter les simplifications abusives, et ne pas donner l'illusion qu'ils disent la même chose.

Je note quand même qu'on n'a pas cité un seul nom de critiques : Badiou, Rancière, Deleuze ne sont pas critiques.
Daney, on peut en discuter.

La question de départ peut alors revenir sous cette forme : que font vraiment les autres critiques de Taken ? Est-ce que ce n'est plutôt là qu'il faut aller voir ?

Et puis, est-ce que "Taken" est un si bon exemple ? Ce n'est sans doute pas un film assez fort pour nous forcer à penser "avec lui, contre lui".

JM : "séparer", ou plutôt "différencier" pour se souvenir qu'il ne recherchent pas forcément les mêmes choses.

L'exemple de Taken était très personnel, peut-être trop en effet mais il correspondait à une partie de réponse concernant la discussion autour de notre réception personnelle du livre de Rancière. Ce que font les autres spectateurs ou critiques avec un film comme Taken, oui pourquoi pas, où veux-tu en venir ?

"penser avec"/"penser contre" ou "penser tout contre" ?

Borges : Je ne comprends pas cette discussion; que cela plaise ou pas à Rancière, on s'en fout ; chacun fait son truc, avec les trucs qui l'intéressent; on se sert là, où l'on trouve; ce ne sont pas quelques lignes sans intérêt sur Barthes ou Debord qui vont m'interdire de les lire, les utiliser selon mes intentions, mes stratégies, mes plaisirs... même si des tas de trucs m'ennuient chez Barthes, chez Debord... personne n'écrit pour répondre absolument à mon désir, pas même moi...

Comme disait Bourdieu, les limites de Marx, sont dans Weber, celles de Weber dans Marx...

Quand je lis Rancière, j'ai le sentiment que Bourdieu était un simple d'esprit... ça me fait rire... enfin, pas trop...

Eyquem : La question qu’on peut se poser aussi, c’est : quel est l’effet de ce discours démystificateur ?
Quel " nous " cela dessine-t-il ?

Est-ce un " nous " de connivence, qui ne s’adresse qu’aux initiés, ceux qui ne sont pas dupes, la communauté des lucides ? Auquel cas la démystification ne fonctionne que comme un signe de ralliement, elle n’a pas d’effet persuasif, puisqu’elle ne rassemble que ceux qui sont déjà persuadés.

C’est en partie sa fonction, il faut le reconnaître, mais pas seulement puisqu’après tout, ce que nous, nous avons appris, nous ne l’avons pas appris magiquement, par la seule vision de films les uns à la suite des autres, ni même par la simple comparaison des films entre eux, mais par la confrontation de ces films à des textes, à toute une gamme de discours, qui passent aussi par les critiques de films, par Daney, par Bazin, par Rivette, plein d’autres, tous les intercesseurs (et si ce ne sont pas eux, ce sont toujours en dernier ressort, par quelqu’un qui les aura lus, eux et tous ceux que nous citons par ailleurs, les lutteurs, les résistants : Debord, Barthes, Badiou, Deleuze, chacun avec ses armes propres).

Si je fais l’hypothèse, donc, que ce discours démystificateur s’adresse aussi, surtout, à ceux qui ne savent pas (et c’est bien à eux que je m’adresse, sans quoi je ne dirais rien de ces illusions que je veux dénoncer, si je supposais que personne n’en est victime), je dis qu’il y faut alors d’infinies précautions, une certaine délicatesse, parce que personne n’aime à s’entendre dire qu’il est ignorant, qu’il ne sait pas voir, pas lire, que le réel ne se réduit pas à la vallée des Alpes dans laquelle il vit.

On ne peut lutter contre les séductions des machines à illusions que par des machines persuasives plus séduisantes encore.

Parce que la brutalité de certains textes démystificateurs peut avoir un effet tout à contraire à celui qu’ils visent, si j’en juge par les réactions de nombreux spectateurs qui retournent contre la presse le mépris que celle-ci afficherait pour le cinéma populaire et ses clichés populistes. Sur le site Allociné, on peut lire des tonnes de commentaires acerbes ou perplexes contre les critiques qui jugent " Taken " réactionnaire, par exemple.

Ce n’est pas une très bonne chose que la critique démystificatrice soit d’abord perçue comme un mépris de tout ce qui est populaire.

C’est un truc dont Rancière ne parle pas, je crois : ce jeu de séduction, le rôle des passions, de forces un peu souterraines, dans cette affaire. On peut le lui reprocher peut-être. Il démonte la " logique " des critiques comme un mécanisme purement rationnel, sans vraiment considérer que ce mécanisme démonstratif est peut-être une machine infiniment plus complexe, qui repose sur des effets persuasifs – dont je ne saurais dire s’ils sont plus fins ou plus massifs, plus doux ou plus violents.
Le seul sentiment qu’il évoque, c’est celui de la culpabilité. Mais la lecture d’un texte démystificateur, ce n’est pas seulement culpabilisant. Lire les " Mythologies ", c’est d’abord un grand éclat de rire, non ?

JM : Absolument. Mais les textes de Barthes ne sont-ils pas très amusants parce qu'ils sont pleins d'ironie ? C'est du moins comme cela que j'ai lu Mythologies. On en reviendrait à l'ironie qui signe encore la position du maître qui sait face à l'élève qui ne sait pas (la description d'un match de catch et de ses spectateurs se fait surplombante). En ce sens, le reproche de Rancière fait à Barthes reste cohérent, l'ironie dans le discours démystificateur n'est pas un "style" qui permette la suspension de la distance savant-ignorant. Ce qui n'empêche pas, cette fois à mon sens, le lecteur lambda de saisir un certain nombre de choses, il est vrai d'une manière moins terrorisante que le pamphlet théorique censé faire autorité. L'idée c'est que le lecteur accepte ou non les règles du jeu. Quand je lis aujourd'hui les Cahiers des années 70, je ne me sens pas insulté par les attaques lancées et pourtant je suis un spectateur lambda, et je n'ai pas foncièrement l'impression que ce qui est critiqué ait disparu dans le cinéma, le monde dans lequel je vis aujourd'hui. Il faudrait donc que je remette en question ces textes justement parce qu'ils n'ont rien changé, parce que personne ou presque n'a voulu en retenir grand-chose ? On voit bien apparaître derrière tout ça, ou plutôt à travers tout ça, des questions d'ordre politique liées à l'émancipation. Franchement, ça me fait mal de le dire, mais le point de vue tenu par Rancière aujourd'hui, politiquement, ne me paraît pas très éloigné de la gauche du PS qui certes est composée essentiellement de membres de la classe moyenne mais qui n'hésite pas à en écrire des tartines sur "l'égalité", "le nous dans le je", "le refus des "catégories"", "la promotion de l'émancipation individuelle par la formation de citoyens responsables, autonomes, et créatifs". Je ne sais pas si tu as lu cet article "Variations "de gauche" sur le libéralisme" dans le dernier numéro du Monde Diplomatique à propos des bouquins de Aubry, Royal, Delanoë ? Mais on en revient à ce que disait Borges plus haut, la récusation du travail de certains penseurs reste très sommaire de la part de Rancière. Peut-être est-ce à ce prix seulement que son idée du maître-ignorant peut se loger entre ces choses ? Certainement que ma lecture du bouquin est plus sommaire encore.

Est-ce vraiment l'idée de Rancière qu'il vaut mieux convaincre avec du miel qu'avec un couteau sous la gorge ? Je ne sais pas. Je ne suis pas sûr. Il faudrait reprendre par exemple, ce qui fait, pour lui le mérite de la communauté des saint-simoniens ou le travail de Jacotot. En finir avec la dialectique du maître et de l'esclave en reconfigurant les rapports de telle sorte qu'il n'y ait plus dans ceux-là ni esclave, ni maître. Juste des discussions, pas des discussions justes. Tout cela m'intéresse beaucoup, et très concrètement. Il est vrai que je ne m'étais jamais vraiment posé la question en ces termes par rapport à mon activité d'écrire autour des films que je vois, probablement parce que généralement j'essaye de rester fidèle à mes impressions (qui se nourrissent souvent de références). En cela, si Borges, je trouve que le bouquin de Rancière est intéressant mais contient trop de raccourcis, parfois parfaitement scandaleux, à mon goût.

Le reproche anti-populaire est quelque chose d'ancien aussi, c'est quelque chose avec lequel, on le sent bien, les Cahiers, par exemple, et en particulier Burdeau continuent à se battre. "Nous qui défendons Hitchcock depuis le début, vous nous reprochez…". Du coup il faut rappeler qu'on attend le prochain Batman, qu'on voudrait absolument interviewer Spielberg, chercher à tout prix ce qui pourrait rendre tel film vendu comme "à grand spectacle" ou tel autre intéressant malgré le fait que forme et fond ne dépassent pas le téléfilm, ne pas parler de ce pour quoi on n'a rien trouvé à dire d'intéressant, etc…

Borges : Hello les gars, et camarade...

Barthes, faut pas en faire une mythologie.

Très honnêtement, c’est agréable, amusant, parfois, intéressant, riche, mais faire de lui un penseur critique, de gauche, le ranger avec Debord, Brecht, ou je ne sais pas qui d’autre, ça tient pas. Barthes, c’est un écrivain, ou plutôt un mec hanté par l’idéal du romancier ; son grand rêve ç’aurait été être Proust, ou alors Sade, l’un de ses grands auteurs ; un des trois, je crois, qu’il place au plus haut. Hélas, il n'en avait pas le talent : grand écrivain chez les critiques, grand critique chez les écrivains ; et aussi super héros de la culture médiatique, de son temps ; une image, une mythologie, selon ses propres termes ; il se plaignait d’être devenu une frite.

En tant que mec, c’est un grand sensible, tourné vers lui-même, narcissique, cherchant toujours à séduire, par la voix, le corps, l’écriture, égotiste (Stendhal) ; parfois très fat, infatué, précieux, et insupportable dans son éthos bourgeois, et ses manières ; Bourdieu et Rancière citent le même texte de Barthes, si je ne me trompe pas, pour illustrer le rapport bourgeois à la musique, le texte sur Brahms ; là, c’est de la mémoire ; c'est peut-être un autre compositeur; la meilleure manière de jouer Brahms, nous dit Barthes, c’est la mienne ; non pas parce qu'il le jouerait divinement, qu'il soit le plus extraordinaire des pianistes, mais tout simplement parce que Brahms, c’est un musicien, nous dit Barthes, qui se donne seulement dans la pratique ; il le joue mal, mais cette maladresse appartient à Brahms. Faut avoir une éducation musicale, jouer du piano, même mal, pour accéder à ce musicien; l'écouter, sans le jouer, c'est comme lire une carte gastronomique et croire faire un repas 10 étoiles.

Des Barthes, il y en a des tonnes ; il a été de toutes les fêtes, de toutes les modes ; existentialiste, fasciné par la figure de Sartre, il a ensuite épousé le tournant linguistique, structuraliste, Tel Quel (on sait ce que sont devenus Sollers, et Kristeva), Lacan… Popularisant, vulgarisant, par son style, ses néologismes, les recherches sérieuses des différentes sciences alors au-devant de la scène ; il a fini dans un curieux mélange des genres, mythologie zen, asiatique, détachement, subtilité, refus des oppositions, des jugements, le plaisir, le moi, l’hédonisme, la jouissance.

On se souvient de son dîner avec d’Estaing , alors président, accepté sous prétexte de voyage ethnologique, comme " chasseur de mythe aux aguets " ; ça s’est passé comment ? Il fut séduit par le personnage, il lui " a semblé voir fonctionner un grand bourgeois très réussi ". Il raconte ça, et bien d’autres choses symptomatiques de la fin d’une époque, dans un entretien " A quoi sert un intellectuel ? ", de 1979.

Que pense-t-il de ceux qui lui reprochent d’avoir accepté cette invitation de d’Estaing ? " A gauche, y a des gens qui remplacent l’analyse difficile par l’indignation facile (…) ça ne se fait pas de toucher son ennemi, de manger avec lui ; il faut rester pur. Ca fait partie des " bonnes manières de la gauche "" ; on croirait entendre les types de "gauche " passés chez Sarkozy ; par exemple, Lang, à qui Barthes fait parfois penser.

Dans le même entretien, on lui demande s’il n’a pas envie de refaire des mythologies ; elles seraient différentes ; les mythes, c’est une affaire de nombre ; avec près de la moitié des Français à gauche, " il serait étonnant qu’il n’y ait pas eu un glissement, un travestissement de la mythologie sociale" ; s’il faisait une mythologie, il porterait donc sur la gauche, ses mythes, et son langage arrogant ; il le ferait, mais uniquement avec l’accord de la gauche. Son minimum politique, c’est le fascisme qui le définit : tant que ce n’est pas fasciste ça va ; le fascisme, tout ce qui oblige à dire ; la révolution ? En tant qu’image, ça va ; mais c’est une chose terrible ; il préfère la subversion " venir par en-dessous pour tricher les choses, les dévier, les porter ailleurs qu’au lieu où on les attend. " Le libéralisme ? Y a le mauvais, et le bon ; un libéralisme éthique. " Un non-racisme intégral appliqué à n’importe quel type d’objet ou de sujet. Un non-racisme intégral qui irait, mettons, dans la direction du zen. "

Détestant le militantisme, la dialectique, tout ce qui fait du bruit, homme doux aimant la bonne cuisine, les sorties en boîtes, la drague, le Flore, il restera comme un moraliste, dans la grande tradition française, mais déchiffrant les choses, les rites, les hommes, dans le langage, plus que dans les passions.

Notons : le " subtil " de Burdeau, doit pas mal à certains textes de Barthes ; le terme domine la lettre à Antonioni, " Cher Antonioni… ", publiée par les Cahiers.

Lettre de mai 80 ; retour des années 80 vous avez dit ?

Ceux qui veulent vraiment une critique radicale de Barthes, écrite par Barthes lui-même, liront ses notes de la fin des années 60, au Maroc. Il est prof à Rabat, nous dit-on, et, il joue les Sade soft, avec de jeunes Marocains ; c’est cru, c’est direct… ça se veut littéraire, fragments et notations, mais c’est pas terribles ; moralement, et politiquement, ça ne vole pas très haut ; c’est dans le tome 5 des œuvres complètes, au Seuil…

Fragments d’un discours amoureux, au pays des Indigènes :

"Petit instituteur de Marrakech : " je ferai tout ce que vous voudrez ", dit-il plein d’effusion, de bonté et de complicité dans les yeux. Et cela veut dire : " je vous niquerai ", et cela seulement"

"Une fille me mendie : " Mon père est mort. C’est pour acheter un cahier, etc. (Le moche de la mendicité, c’est l’empoisonnement des stéréotypes.)"

"Driss A. ne sait pas que le foutre s’appelle le foutre ; il l’appelle de la merde : "Attention, la merde va sortir " : rien de plus traumatisant. Un autre Slaloui (Mohammed Gymnastique) dit sèchement et exactement : " éjaculer " : " attention, je vais éjaculer "."

On peut rire, comme on rit de l’évolution de Charlus dans La Recherche; mais bon, difficilement ; c’est des choses qui passent mieux en roman, qu’en notes ; pourquoi il a écrit ça ?

Coïncidence : sans trop de plaisir, je relisais Barthes, que j’avais énormément lu, il y a bien des années, juste avant la sortie du dernier Rancière.

En tant qu’homme, Rancière est bien plus émouvant, sensible politiquement, plus aimable, et admirable ; mais ça n’interdit pas qu’il dise parfois n’importe quoi.

Une fois de plus, il faut prendre chez un auteur ce qui nous intéresse ; le reste, ça ne regarde que lui.

Marco : Je me demande en lisant vos critiques, particulièrement celles de JM, quel regard vous portez sur le domaine de l’art tel que défini par Rancière dans le cadre du régime esthétique. Ce qui est tout de même au fondement de sa pensée : " la constitution d’espaces neutralisés, la perte de la destination des œuvres et leur disponibilité indifférente, le chevauchement des temporalités hétérogènes, l’égalité des sujets représentés et l’anonymat de ceux auxquels les œuvres s’adressent. " Est-ce lu comme une définition assez juste de ce qui caractérise un régime de l’art depuis environ le XIXe siècle ? Est-ce une définition contestable, abstraite ou trop apolitique ? Cette neutralité est-elle recevable ?

JM : Je me sens très proche de W. Benjamin, de ce qui a pu être produit dans son sillage "dernièrement", je pense bien sûr au dernier film de Godard, je pense notamment à un livre passionnant de G. Didi-Huberman qui s'appelle Ce que nous voyons, ce qui nous regarde. Dans ce bouquin qui traite d'une forme d'art contemporain particulière (mais très peu du cinéma), Didi-Hubermann se positionne différemment de Rancière, il ne cherche pas à livrer un discours critique vis-à-vis des autres discours mais s'intéresse directement à la forme d'art qui l'intéresse. Je ne remets pas en cause la pensée de Rancière à propos de l'art dans le cadre du régime esthétique. Je suis juste un peu lassé de constater que Rancière n'arrive pas à nous parler de grand-chose d'autre aujourd'hui que de son rejet du travail de Barthes, et d'aller puiser encore dans la deuxième moitié du XXème siècle des exemples de ce que certains ont si mal pensé. Et surtout son système critique m'apparaît beaucoup plus aujourd'hui qu'hier un peu réducteur, nourrit d'obsessions, malin, et gratuitement provocateur.

J'aime l'idée qu'avec le XIXème siècle le texte vient se loger dans l'image mais aussi inversement que l'image vient se loger dans le texte. Je lisais l'autre jour cette nouvelle de Maupassant où la vision de la Corse apparaissant à l'horizon dans une description très vaporeuse et picturale donne l'idée à un personnage de se mettre à raconter une histoire en rapport avec l'île, ici c'est vraiment ça. Je pense aussi à plus "moderne", Joyce où dans Ulysse, les images vues jouent le rôle de déclencheurs, de déferlements de pensées extraordinaires. Comment une pensée (pas au sens critique, ou interprétative) peut se connecter et dans le même temps se déconnecte d'une image, pense avec et sans elle.

Il faut bien dire que Rancière feint d'ignorer (ou au moins d'en livrer une véritable critique) le système marchand dans lequel nous vivons. Exemple, cette remarque à propos du film de Costa : "Il reste un travail de spectateur, adressé sur la surface plane d'un écran, à d'autres spectateurs, dont le système de distribution existant se chargera par ailleurs de restreindre strictement le nombre et la diversité, en renvoyant l'histoire de Vanda et de Ventura dans la catégorie des "films de festival" ou des œuvres de musée." (p.91) Le ton, encore une fois est curieux. Il faut juste être un peu fataliste, un peu désemparé, mais pas trop. C'est comme ça, les films "émancipateurs" sont condamnés à ne pas être vus à cause d'un système de distribution discriminatoire, il aura peut-être été sauvé par la télévision, nul ne sait, en tout cas on ne va pas se battre pour que ça change, le film existe, point. Peut-être parce que certains artistes tel Jia Zhang-ke assument cette position intermédiaire entre la salle de cinéma et le musée ? Toujours est-il qu'un petit tour sur Allociné (je le dis au passage, j'aime beaucoup de temps en temps aller lire les critiques des spectateurs sur cet espace très libre où chacun est autorisé à venir évoquer, parler aux autres, de TOUS les films, je trouve cela passionnant) permet de constater que contre 2500 messages de spectateurs à propos du dernier Batman, nous n'en lisons que 9 à propos du film de Costa. Bien entendu cela ne doit pas constituer un bilan précis du nombre de spectateurs qui sont allés voir ce film, étant donné que personne n'est sommé d'en discuter sur Allociné après l'avoir vu. Constatons aussi, Eyquem, que parmi ceux qui ont détesté, on retrouve à l'opposé de Taken, les habituels spectateurs qui reprochent à la critique "intello parisienne" de leur avoir recommandé un pareil film. Bon j'arrête là parce que je ne vais pas généralement sur Allociné pour faire de la sociologie. Tout cela pour dire qu'ici il y a quand même, il me semble, quelque chose de biaisé dans le postulat de "la perte de la destination des œuvres et leur disponibilité indifférente, l’égalité des sujets représentés et l’anonymat de ceux auxquels les œuvres s’adressent." Rancière fait le choix (qui personnellement vous l'aurez compris m'agace particulièrement) de s'en prendre longuement aux critiques d'un tel système, plutôt qu'à ce système lui-même. Il n'y a qu'à voir la manière dont il faut tout de suite qu'il rabatte la critique gauchiste du "consensus" sur une démarche stérile qui alimente le système lui-même (p.75-76) plutôt que d'évoquer ce fameux système en détail. On me répondra qu'il faut lire Chronique des temps consensuels.

J'espère que je n'ai pas trop répondu à tes questions Marco, comme dirait l'autre, si j'y ai répondu, c'est probablement que je me serai mal exprimé.

Marco : Cette critique me laisse pantois. Qu’eût-il fallu ? Hausser le ton ? Déployer la voix souveraine d’une " véritable " critique ? Descendre dans la rue pour défendre la distribution du film ? Ce n’est plus de la critique, c’est un procès d’intention.

balthazar claës : J'aime beaucoup la précision de votre débat.

"Lire les " Mythologies ", c’est d’abord un grand éclat de rire, non ?", écrit Eyquem, ce qui m'a fait penser à (pour changer) une hilarante critique de Daney : "Fort Saganne, trois heures sans boire"(La Maison Cinéma et le monde, 2. Les années Libé, pp. 731-732).

Je vous en recopie quelques passages, non pas tant pour détendre l'atmosphère, que pour essayer de répondre à la question de l'impasse de la critique "démystifiante" :

"(...) Il s'agit d'un film honnête, décemment filmé et plutôt nul, mais au sens de "nul et non avenu". Disons "pas nul mais non avenu", quand même.

(...) Les gros films d'aujourd'hui n'existent que pour déployer aux yeux de tous une logistique de fer au service d'aucune pensée particulière. A vide. On pourrait même dire (non sans tristesse) que si Corneau était comme Hawks (ou, disons, Hathaway, c'est-à-dire un cinéaste ne nourrissant nulle mauvaise conscience quant au rôle de l'homme blanc dans les continents non blancs, son talent se donnerait plus libre cours et les scènes de bataille - ce qu'il réussit le mieux, et de loin, dans Fort Saganne - prendraient tout leur sens. C'est le paradoxe des cinéphiles américanophiles de gauche quand ils passent derrière la caméra.

Le film dure trois heures et trois minutes (c'est long). On a donc tout le temps de se demander : "De quel genre de film s'agit-il ?" Pendant Fort Saganne, j'ai subodoré tour à tour un film rétro sur l'épopée coloniale française, une méditation sur le thème du désert, un film sur la propagande militaire et une réflexion (conradienne) sur l'idée de l'échec qui gît au coeur de tout projet humain.

Je les ai vus passer un par un et j'ai bien vu que Corneau et Depardieu seraient tristes à l'idée qu'on pourrait les croire incapables de les traiter. Mais bien sûr, au bout du compte, il n'y a rien. Et "rien", c'est très difficile à filmer."

(...) Sinon, c'est R.A.S. Rien à signaler. Mais "rien", disais-je, c'est difficile à filmer. Ce "rien", cette indifférence profonde du cinéma académique envers tout ce qu'il touche, cette façon de tout régir mais de ne rien filmer vraiment, passe parfois en tant que telle. Evidemment pas dans les ridicules épisodes féminins, rarement dans les paysages (le désert, ce n'est pas toujours aussi décoratif que ça), mais beaucoup dans les scènes de bataille (l'assaut repoussé d'Omar et les tranchées de la fin sont de beaux morceaux de cinéma) et infiniment dans les chameaux.

Ces bêtes, trop cavalièrement traitées par le cinéma, sont en soit des énigmes cinématographiques. Avec leurs cris pitoyables, leur propension douloureuse à tomber à genoux, leur bosse à tangage et à roulis, leur cou phallique et leur allure de gag global, elles sèment le trouble et l'ironie qui manquent par ailleurs à Saganne et à son fort."

Voilà, ce "RAS" impitoyable, sans appel, comme étant ce dont il y a à rendre compte avant tout ; quitte à réintroduire (entre parenthèses) le couteau d'une ironie (plus subjective ?) pour chercher plus loin, ce qui résiste un peu.

La démystification n'a pas ici pour tâche de dénoncer le contenu idéologique, mais de noter son absence. Et c'est l'éclat de rire assassin du critique qui va donner corps au texte, en ridiculisant le film, en le réduisant, non pas à son idéologie colonialiste, mais à la seule chose qui vaille un peu, à la seule image qui tienne : les chameaux.

Il faut défendre non pas le droit, mais le devoir de malveillance de la critique. Car enfin, qu'est-ce que ça pourrait être d'autre, la "critique" ?

Bien sûr, Daney peut se permettre ce ton en fonction de ce qu'il a déjà derrière lui.

Eyquem : JM, tu ne peux pas reprocher à Rancière de ne pas critiquer "le système marchand dans lequel nous vivons", alors que tout son livre s'emploie à montrer qu'il ne croit pas en l'efficacité des formes critiques que tu attends de lui !

Un mot que nous n'avons pas encore utilisé, c'est celui de "bêtise". La bêtise, c'est aussi un problème philosophique, si l'on en croit Deleuze par exemple, pour qui le problème de la bêtise est peut-être le problème qui préoccupe le plus les penseurs du 19e siècle : Flaubert, Nietzsche, bien sûr, mais aussi tous les portraitistes de M. Prudhomme, de M. Bertin. Le bourgeois est bête. Et la bêtise, c'est l'horreur ; le bourgeois fait horreur, par sa bêtise éclatante.

L'éclat de rire que je signalais à la lecture des Mythologies, c'est encore cela, une manière, très 19ème au fond, de rire au nez de M. Prudhomme. Barthes se penche sur des trucs aussi bêtes que la mythologie des frites, de l'eau de javel. Il aime pointer la bêtise des films hollywoodiens, la bêtise des fronts à frange que tous les acteurs hollywoodiens se croient obligés d'arborer pour faire romain dans "Jules César". Rien ne l'amuse comme la bêtise des critiques qui détestent tout ce qui est nouveau au motif, disent-ils, qu'ils sont trop bêtes pour comprendre. Etc.

Je me dis que cette tradition de la critique démystificatrice, c'est un déplacement, un prolongement de cette obsession pour la bêtise bourgeoise qui caractérise le XIXème.

Et en un sens, Rancière ne peut suivre cette tradition, parce que son postulat de départ, ce n'est pas "le bourgeois est bête", c'est : "toutes les intelligences sont égales". Une manière très différente de poser le problème donc, sur laquelle ne peut effectivement pas s'édifier le même système critique.

Borges : Salut, Eyquem ; oui ; le statut de la bêtise, mais ce n'est pas l'affaire de toutes les critiques de la démystification, des illusions, et des aliénations; il faut distinguer plusieurs traditions, je crois; la généalogie de Rancière, fait remonter la tradition à Platon, et Platon son affaire, ce n'était pas la bêtise, puis il y a Flaubert, Marx... là encore, c'est autre chose...

Chez Barthes, la cible, c'est moins la bourgeoisie que la petite bourgeoisie, le petit-bourgeois (comme chez Brecht); le petit-bourgeois a toujours eu un sale rôle dans la pensée, la littérature... méprisé par tous, les prolétaires, et les bourgeois... les artistes... c'est le petit-bourgeois qu'il faut libérer selon Brecht...

Il serait bien de confronter les lectures de Barthes et celle de Rancière à propos de Flaubert ; on sait que Rancière renouvelle la vision traditionnelle de Madame Bovary.

Que veut dire égalité chez Rancière, et égalité des intelligences... comment distinguer ça de "tous les hommes naissent égaux"... Arendt, dont Rancière parfois semble assez proche dans ce dernier livre, et qu’il lie aux discours consensuels, ailleurs, dit quelque part que l'égalité entre les hommes n'est pas un fait, une constatation, mais une manière de fiction; Rancière parle de présupposition; si j'écris un texte, je suppose que mon lecteur est assez malin pour le comprendre; je présuppose une égalité d'intelligence entre lui et moi; Barthes souvent si je me souviens fait aussi ce pari, contre ceux qui pensent que les gens ne sont pas assez forts pour comprendre, tel ou tel texte, ou création d'avant-garde; ce serait alors la critique dévoilée, réactionnaire, et ceux qui font de la camelote pour le public, qui posent en principe une inégalité des intelligences…

Disons quelque chose en faveur de Brecht…

"L’attitude de certains adversaires du formalisme, qui font entre le peuple et eux-mêmes une distinction plus ou moins nette, est pour les artistes passablement stérile et même scandaleuse. Ils ne parlent jamais de l’effet d’une œuvre d’art sur eux-mêmes, mais toujours de son effet sur le peuple. Ils ne semblent pas appartenir eux-mêmes au peuple. En revanche, ils savent exactement ce que veut le peuple et reconnaissent le peuple à ce qu’il veut ce qu’ils veulent. " Le peuple ne comprend pas ça. ", disent-ils. " Mais, " toi " l’as-tu compris ? " demande l’artiste. Si c’est non, aie l’obligeance de dire que tu ne l’as pas compris, et je pourrais te reconnaître la qualité de témoin ". En fait, ces gens-là sous-estiment d’une façon éhontée ce peuple pour lequel ils ont tant d’estime.

"Naturellement, il y a les plaintes de ceux qui sont déçus et disent que le peuple veut avant tout de la camelote et rien de plus. De là vient que certains des artistes " déçus ", font justement de l’art qui n’est pas pour le peuple, ou de la camelote pour le peuple. Ce qu’il faut faire c’est définir ce qu’est le peuple. Et le voir comme une multitude pleine de contradictions, en pleine évolution, et une multitude à laquelle on appartient soi-même. En face de l’artiste, en tant que public, le peuple n’est pas seulement l’acheteur ou celui qui passe une commande, il est aussi le fournisseur ; il fournit les idées, il fournit le mouvement, il fournit la matière et il fournit la forme. Tout cela sans unité, dans un perpétuel changement, à son image." (Brecht, sur le formalisme et les formes nouvelles, in Les arts et la révolution, p. 154)

Oui, il faut lire Chroniques des temps consensuels, JM ; par exemple le texte " le racisme froid ", où Rancière est très proche de la critique démystificatrice : les effets de la pub, des médias sur le langage des " attardés " ; là, il parle de domination, des formes dominantes de la communication…le langage raciste des " dominés " est un effet de la domination.

Borges : Un peu déçu par le dernier Rancière, un peu mou selon moi, je me suis replongé dans d’autre bouquins, dans un texte, par exemple, qui m’avait inspiré aussi pour le nom de la revue ; " l’inadmissible " ; c’est dans Aux bords du politique ; un livre vraiment impressionnant; les " dix thèses sur le politique " qui le terminent sont essentielles ; c’est de la pensée, dense, riche.

Je présente, très sommairement, ce texte, " l’inadmissible" ; Rancière y met en rapport la phrase fameuse de Rocard "la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde", et des énoncés sur la littérature de Searle et Rorty, deux penseurs américains ; Searle et Derrida ont eut un débat assez fameux à propos des actes de langage, le contexte, le performatif… Rorty (penseur plus ou moins postmoderne) c’est un mec qui a pensé les fictions, et l’ironie ; Rancière rejette les propositions des deux mecs ; l’intéressant est qu’il met en relation leurs énoncés, et leur fondement ultime, une manière de logique du tiers exclu, l’un ou l’autre, mais pas les deux, avec l'énoncé de Rocard ; l’exclusion de la littérature, comme " régime de l’altérité ", " propre impropre ", dans la pensée de Searle et Rorty équivaut à la politique de l’exclusion, du consensus, qui refuse dans le corps social des présences-absences, des êtres qui troublent le partage, Français ou Autre, dedans-dehors, ici-là, des êtres qui ne sont ni Français ni pas Français, qui sont sans être, qui hantent le monde plus qu'ils n'y sont, et qui renvoient, ainsi, à ceux qui croient être, s'identifient à leur propre, à leur propriété, à leurs identités, la trace de l'altérité dans la présence; ce sont des spectres, au sens de Derrida, ou des "équivalents" de ces sophistes, que Platon cherchait à chasser de la cité, de la même manière que l'imitation, ou l'écriture, ou le politique, bref, tous les êtres sans être qui remettent en cause le partage de l’être et du réel, de la fiction et de la réalité… l’ensemble des partages reposant sur un "ou bien ceci ou bien cela, mais pas les deux", pas de trace de l’un dans l’autre, et de l’autre dans l’un.

Je vais citer un long passage, dont, je crois avoir utilisé des passages dans le texte de présentation de la revue, et que j’ai sûrement, en partie, déjà cité dans le Forum des Cahiers.

" Puisque j’ai essayé de nouer ici quelques propositions sur la littérature à quelques propositions sur " la misère du monde ", ce que dit aussi Rancière, c’est qu’un énoncé sur l’être de la littérature est aussi traduisible en proposition politique ; toutes les théories sur le contrat entre le lecteur et l’écrivain…la communauté des lecteurs, la fiction comme convention… impliquent une certaine conception consensuelle de la démocratie…) on ne s’étonnera pas que j’emprunte mon mot de la fin à une phrase des " Misérables " (naturellement, tout le monde s’étonne, on s ’attend plutôt à ce qu’il dise quelque chose de Bourdieu, et de son bouquin " la misère du monde " ). " Des démons attaquaient. Des Spectres résistaient ", y est-il écrit, pour caractériser le dernier assaut contre les barricades de Saint-Merri. Il y a, à la vérité, toutes sortes de démons et de spectres. Il y a les démons que l’on identifie bien, mais toujours trop tard ou trop loin (là, c’est de l’ironie ; et ça fonctionne encore plus fort aujourd’hui, avec le sarkozysme ; on court au secours des " otages ", on parle des devoirs de mémoire, et des martyrs de la résistance, mais on fait des politiques abjectes quand il s’agit de " la misère du monde en France ", des démons en France, ou des démons français.) : ceux de toutes les folies identitaires. (Rancière noue ici ses propos aux " analyses " de Derrida, dans Spectres de Marx) Et puis il y a les démons plus discrets qui nous disent que le démoniaque n’est jamais que l’effet de la croyance aux spectres et que la bonne manière des les liquider est de congédier définitivement cette croyance, de nous débarrasser de toutes les existences suspensives pour ne plus connaître que des entités réelles : des corps et des propriétés des corps (ici, on reconnaît la critique que Badiou adresse à l’emblème de la démocratie qui ne reconnaît que des corps de jouissance et de souffrance) ; des sujets et des manières de les unir par consentement et convention. Plus de spectres, plus de démons, disent-ils. J’entends pour ma part tout autre chose dans leur formule : la fin des " spectres ", c’est la fin des témoins, de ces quasi-autres, dont nous parle Jean Borreil, qui témoignent de la différence de chaque un à lui-même. Aux formule de la consensualité exclusive, il faut plus que jamais opposer la formule d’une communauté qui ne connaît que des singuliers qui tiennent sur la possibilité infinie de l’un-en-plus (ici, c’est la fameuse idée du " supplément ", qui sera la définition même du politique ; il y a politique, quand il y a supplément ; le terme est aussi, on le sait, derridien ; Derrida l’a mis en évidence dans sa lecture de Rousseau, dans " de la grammatologie " ; la logique du supplément, c’est la logique du pharmakon, de l’écriture " exclue " par Platon dans le Phèdre ; Rancière dans ce texte noue aussi l’image, la figure de l’autre-même, du même-autre, à celle de l’écriture.) Tenir sur cette possibilité,cela veut dire CONTINUER A PENSER AVEC LES SPECTRES.

LOL : Je propose que nous fassions de cette fin de phrase, notre slogan-pub (Rancière, aux bords du politique, p. 200-201)

JM reproche à Rancière l'identification de Marx à un " père infâme "; je ne pense pas qu’il prenne à son compte ces termes... mais c'est pas simple, ici, encore, il faut passer par l'expression utilisée dans un texte sur Althusser, où il parle de "père noble"...ou quelque chose dans le genre...

JM : Mais le truc, c'est précisément que ce livre (Chronique des temps consensuels) je l'ai lu, et je n'ai vraiment mais vraiment aucune objection à lui faire, Borges ! Peut-être était-il encore trop "consensuel", ce bouquin ?

"Père infâme", oui là encore moi non plus je ne sais trop quoi en penser. Il y a des conditionnels d'un seul coup. Mais bon je vais encore me faire accuser de pinailler ou autre chose...


Borges : JM, quand on a lu, faut relire; on n'a jamais rien lu... moi je relis sans cesse, je ne lis jamais…

Trop consensuel, ce livre, je ne crois pas.

Tu sais, moi, JM : je veux juste un peu de logique, dans les révoltes.

Si tu dis que Rancière ce n’est pas assez radical, je veux bien, mais tu ne peux pas lui opposer Didi-Huberman.

Son livre Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, est bien, mais je dois aussi avouer que je ne suis pas très enthousiasmé par son côté morbide, cercueil, hantise, " spectralité "…nous sommes regardés par ce que nous voyons, oui, c’est bien, l’analyse de Stephen Dedalus poursuivi par le fantôme de sa maman que lui renvoie tout le sensible, c’est bien, mais c'est pas réellement du radicalisme politique ; Didi-Huberman, c'est un mec qui fait son analyse des images, c'est tout ; beaucoup de psychanalyse, du sacré, du religieux, Bataille, du trou, des déchirures…il a un domaine de compétence, il y bosse, comme on le faisait au 19ème siècle, le mec dit n'avoir ni ordinateur, ni portable, c’est un chercheur, un savant, comme les personnages de Hergé, ou de Jules Verne, le cabinet des antiques ; ce n'est pas vraiment ce que l'on pourrait opposer à Rancière en matière de radicalité politique... tu dis aimer Benjamin; essaye de voir ce que fait Didi-Huberman de Benjamin : où est le marxisme de Benjamin dans Didi-Huberman ?

Ce qui l'intéresse, c'est l'aura, le sacré, le mystique, le religieux; tout ce qui range Benjamin dans une certaine nostalgie d’un monde perdu ; ce qui intéresse Rancière c'est la perte d'aura ; c'est par la perte d'aura que l'oeuvre d'art devient démocratique, accessible à tous ; je peux aimer un masque africain, sans être africain, une madone sans être chrétien, une pyramide sans être pharaon… l'aura c'est ce qui inscrit l'oeuvre dans l'horizon du sacré, de la religion...

Didi-Huberman écrit des livres comme on le faisait au XIXème siècle, c’est un mec qui s’intéresse à son domaine, et qui n’en déborde pas ; c’est un spécialiste, qui cadre la recherche ; pas plus… qu’il soit très fort dans son domaine, bosse énormément, publie des tas de trucs, oui… mais bon, ce n’est pas un signe de radicalisme politique, et cela n’a rien à voir avec Benjamin, ou Warburg, ou Einstein, politiquement…il a ses icônes du martyr de la recherche, ses penseurs maudits, mais c’est un chercheur qui vit institutionnellement, dans le partage des compétences ; " je m’engage au nom de mon savoir ", c’est sa position ; " ne me demandez pas ce que je pense de ceci ou cela, je suis pas compétent " ; tout ça au nom de Foucault, critique de l’intellectuel universel ; mais bon Foucault, il a bossé sur les fous, sur les prisons, sur les exclus, les immigrés, pas sur des images…ce qui lui permettait de lier savoir et engagement, même si comme le dit Rancière dans son texte sur Foucault, ce n’est pas au nom de ses savoirs que Foucault s’est engagé ; la politique n’est pas affaire de savoir, dit Rancière ; tout le monde est compétent ; Didi-Huberman, c’est un peu la position de Platon, la confusion du politique et de la technè.

Cela dit, je lis Didi-Huberman, et c’est important ; mais ce n’est pas une importance politique.

Borges : Par hasard, dans un grand machin où l'on vend des produits de l'industrie culturelle, je suis tombé sur ce petit livre, qui nous dit le devenir contemporain des mythologies, mais aussi ce qu'elles ont peut-être toujours été... aussi... donnant aussi raison à Rancière...

Nouvelles mythologies, de J. Garcin...

"En 1957, Roland Barthes publie les Mythologies. De la DS au steak-frites, de l'abbé Pierre au courrier du coeur, " il fait le portrait brillant et acide de la société française de consommation à travers ses icônes économiques, domestiques, politiques et culturelles. Un demi-siècle plus tard, ce tableau de moeurs a gardé tout son éclat. Fidèles aux principes, sinon idéologiques, du moins sémiologiques de son auteur, nous ouvrons, à notre tour, le bazar des années 2000. " (Jérôme Garcin)
Une soixantaine de " nouvelles mythologies " (dont une trentaine, publiées dans Le Nouvel Observateur le 15 mars 2007, seront reprises et parfois augmentées) seront rassemblées dans cet ouvrage dirigé et préfacé par Jérôme Garcin.

Du 4x4 au corps nu d'Emmanuelle Béart, du sushi à l'écran plat, en passant par l'euro, le commerce équitable, les capsules Nespresso ou le blog, une soixantaine d'écrivains, de philosophes, de sociologues dressent le portrait de la société française de ce début de millénaire. Parmi ceux-ci, Jean-Paul Dubois, Philippe Delerm, Catherine Millet, Daniel Sibony, Charles Dantzig, Philippe Sollers, Gilles Lipovetsky, Frédéric Vitoux, Jacques Drillon, Patrick Rambaud, Jacques-Alain Miller, Boris Cyrulnik, etc."

Tous les mecs cités, du moins ceux que je connais, un peu, sont de droite...

JM : Oui Borges,

Il y a plein de choses qui donnent raison à Rancière à propos des dérives (des produits dérivés) de la critique démystificatrice, ce livre infâme en fait partie. J'évoquais, aussi, plus haut les fameuses "lectures d'images" où l'on note l'élève en fonction de ce qu'il a vu et ce qu'il aurait dû voir, dans les classes qui ne sont pas mal vues par le gouvernement actuel, je crois, et qui donnent lieu finalement à tout un tas de commentaires ironiques. Ceci dit, l'émission Arrêt sur images sur Arte valait ce qu'elle valait, n'empêche elle n'existe plus et il n'y en a pas d'autres pour la remplacer, enfin je ne crois pas...

Mais la critique un peu indistincte de Rancière ne laisse-t-elle pas trop la victoire à ceux qui ont détourné tout ça à leur propre compte ? Même si cela est cohérent avec la logique qu'il présente dans son livre, ne dit-il pas en substance : "ok, laissons leur ça, et faisons autre chose" ?

Borges :
-Sont-ce des dérives ? Qu’est-ce qu’une dérive ? Je ne sais pas ; on parle aussi des dérives du capitalisme, par exemple ; le capitalisme, c’est le mieux, s’il n'y avait pas ces dérives, ce serait vraiment chouette ; la question philosophique est : " les accidents de l’essence sont-ils étrangers à l’essence ? " Peut-être oui, peut-être non ; on peut lire Deleuze reprenant les analyses du Nietzsche contre Kant, dans son livre sur Nietzsche, et dans les bouquins sur le cinéma, je crois que c’est dans le 2 ; le principe est toujours le même, celui de la fausse critique, qui vise à garder la chose contre ses dérives ; on défend l’essence au nom de sa teneur en vérité, contre les perversions, les accidents, les détournements ; " la démocratie, c’est bien, si elle fonctionnait vraiment selon sa vérité " ; " le capitalisme, ah si seulement il était bien régulé " ; " la religion, c’est top, surtout chrétienne, sans parler du bouddhisme, malheureusement, y a les fanatiques " ; c’est vrai, et ce n’est pas vrai ; pour les Mythologies, je ne crois pas à une dérive ; si tu as lu, j’ai cité un entretien où Barthes disait son désir de démystifier le langage arrogant de la gauche issu de 68 ; car, le mythe, c’est le nombre, le grand nombre, ses langages, et ses rites, sa communication ; la démystification, c’est le métalangage de l’individu, de la conscience, contre le langage du groupe, du troupeau, nécessairement inconscient ; Les mythologies de Barthes, dont on peut sauver quelques textes, mais qui sont très souvent ennuyeuses, et à peine encore lisibles, contrairement aux textes des moralistes du 17ème, ne sont pas politiques, pas radicales… Je n’ai rien contre Barthes ; mais, je pense qu’on en fait trop, ici même, à le prendre pour je ne sais pas quoi, surtout dans ce livre devenu si consensuel, si classique, si bien reçu, tellement de bon ton…Il n'y a pas de détournement, c’est la logique inhérente à la chose, à la pratique, à l’esprit ; ils peuvent faire ça, on leur laisse ; y a des millions de manières de tenir un certain discours critique ; Chroniques des temps consensuels, ce sont les mythologies de Rancière, et c’est plus radical politiquement ; plus éclairé, et éclairant… je crois, du moins. Derrida aussi à la fin se " plaignait " d’une certaine doxa dans la déconstruction ; l’essentiel est la volonté.

-Sans parler des critiques de Bourdieu ; Arrêt sur images, ce fut une émission ridicule, de plus en plus ; les lectures étaient débiles, orientées, on avait souvent envie de répéter après Flaubert, cité par Rancière, " classes éclairées, éclairez-vous " ; la mise en scène puait : " voyez comme nous savons voir l’invisible, décortiquer ce qui vous échappe" ; si l’on peut défendre Barthes, au nom du style, de l’esprit et du degré de l’intelligence critique, trouver quelque chose à dire de bien de cette émission est impossible ; sa disparition joue pour elle, mais faut pas en rajouter dans la construction de la légende de subversion, et du danger politique qu’elle aurait représenté ; j’ai vu quelques épisodes de cette série, certaines appartenaient à la mythologie des temps consensuels ; ce qui veut dire que les distinctions langage objet/métalangage, dénotation/connotation, peuvent toujours se déplacer ; un métalangage devenant langage-objet d’un autre métalangage ; le démythologue peut devenir une frite ; mon texte, mes critiques, mes démystifications peuvent toujours devenir les mythologies à démystifier d’un autre ; c’est sans fin…c’est pourquoi, il faut un point de réel, comme dirait Badiou.

Eyquem : Je me contente de copier l'extrait de l'entretien avec Badiou, auquel tu fais sans doute allusion, Borges :

ELIE DURING : L'héritage de l'art du Siècle ne serait-il pas alors plutôt du côté de l'art critique, dont le principe, si clairement illustré par Brecht, est de mettre en scène et de faire travailler l'écart entre le réel et son semblant ? Pas un art " absolu ", mais un art lucide, capable d'exhiber le montage de fictions et de masques par lequel l'artiste risque de dissimuler l'efficace réelle de ses opérations… Cependant, s'il n'y a plus de création dans l'ordre de la politique, ou si c'est le " consensus éthique " qui en tient lieu, un art critique est-il encore possible ? C'est la question formulée par Rancière dans son dernier livre.

ALAIN BADIOU : Réel et semblant, oui, c'est la grande question. C'est sans doute pourquoi le XXe siècle a été par excellence le siècle du spectacle, en un sens moins métaphysique que celui que revendiquait Debord : invention du cinéma, certes, mais aussi, par Stanislavski et Meyerhold, de la mise en scène comme art indépendant. Invention aussi des gigantesques spectacles de la politique révolutionnaire d'Etat. Dans cette dialectique, le problème, que j'ai souligné, est celui de la " pureté " du réel. Car où s'arrête le semblant ? Où est le " dernier " masque ? Le travail de l'écart risque à tout moment de se dissoudre dans les jeux de miroir qui furent, Pirandello en témoigne, une des grandes tentations du théâtre du Siècle. Parce qu'il y a deux thèses à distinguer. Celle qui dit simplement qu'entre le réel et le semblant, on peut montrer la distance, et inciter ainsi à une identification au réel. C'est la voie brechtienne de la critique des représentations idéologiques. Et celle, bien plus tortueuse, et bien plus implantée dans la création artistique vivante, qui dit que le réel n'est rien d'autre que l'écart lui-même. Le réel, c'est toujours l'intervalle de deux fictions. C'est en ce point que la question de Rancière devient vive, et très ajustée. L'invention politique a, de longue date, été chargée de fournir à l'art un point d'arrêt. " Ceci est incontestablement réel ", prescrit la politique ; " que l'art distribue les fictions au revers desquelles, ou au défaut desquelles, se tient cet incontestable ". Tel est le chemin éclairé de Brecht. Il y a un moment où le semblant n'est plus de mise. Arturo Ui est une canaille, cela ne saurait être relativisé par la fiction où intervient son masque. Mais dans une période où l'invention politique est minorée, que faire ? Eh bien, tenir qu'elle existe toujours au moins en un point. Nous n'avons pas besoin, après tout, de totalisation réelle. Un point suffit. Ou comme dirait Lacan : un point de capiton. Il y a toujours assez de politique dans le monde pour proposer à l'art au moins un point de capiton, où s'épingle et s'exténue l'infini renvoi des semblants. (Alain Badiou : Le XXIe siècle n'a pas commencé, entretien avec Elie During, http://ciepfc.rhapsodyk.net/article.php3?id_article=76)


La critique "institutionnelle" de cinéma et la pensée de Rancière.


JM : Ce thème apparaît à la lecture du livre lorsqu'on se rend compte que le discours critique des Cahiers du Cinéma semble très proche des dernières interventions de Rancière. Tout est dans le "semble", qui reste à discuter ici. Il y a donc, d'un côté une critique cinématographique très marquée par le travail de Rancière, mais aussi ceux qui ne voient pas son travail d'un aussi bon oeil. On se souvient de la remarque de C. Tesson à propos d'un texte d'un de ses collègues dans Panic dans l'entretien qu'il nous accordait pour le numéro un des Spectres du Cinéma. Pour rappel, J. Rancière fait partie des signataires du projet de reprise des Cahiers par E. Burdeau, ce qui ne saurait étonner tant la dernier remarque de son livre sonne à l'identique avec l'un des leitmotiv principaux de ce projet.

Plusieurs remarques préliminaires.

D'abord pour établir un pont avec le thème lié à 68, à mon sens, la raison de la liquidation explicite opérée depuis de nombreux mois par les Cahiers de l'héritage difficile des années 70 est à chercher du côté de la position de Rancière. Il peut être intéressant de constater que cette liquidation s'effectue des deux côté de la critique, du côté pro-Rancière, comme du côté de ceux qui "en sont revenus", et à peu près de la même manière, redécouverte des films avec un oeil "nouveau".

La revendication de Burdeau à travailler avec la pensée de Rancière prête à sourire si l'on se souvient du peu d'égard que le critique semble avoir pour la grande valse des opinions critiques et démocratiques sur les films que l'on trouve sur les blogs (notons cependant que l'internet est l'étonnant absent du livre de Rancière). Bégayant ou pas, Burdeau se fait une haute idée de la critique de cinéma et il n'est pas moins apte que les autres à faire cours aux élèves spectateurs (qui sont trop nombreux à n'avoir rien compris à Redacted de De Palma) et à faire peu de cas des avis contraires au sien (le fameux "n'essayons pas de comprendre" de son journal de Cannes ou encore la violence des internautes qui est grosso-modo la seule chose qu'il retienne de ses passages sur le forum du site des Cahiers), même si c'est au fond de la classe. Rancière affirme qu'il n'y a aucun sens à chercher à respecter la logique d'émancipation du maître ignorant dans l'éducation nationale, y en a-t-il plus à s'en réclamer lorsqu'on est critique dans une revue institutionnelle comme les Cahiers ? Le cas du discours critique (l'arrivée en agneau du loup postmoderne De Palma à "l'image est une image") qui a entouré le film de De Palma me paraît symptomatique du mauvais usage qui a été fait de la lecture de Rancière. Mauvais usage dans le fond comme dans la forme (le discours scandaleux, trouvable sur le site de la revue, qui a consisté à rabattre ceux qui émettaient des objections à propos du film sur le lynchage des néo-conservateurs états-uniens).

JM : Pour rebondir sur la remarque concernant l'internet au risque de sortir un peu du thème, Rancière se contente de conclure "L'art de l'âge esthétique n'a cessé de jouer sur la possibilité que chaque médium pouvait offrir de mêler ses effets à ceux des autres, de prendre leur rôle et de créer ainsi des figures nouvelles, réveillant des possibilités sensibles qu'ils avaient épuisées. Les techniques et supports nouveaux offrent à ces métamorphoses des possibilités inédites. L'image ne cessera pas si tôt d'être pensive."

Je trouve cela un peu court. Le débat sur la "prolifération des images", évoquée à propos de films comme Redacted ou Diary of the dead est axé sur internet et sur les images qui y circulent. Depuis maintenant une quinzaine d'années que l'internet existe, s'est "démocratisé", on peut se demander si Rancière s'intéresse vraiment à ce qu'on peut y trouver pour conclure son livre comme il l'aurait conclu en 1995 ? Il semble plus s'intéresser aux médias, aux artistes qui s'y abreuvent, plutôt qu'aux images que produisent les gens ordinaires de cinéma. Il retourne la critique du flot des images contre le peu d'images des médias (P. 106) mais oublie entre les deux le flux des images démocratiques du web.


Rancière et la photographie.


JM : Pourquoi la photographie ?

Parce que bien plus que le cinéma, elle est au coeur de cet ouvrage, peut-être même plus que le théâtre. En effet, c'est en particulier à partir de "lectures" de photographies (de J. Meckseper pour les contemporaines et de M. Rosler pour les années 70) que Rancière établit son étude critique de la tendance contestataire "stérile" de l'art. Mais c'est aussi, dans le dernier texte, à partir d'elles, qu'il évoque son idée cruciale d'image pensive, qu'il dénonce à nouveau, après Le destin des images (premier chapitre, "le destin des images"), la théorie de Barthes du punctum et du studium. Une question se pose donc, comment Rancière lit-il la photographie ?

Pour établir un pont avec le cinéma, on se souvient que dans Greetings de De Palma, le cinéaste évoquait les photographies dérangeantes de M. Rosler, ou des photographies de type analogue, qu'un militant brandissait comme un diable sorti de sa boîte dans la rue. De Palma le faisait de haut (plongée), en ironisant sur les gesticulations et les explications du militant.

Borges : Ce que me semble reprocher Rancière à Barthes, c’est d’être passé d’une position absolue à une autre aussi absolue, du pur rapport de sémiologie (studium), à une relation de pur affect (le punctum) ; il faut tenir les deux, si l’on veut penser la photographie, à la fois présence muette et hiéroglyphe ; bon, je ne vais pas insister ; tu connais les passages du "destin des images" ; " en privilégiant le seul punctum on efface la généalogie du " ça-a-été " ; en se concentrant sur la pure impression machinique, Barthes fait disparaître les médiations entre le réel de l’impression machinique, et celui de l’affect, qui rendent seules l’affect " phrasable "…

Il faut tenir les deux polarités, studium-punctum.

" Mais cette singularité se laisse elle-même entendre de deux façons différentes. En un premier sens, être singulier, c’est n’être comparable à rien d’autre, ne pas pouvoir être mis en relation avec une autre chose, ne pas avoir de sens. On dira alors que la photographie attire le regard et provoque l’affect sans raison, ou plutôt à cause même de cette absence de raison. C’est ce que résume la célèbre opposition du studium et du punctum : à la photo qui donne des renseignements et exige une interprétation s’oppose la photo qui attire sans raison vers l’unique qui est sans raison : ainsi, dans la photographie des deux enfants débiles par Lewis Hine, le col Danton du petit garçon et la minuscule poupée au doigt de la fille. Pointer ces deux détails, c’est évidemment évacuer le contexte social et politique de la photo : l’activité d’un photographe qui a systématiquement exploré avec son appareil les lieux de l’exploitation et de la relégation, d’un témoin dont les images appellent l’appréciation du nouvel expert de l’âge des masses appelé par Benjamin. Le col Danton permet de repousser tout cela, de régler silencieusement les comptes avec cette médialité qui liait l’appréciation de la performance photographique à une nouvelle " expertise ", à l’expérimentation d’un nouveau monde sensible. Le seul monde sensible dont la photo témoigne est le rapport de l’absolue singularité du spectacle à l’absolue singularité du regard. Il en va de même avec la photographie par Avedon de l’ancien esclave. Ici la procédure est inverse : aucun détail qui détourne d’une lecture politico-sociale. Au contraire le masque du sujet photographié ne dit rien d’autre que la condition d’esclave. Mais l’effet est le même : c’est l’esclavage en personne comme singularité historique qui se donne tout entier dans la singularité d’un seul visage. Décréter l’esclavage présent en personne devant nos yeux, entre nos mains, c’est, en fait , effacer la singularité d’autres photographies qui nous parlent de ce qu’il y a eu entre l’abolition de l’esclavage et notre présent : par exemple cette photographie de John Vachon qui nous montre seulement la pancarte Colored clouée très haut sur le tronc d’un pin , à côté de ce qui est probablement l’objet de sa discrimination, à savoir un robinet. Concentrer sur un visage l’avoir-été de l’esclavage, c’est une manière de régler ses comptes avec la multiplicité des formes d’existence sensible de la discrimination raciale. C’est annuler, au nom d’une transmission intégrale du passé d’un phénomène, cette forme de l’expérience collective qui s’appelait histoire et qui servait naguère de support aux interprétations d’images et aux exercices avec les images. L’opposition du punctum et du studium permet de faire place nette de toute cette tradition d’exercice avec et sur les images. Mais cette suppression ne se fait pas sans reste. Elle vient introduire en retour de singulières distorsions dans l’usage des deux notions.

Le meilleur exemple en est donné par la photographie d’un jeune homme dans une cellule. Il est beau, nous dit Barthes, mais cela, c’est le studium. Le punctum, c’est : il va mourir. Le problème est que ce punctum-là n’est pas localisable sur le corps qu’il nous présente. Il n’est aucun événement de l’image, seulement un savoir venu de l’extérieur, que nous ne pouvons voir sur la photographie que si nous savons déjà que cette photographie représente Lewis Payne, condamné à mort en 1865 pour tentative de meurtre du secrétaire d’Etat américain. La prétendue immédiateté du punctum est en fait constituée par la conjonction de deux choses : d’une part, la connaissance de l’histoire du personnage, d’autre part la texture même de la photographie , sa coloration qui nous indique que c’est une photo d’autrefois, la photo de quelqu’un qui, de toute façon, est mort au moment où nous le regardons.

La " singularité " prend alors un tout autre sens. Plus que l’être incomparable, ce qui la constitue, c’est le fait d’avoir été là, donc de ne plus y être. La singularité de la photographie est alors celle de l’imago latine, de cette effigie du mort qui devient chez Barthes effigie de la mort. La photographie devient une messagère de l’au-delà. Et cette détermination rabat sur le seul rapport médiumnique ce qui fait l’affect réel de la photographie : dans le cas de Lewis Payne, non pas le savoir qu’il va mourir, mais, au contraire, un non-savoir. A première vue nous ne savons pas qui il est, pourquoi il regarde ainsi. Et, même si nous savons qui est ce jeune homme , nous sommes encore incapables de savoir la pensée animant ce regard qui n’exprime ni peur ni révolte, ni résignation ni repentir. De la même façon nous ignorons ce que pense le photographe, et si c’est à sa demande que le détenu est assis à la frontière de la lumière et de l’ombre, son regard intensément tourné vers lui. L’affect de cette photo vient en définitive de l’impossibilité d’établir aucun rapport déterminé entre la modalité de ce regard et l’imminence de la mort, entre le présent de la manière dont il nous affecte et l’âge de la photographie, entre la singularité et l’anonymat. L’ " avoir-été " se décompose en fait en une pluralité de relations dont le rapport indéfini fait pour nous la qualité esthétique de la photographie. Or Barthes rabat cette pluralité sur la seule image de la mort. La mort devient le nom de l’Unique qui est la puissance médiumnique de la photographie parce qu’elle est le pur rapport de ce qui est à ce qui n’est plus sur lequel vient s’écraser cette dimension de l’expérience sensible collective qu’on appelait l’histoire." J. Rancière, Ce que " medium " peut vouloir dire: l'exemple de la photographie. (Texte intégral, ici : http://revues.mshparisnord.org/appareil/index.php?id=135)

JM : Ce texte ci-dessus constitue plus ou moins une partie du dernier texte du nouveau livre de Rancière.

Benjamin disait que "la photographie n'existe que par la légende qu'on lui donne" suivi après dans une sorte de ligne brisée entre autres par le Godard du groupe Vertov, Barthes..

Ce qui est intéressant c'est que la photo sélectionnée pour illustrer la pensée critique de Rancière, celle de J. Meckseper, est justement sans légende, ou du moins porte comme titre "sans titre". Rancière y voit une astuce du genre "la photo parle d'elle-même" puis donne toute une lecture de cette photo basée sur la connaissance du travail de cette artiste qui entoure la photo lors des expositions. Il fait "exister" cette photo, en quelque sorte. N'y a-t-il pas là une manière de rentrer dans le jeu de l'artiste qui se nourrit probablement des scandales qu'elle provoque avec ses oeuvres ?

Je paraît sans doute pointilleux mais tout cela m'intéresse vraiment même si je n'y connais pas grand chose. Je saisis mal l'idée de montage dans cette photo, j'y vois plutôt un agencement avec profondeur de champ sans hétérogénéité sinon celle du second et du premier plan ?

Le rapprochement avec les photo-montages de M. Rosler est en tout cas percutant, je trouve.

Rancière ou comment en finir, à gauche aussi, avec Mai 68 ?


JM : Un certain nombre de constats d'échec de la production artistique et critique des années 70 apparaissent dans le livre. Comme Rancière ne peut avoir l'air mélancolique, ce qu'il reproche à ses "adversaires", son bilan se doit d'être relativement sans appel, il s'agit de tirer un trait. Bien sûr, "en finir avec la pensée de mai 68" est un dicton que l'on a plutôt tendance à entendre du côté de la droite. Rancière oppose au resserrage de l'ordre (dans tout les sens possibles du pouvoir) de droite un cadrage du peuple par des gens, des artistes, des "chercheurs" maîtres ignorants. Il prend pour référence la communauté saint-simonienne qu'il avait déjà évoquée dans un autre ouvrage. Une communauté qui n'était pas forcément très bien vue, même pour des gens de gauche comme W. Benjamin..

Marco : J'avoue avoir beaucoup de mal à te suivre JM. Des expressions comme " cadrage du peuple par des gens, des artistes… ", je ne comprends pas, sincèrement. Encore moins quand tu supposes Rancière vouloir en finir avec mai 68… Le problème me semble beaucoup moins simple que l'opposition à laquelle tu voudrais réduire son propos.

Un passionnant échange entre Jacques Rancière et Judith Revel paru dans le journal Libération, le 24 mai 2008, donc contemporain de son dernier ouvrage, porte justement sur mai 68, ce que l'on peut en penser, aujourd'hui. J'espère qu'il permettra de ne pas aller plus avant dans des jugements à l'emporte-pièce, laissant croire un possible reniement, une confusion entre penseurs, théories de cette époque et l'événement lui-même, ou ramener une articulation conceptuelle à une simple opposition dualiste.

L'article est disponible sur la toile sur le site Multitudes (http://multitudes.samizdat.net/Le-plaisir-de-la-metamorphose). Le plaisir de la métamorphose politique.

J.R. : Or, 68 a été un moment politique important parce qu’il a créé une scène politique distante, et des institutions de l’Etat, et des compositions de blocs sociaux. La politique est ce qui interrompt le jeu des identités sociologiques.

Borges : "Parce que ce n’est pas pareil, quand quelqu’un parle l’auditeur peut très bien croire que ça va de soi. Très bizarrement, dans mon expérience, mais inversement aussi, quand vous croyez que quelque chose va de soi, pour moi, au contraire, ça fait problème, il y a quelque chose que j’essaie de cacher, qui n’est pas au point du tout.

Et inversement, quand vous vous avez le sentiment que ça ne va pas de soi, que là il y a quelque chose où je passe trop vite, pour moi c’est que ça va tellement de soi et que c’est tellement facile, alors c’est par là que un dialogue peut s’engager qui n’est pas sur le mode classique. C’est que c’est ni vous ni moi qui avons raison, vous comprenez ? Ce n’est pas moi qui ai raison quand je dis : ceci pour moi va de soi, et ceci ne va pas de soi ! Et pour vous c’est l’inverse. Mais ça veut dire quelque chose de très important, ça.

De toutes manières des gens ne peuvent s’écouter, les uns ne peuvent écouter quelqu’un , c’est là la seule égalité de celui qui parle et de ceux qui écoutent, les gens ne peuvent s’écouter les uns les autres, que s'ils ont un minimum d’entente implicite, c’est à dire une manière commune de poser les problèmes. Si on ne pose pas les problèmes de la même manière, ce n’est pas la peine de s’écouter, c’est comme si l’un parlait chinois et l’autre anglais, sans savoir les langues.

C’est pour ça que je n’ai jamais considéré qu’un étudiant avait tort s'il ne venait pas m’écouter. On ne peut venir m’écouter que si on a, par soi-même, par un mystère qui est l’affinité, une certaine manière commune de poser les problèmes. Il se peut très bien que au bout de deux fois vous vous disiez : mais de quoi il nous parle ce type-là ? Si vous avez ce sentiment, ça ne veut rien dire ni contre moi ni contre vous. Ca veut dire, pour employer un mot compliqué, que vos problématiques à vous ne passent pas par les miennes.

Quand on dit que les philosophes ne sont jamais d’accord, ç’est une chose qui m’a toujours frappé parce que je crois que la philosophie, beaucoup plus que les sciences, est une discipline de la cohérence absolue. Quand on dit que deux philosophes ne sont pas d’accord, ce n’est jamais parce qu’ils donnent deux réponses différentes à une même question, c’est parce que ils ne posent pas le même problème. Seulement comme on ne peut jamais dire le problème qu’on pose, je ne peux pas à la fois résoudre quelque chose, et dire le problème que je suis en train de résoudre. C’est deux activités différentes.

Donc le problème c’est toujours l’implicite. J’aurai beau dire, en gros, voilà quel est le problème, il faudra toujours que vous sentiez quelque chose au-delà, et ce sentir quelque chose au-delà c’est ça qui fait que des gens s’entendent ou ne s’entendent pas. Donc si on n’a pas une manière un peu commune de poser les problèmes, alors rien." (Deleuze)

JM : Tu as raison, bien sûr, cet intitulé du thème est un peu provocateur. Ceci étant dit, il est vrai que Rancière revient sur pas mal de choses qui ont bougé à cette période-là, et qui ont pour lui (comme pour sa génération ?) "mal" bougé, et qu'il appelle à ne pas se reproduire. Je n'invente pas, par exemple, son bilan mitigé à propos de ses années de militantisme auprès des ouvriers (p.24).

Les idées que Rancière évoque à propos de 68 dans cet entretien que j'avais déjà lu il y a quelque temps, celles qu'il défend dans son ouvrage, sont, dans ce livre plutôt attribuées à un héritage des saint-simoniens plutôt qu'à un héritage de mai 68, non ?

"Mais l’utopie a été historiquement autre chose : l’élaboration d’une société idéale posée, face à l’action politique, comme le vrai remède aux maux sociaux. Or, 68 a montré que ce qui importe, dans un mouvement, ce n’est pas le but fixé mais la création d’une dynamique subjective, qui ouvre un espace et un temps où la configuration des possibles se trouve transformée. Pour le dire autrement : ce sont les actions qui créent les rêves, et non l’inverse."

Rancière utilise bien le terme "utopie" pour décrire la journée de repos du travailleur qui restaure ses forces pour la semaine qui arrive (p.25).

"Cadrage" est à prendre entre guillemets, mais qu'il s'agisse des saints-simoniens ou des expériences artistiques qu'évoque Rancière, il y a bien, qu'elles soient désintéressées (tu me diras que c'est là que ça se joue) ou pas, une structure qui "encadre". Des gens qui organisent, etc.. ? Ce qui intéresse Rancière, c'est semble-t-il l'expérience des Saint-simoniens prise par le milieu, mais pas comment ça a commencé ou comment ça s'est terminé.

Désolé pour ma provocation dans le titre du thème, si celle-ci t'a choqué. Sincèrement.

Borges : Il n'y a pas à opposer les saint-simoniens et 68 ; un événement politique est toujours identique à un autre événement politique, ou du politique: il n'y a pas de différence, mais c'est aussi toujours différent, puisqu'il s'agit justement de créer de nouveaux possibles, de redistribuer les places, de déplacer des lignes… ; c’est une affaire de libération, d'émancipation des formes qui nous assignent à des places, des rôles, à des identités, de race, de classe, de sexe... Ces forces, d’identification, d’individualisation, au sens de Foucault (là on peut joindre Deleuze, Rancière et Foucault, sur le thème du refus de l’identité, ou de l’être), qui nous disent " toi t’es ça, tu peux ça, tu dois faire ça, suivre tel chemins, faire telles études…tu peux sentir, ou comprendre ça…", ces forces, ces fictions d’identification varient, c’est évident, mais, il n'y a pas à opposer 68, les révolutions du 19ème, du 18ème, les différents mouvements ouvriers... c’est la même chose, et c’est autre chose ; le problème, c’est comment du nouveau se fait, du non programmé ; est-ce une affaire de milieu ? Je sais… pas ; je crois que c’est plutôt des affaires de rupture, de commencements, de distribution, de partage… le vocabulaire de Rancière est plus proche de Foucault que de Deleuze ;

Quoi de la fidélité à l’événement, aux événements passés chez Rancière ?

Utopie : Faut pas se laisser prendre ; les mots n'ont pas le même sens, dans des contextes différents ; faut faire gaffe aux usages, aux développements, à l’adversaire à qui on répond ; s'il dit ici " utopie " " c'est pas cool ", et là, " c'est cool "… il doit s’agir de deux choses différentes ; dans un sens, l'utopie, c'est le programme à réaliser, donc, l'inverse même d'une action créatrice, émancipatrice, puisque on met en scène un texte déjà écrit ; et de l'autre c'est la création d'un espace, d'une scène qui n'est plus déterminée par le partage dominant du monde ; c’est l’action qui fait le rêve, pas le rêve qui doit faire l’action ; là on est proche d’Arendt, lisant l’action au sens grec, avec Kant ; une utopie, c'est un lieu sans lieu... une échappée... qui ouvre du possible…la main qui bosse, le regard qui s’échappe…

Je n’avais pas repéré ce terme " possible ", dans Rancière avant ce livre ; et vous ?

Bien des théories esthétiques ont assigné à l’art l’invention de nouveaux possibles, contre la logique du vraisemblable issue de la tradition aristotélicienne.

"Ce qui me frappe chez Kierkegaard c’est, que tout d’un coup vous tombez dans une page en plein XIXème siècle, où vous vous dites mais qu’est-ce que c’est ce truc-là ? C’est pas un exemple qu’il développe (…) c’est pas non plus une mise en scène de théâtre danois pour le dimanche à Copenhague. C’est pas ça non plus. Il y a quelque chose, vous comprenez, je prends deux exemples parce qu’ils sont particulièrement bêtes. Tout d’un coup dans une page, Kierkegaard dit, il introduit ça dans sa page. C’est comme l’histoire d’un bourgeois dit-il, qui pendant vingt ans, prenait son petit-déjeuner en famille, lisait le journal, avait sa femme, ses enfants à coté de lui, et tout d’un coup ce bourgeois, il se lève, il défait son col, il se précipite à la fenêtre et il crie : "Du possible sinon j’étouffe" (rires). " (Deleuze)

Le possible de Rancière, contre l’impossible de Derrida, et le fameux slogan de 68, " soyons réalistes, demandons l’impossible ", dont on dit qu’il fut une invention de Blanchot ?

Je crois pas.
Alors quoi ?
A voir.

L'expérience avec les ouvriers n'est pas triste, juste l'inverse; on dit, " il faut qu'on les éduque, les autres, " c'est à eux de nous parler de leurs expériences, de leur vie ", étant entendu que ces vies, et ces expériences ce sera juste de la matière, à penser, à former, à réfléchir; le partage, ici, c'est celui du concept et de l'intuition ; Kant disait, le concept est vide sans l'intuition ; l'intuition est aveugle sans le concept; donc, les ouvriers doivent fournir de l'intuition, de l'expérience, de la vie, aux concepts vides des intellectuels, qui vont penser tout ça; Rancière dépasse l'opposition, je ne suis pas un intellectuel face à des gens qui ne pensent pas; ce sont aussi des intellectuels ; c'est plutôt bien; en un sens... non? Mais bon, en même temps, c’est plutôt une idée, une position de droit qu’un fait ; les nuits des prolétaires du monde entier, qui ne sont pas payés pour donner des cours, lire, visiter des expos, il fallait de la force pour les détourner de leur destination naturelle, socialement définie ; le jour on bosse, la nuit on dort ; et, puis, on a beau dire, ces types, ils devaient aussi passer pas mal de leur temps à renouveler leur force de travail, comme nous tous, mais en y mettant plus de temps ; tout le monde est l’égal de tout le monde, il ne manque rien au désir, mais il y a bien des gens séparés de leur puissance d’agir, de penser, à qui font défaut les agencements aux concepts, aux percepts, aux affects…aux lieux, aux autres, faute aussi de temps…Faut lire le livre terrible de Thomas Hardy, " Jude l’obscur " ; l’histoire d’un type qui veut s’émanciper.

JM : Oui, il me semble que pour Rancière c'est pas très "cool" dans les deux cas ce qu'il appelle l'"utopie" et qu'il redéfinit dans son entretien. C'est tout à fait cohérent, je notais juste, sans chercher à faire une opposition entre ce dont 68 pour Rancière est le nom et les saint-simoniens, que Rancière remettait en question dans son bouquin l'utopie des journées chômées des travailleurs contre les week-end des saint-simoniens, et qu'il établissait ailleurs (dans l'entretien) la même opposition dans la période de 68. Dans ce sens, en effet, Rancière ne rejette pas du tout ce qui a eu lieu en 68. Enfin, je crois que c'est ça, non ?

Marco : JM, ta lecture est certainement audacieuse et me force à reconnaître que je n’y comprends pas grand-chose. Donc, " cadrage " était à prendre entre guillemets. Bien. Je ne sais pas si cela m’avance beaucoup dans mon obscurité. " Cadrage " est à prendre entre guillemets car, tu dis : "qu’il s'agisse des expériences des saints-simoniens ou des expériences artistiques qu'évoquent Rancière, il y a bien, qu'elles soient désintéressées […] ou pas, une structure qui "encadre". " Tout cela n’est pas simple, effectivement. Donc, je résume : il y a une structure qui encadre entre guillemets, que cette structure soit ou non désintéressée. Qu’est-ce que c’est ? La structure qui encadre, encadre-t-elle encore lorsqu’elle devient " désintéressée " ? (Alors pourquoi l’inclure dans ta phrase, lui donner le même effet qu’une structure " intéressée " ? Les guillemets clignotants n’existent pas encore, mais il faudrait y penser.) Ou bien, la structure " désintéressée " encadre-t-elle encore, un petit peu (d’où les guillemets, dans un emploi certes plus traditionnel) ? Il faudra y revenir.

Dans ta première proposition, Rancière opposait " au resserrage de l'ordre […] de droite un cadrage du peuple par des gens, des artistes, des "chercheurs" maîtres ignorants. " Le cadrage était donc, selon toi, une proposition de Rancière lui-même. Dans ta deuxième proposition, tu trouves que, dans ce qu’évoque Rancière (les saints-simoniens, des expériences artistiques, …), dans tout cela " il y a bien […] une structure qui "encadre" ". Est-ce encore Rancière qui l’affirme ici ? On ne sait plus. Ton " il y a bien ", sonne cette fois comme un " malgré tout, il y a " ; dans le non-dit du texte il y aurait du " cadrage ". Cela ne veut plus du tout dire la même chose.

Pourtant, cette hypothèse d’une lecture fouillant ce que ne dit pas le philosophe, c’est ce que laisse supposer le texte de Rancière lui-même. Car, effectivement, Rancière ne parle pas du tout de " cadrage ", avec ou sans guillemets ; il ne parle pas d’une structure qui " encadre ", qu’elle soit ou non désintéressée.

Dans son dernier ouvrage, notre auteur prend la peine de résumer la teneur d’un précédent livre à partir duquel il ressource sa réflexion, Le Maître ignorant. Toi qui aimes insister sur la présence de ce maître ignorant, qui agit certainement dans un " cadre " (veux-tu parler de l’institution, d’un cadre pédagogique, … ?), Rancière met l’accent sur un troisième terme, ou plutôt, une troisième chose. Cette troisième chose n’est pas, comme tu l’affirmes : l'expérience prise par le milieu. Elle est le support de l’expérience elle-même. Et si, comme je suis censé te le dire : " que c'est là que ça se joue ", pourquoi de telles affirmations ?

"Dans la logique de l'émancipation il y a toujours entre le maître ignorant et l'apprenti émancipé une troisième chose - un livre ou tout autre morceau d'écriture - étrangère à l'un comme à l'autre et à laquelle ils peuvent se référer pour vérifier en commun ce que l'élève a vu, ce qu'il en dit et ce qu'il en pense. Il en va de même pour la performance. Elle n'est pas la transmission du savoir ou du souffle de l'artiste au spectateur. Elle est cette troisième chose dont aucun n'est propriétaire, dont aucun ne possède le sens, qui se tient entre eux, écartant toute transmission à l'identique, toute identité de la cause et de l'effet. " Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, pp.21-22.

Cette troisième chose, ce fut un jour pour Rancière, la correspondance de deux ouvriers dans les années 1830 dont l’un des deux venait d’entrer dans la communauté saint-simonienne à Ménilmontant. Cette correspondance n’a pas fourni au philosophe ce qu’il cherchait : " des informations sur les conditions de travail et les formes de la conscience de classe ". Elle lui a offert une chose imprévue : " le sentiment d’une ressemblance une démonstration de l’égalité. Eux aussi étaient des spectateurs et des visiteurs au sein de leur propre classe. Leur activité de propagandistes ne pouvait se séparer de leur oisiveté de promeneurs et de contemplateurs. " (Le spectateur émancipé, pp.24-25.)

A l’inverse de ce qu’affirmait ta première proposition, Rancière nous convie justement à nous méfier de toutes structures, de tout " cadre ", de tout " pouvoir incarné dans la communauté ".

" Ce que nos performances vérifient – qu’il s’agisse d’enseigner ou de jouer, de parler, d’écrire, de faire de l’art ou de le regarder – n’est pas notre participation à un pouvoir incarné dans la communauté. C’est la capacité des anonymes, la capacité qui fait chacun(e) égal(e) à tout(e) autre. Cette capacité s’exerce à travers des distances irréductibles, elle s’exerce par un jeu imprévisible d’associations et de dissociations. " Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, p.23.

JM, tu confonds le traducteur et l’interprète. Devant tant de sous-textes révélés et de glissements de sens, pardonne-moi d’être toujours un peu perdu. Je vous laisse à vos éclaircissements. Puisse la lumière venir à moi, un jour prochain…

JM : Malgré ta dernière citation en gras, permets-moi ici moi aussi de ne plus comprendre grand chose. L'égalité ne se produit pas à un seul, mais au moins à deux, voire à plusieurs...

Borges : JM s'interroge; Marco, toi, tu fais comme si tout était simple, quand il pose une question de lecteur qui tente de comprendre, tu sors une citation, tu utilises le livre de Rancière comme une loi, une règle qui doit mettre fin à la discussion, à l'aventure des opérations de l'intelligence, faisant son petit chemin; "c'est là, regarde", dis-tu; mais que fais-tu de ton intelligence, de ta capacité à lire, à travailler le sens.

Au fond, comme dirait Deleuze, on s'en fout de ce que dit Rancière, Platon, ou Socrate...ce qu'il a dit, il l'a dit, l'essentiel est de le lire, et de l'agencer à nos trucs, à nos problèmes; JM se pose une question, parmi d'autres : quel lien entre les Cahiers, et Rancière, entre Rancière et le discours consensuel, entre Rancière et la liquidation des discours "marxistes"... etc... voilà des questions, et y répondre par ce qu'a dit Rancière, c'est pas suffisant, c'est précisément là le problème; ce qu'il a dit, et comment cela est lu...

Je veux bien que JM fasse parfois des erreurs d'appréciation, mais ce sont des erreurs qui permettent de poser des problèmes, et qui amènent à penser, à chercher... tu utilises la citation comme la monstration d'une image pour expliquer un problème, ou une question; on demande "qu'est-ce que c'est un chien?", et toi tu montres la photo d'un chien; mais la photo d'un chien sera toujours celle d'un chien déterminé, pas du chien, en vie, en action, en relation, en agencement, bref, ce ne sera pas un chien vivant, comme l'est un texte, ouvert sur ses dehors, ses hétérogénéités; et que faire des usages de "chien" qui n'ont rien à faire avec l'animal, les insultes, ou les constellations.

Faut être un peu sérieux; le retour au texte ne doit pas viser à fermer la discussion, le partage du texte, à la fois division et communauté, mais à préciser, affiner, ou je ne sais pas quoi, à créer du dissensus, de la mésentente, dans un sens comme dans l'autre; une citation ne dit rien, sauf quand il s'agit de trucs basiques; si un mec me dit machin dit ça, je peux citer le texte, dire, "mais non, c'est pas ça"; après on reprend, le texte cité, la discussion est relancée...

Un "contresens" est plus créatif que la réception du sens, il permet l'aventure; bon, j'exagère et je renvoie à "de la grammatologie", où Derrida définit le minimum de réception qui permet la déconstruction, l'interprétation active...

-Il faut définir égalité, dans Rancière

-Egalité des intelligences; on disait que Hitler est aussi intelligent que Rancière, alors, dira-t-on : le bouquin d'Hitler, et ses oeuvres complètes, sont-elles aussi intelligentes que celles de Rancière ?

-Un tel problème ne peut recevoir de réponse, ou être dépassé, que si l'on éclaircit les concepts, dans leur sens, et dans leur contresens... l'intelligence n'est pas une propriété, pas plus que l'égalité; ce sont des événements... Quand existe l'égalité, toujours, ou seulement en acte... quand elle est mise en oeuvre?

-Si l'égalité est démocratique, événement du politique, si le politique est rare, événementiel, alors l'égalité est aussi rare, c'est un événement qui rompt le monde, le dédouble...

-Il y a des moments, de l'égalité, du politique, ce n'est pas un fait, l'évidence du monde, la continuité du sensible... ce qui existe, socialement, empiriquement, ce sont des inégalités, des dominations, des intérêts... l'égalité surgit quand un mec, un groupe, à qui on dit "tu peux pas ça, t'en est pas capable, c'est pas pour toi, ça t'est interdit par le droit, par ta condition..." s'affirme dans son égalité... La rue, l'usine, l'université peuvent devenir des lieux de l'événement du politique, de la démocratie, de l'égalité... mais toujours, c'est une affaire de supplément...

-L'égalité de l'intelligence est dans l'égalité des opérations...

Pour voir que les choses ne sont pas si simples : il faut lire "la communauté des égaux", qui complique les idées de Jacotot...

"La communauté des égaux jamais ne recouvrira la société des inégaux, mais elles n'existent pas non plus l'une sans l'autre"... (Rancière, Aux bords du politique, p. 163)

-On cause des saint-simoniens ? mais qu'en savons-nous? rien, de mon côté, quelques souvenirs scolaires...

Qu’est-ce que l’hypothèse communiste ? Elle tient en 3 assertions, je dirais même en 3 principes ou axiomes.

1° L’idée égalitaire : il ne s’agit pas seulement de l’assertion d’égalité (entre les hommes), mais plus profondément de ceci que le principe égalitaire est praticable, qu’il peut fonctionner comme une maxime d’action. L’idée commune est que la nature humaine est vouée à l’inégalité, qu’il est d’ailleurs dommage qu’il en soit ainsi, mais qu’après avoir versé quelques larmes à ce propos, il est essentiel de s’en convaincre et de l’accepter. A l’égalité, on oppose alors l’équité, un principe censé être plus pertinent eu égard à ce qu’est la nature humaine – avec cette réserve qu’à l’usage on voit que la notion d’équité, en tant que norme nouvelle, fonctionne en réalité comme paravent pour l’absence de toute norme et comme promotion du principe de puissance pure. A cela, l’idée égalitaire répond non pas exactement par la proposition de l’égalité comme programme (réalisons l’égalité foncière de la nature humaine), mais en déclarant que le principe égalitaire est praticable, qu’il peut constituer le principe de l’action politique [12]

2° L’idée d’un Etat coercitif séparé n’est pas nécessaire (thèse communiste du dépérissement de l’Etat) ; on peut également la formuler en disant que l’action politique n’est pas nécessairement normée par la question du pouvoir d’Etat (il y a eu des sociétés sans Etat ; il est donc licite de postuler qu’il y aura des sociétés sans Etat).

3° L’organisation de la spécialisation des tâches n’est pas non plus quelque chose de nécessaire (Marx tenait beaucoup à cette idée : il y a une essentielle polymorphie du travail humain).

Ces 3 principes ne constituent pas un programme, mais des maximes d’orientation. Leur formulation a été la grande innovation historico-intellectuelle du 19ème siècle et je ne vois aujourd’hui aucune raison de revenir là-dessus. Les arguments de réalité ne valent pas contre des principes.

[DF] Il est intéressant de mettre ce passage en regard d’une déclaration de Jacques Rancière :
" L’égalité est ce que j’ai appelé une présupposition. Entendons par là que ce n’est pas un principe ontologique fondateur, mais que c’est une condition qui ne fonctionne que lorsqu’elle est mise en oeuvre. Par conséquent, la politique n’est pas fondée sur l’égalité au sens où d’autres veulent la fonder sur telle ou telle disposition humaine générale comme le langage ou la peur. (…) [L’égalité] ne crée de la politique que lorsqu’elle est mise en oeuvre sous la forme spécifique de tel ou tel cas de dissensus " (J. Rancière Le coup double de l’art politisé ; entretien avec Gabriel Rockhill in Lignes n° 19 (février 2006) p. 145-6)"

(Badiou, dialoguant avec Rancière; lors d'un séminaire)

Marco : Tu sais, moi, Borges : je veux juste un peu de logique, dans les révoltes.

Rancière et Godard

JM : Je voudrais revenir sur Godard en évoquant deux ou trois choses qui m'ont encore étonné.

1. Le fait que Rancière n'évoque pas le côté mélancolique de gauche très prononcé de Godard. Il l'évoquait cependant certainement dans Le destin des images à propos de "ceux qui entament une longue déploration de l'image perdue" (p.30). Etonnant, car Rancière semble placer plutôt ses Histoire(s) du cinéma du côté de l'oeuvre d'art respectant une "logique émancipatrice". Peut-être attend-il (comme nous) son prochain film, Socialisme ?

2. Mais on sent que Rancière reste sceptique sur la possibilité de mettre réellement Godard parmi les possibles maîtres ignorants. Cela se sent dans sa rhétorique que j'espère l'on ne me reprochera pas de décrire plus en détail ici sous prétexte que "les mots sont juste des mots". Ils m'apparaissent parfois choisis plutôt que d'autres, en particulier chez Rancière. Deux fois le travail de Godard est évoqué et jugé comme "ironique" (p. 38, l'ironie sur "les enfants de Marx et de Coca-Cola", et ailleurs, p.85 l'ironie de la remarque de Godard-professeur dans Notre Musique à propos des Israéliens qui rejoignent la fiction et les Palestiniens qui rejoignent le documentaire), une fois ses Histoire(s) du cinéma sont qualifiées de "monument" édifié par la vidéo (p.137). Le terme "monument" paraît plutôt étonnamment choisi étant donné qu'il s'agit de rappeler l'ouverture exceptionnelle et les déplacements possibles au sein de cette oeuvre de Godard, ce qui n'est généralement pas le propre des "monuments".

Rancière n'a, à mon avis, pas beaucoup d'estime pour l'ironie (dans le sens où Deleuze parle de posture de pouvoir).

Daney disait de Godard que s'il n'était pas un grand poète, il serait probablement un prof insupportable.

Borges : Le passage sur "notre musique", Godard, comme faisait remarquer JM, c'est vraiment du n'importe quoi, qui aurait pu être écrit par n'importe qui...vraiment n'importe qui qui ne sait rien de Godard, ce qui n'est pas le cas de Rancière...

Bon, je sais pas...

Marco : 1. JM, dans ce texte, n’affirme pas que Rancière dit n’importe quoi à ce sujet, il dit que Rancière est sceptique sur le cas Godard par rapport à son idée de l’émancipation (ce qui peut être discuté).

2. Dans le bouquin de Rancière, le film Notre musique n’est pas cité (pas dans le passage cité par JM page 85 et, si je ne m’abuse, pas du tout dans le livre lui-même). Rancière reprend seulement une phrase dont JM a retrouvé l’origine, phrase sur laquelle le philosophe s’appuie pour traiter de la ligne séparant documentaire et fiction. A part cette unique phrase (dont on sait la place complexe qu’elle peut prendre dans la polyphonie du travail godardien…, d’où la notion d’ironie, surtout si l’on extrait brutalement cette phrase de son contexte), la suite du texte ne traite que des artistes palestiniens, libanais ou israéliens, et de leurs façons de brouiller cette ligne de séparation.

Alors comment Borges, peux-tu affirmer que ce passage est : " vraiment du n'importe quoi, qui aurait pu être écrit par n'importe qui...vraiment n'importe qui qui ne sait rien de Godard, ce qui n'est pas le cas de Rancière... " ???

Quant à la critique de JM portant sur l’emploi du mot " monument " à propos de Histoire(s) du cinéma de Godard, la phrase complète de Rancière est celle-ci : " monument édifié par la vidéo à l’histoire du XXe siècle ". La dimension de souvenir, de mémoire n’est donc pas négligeable. Ce mot est également approprié pour des raisons objectives à propos d’un " grand " film d’une durée de 4 heures et demi.
S’arrêter ainsi sur le mot " monument " sans reprendre la suite de son argumentation, n’est –ce pas un peu lui chercher des poux ? D'autre part, il ne faut pas confondre "artiste" et "maître ignorant", même si, parfois, leurs positions peuvent se recouper.

Borges : Oui, JM, il ne dit pas que Rancière dit n’importe quoi que n’importe qui pourrait dire qui ne connaît rien à Godard, moi je le dis ; et je peux le redire.

Là naturellement, il y a un peu d’ironie, et de jeux de sens, sur le " n’importe quoi ", et le " n’importe qui ", qui sont des " catégories " de Rancière ; je les détourne, un peu…

Donc, du n’importe quoi, mais Rancière n’est pas n’importe qui, il en sait un peu sur Godard.

-Le n’importe quoi, et le flou sans art, et sans même possibilité de penser, chez Rancière, c’est d’avoir extrait un passage d’un contexte ; bon, c’est nécessaire, sans quoi on passe son temps à recopier l’œuvre d’un auteur…

-Et c’est un exemple de ce n’importe quoi, il y a en bien d’autres dans le livre ; tout ce qui est dit de Platon, d’Artaud, de Brecht…

-La manière, très classique, cliché, de penser l’histoire comme entièrement dominé par quelques énoncés platoniciens… toutes les théories, pratiques du théâtre seraient une réponse, un renversement du Platonisme, qui restent sous la domination de Platon, sans le savoir ; c’est du Nietzsche, ou du Heidegger, mais de pacotille… Je vais pas faire ici une révélation, Platon n’a jamais condamné le regard, la position de spectateur…en tant que telle, au nom du savoir ou de l’action ; il a condamné un regard au nom d’un autre regard, un spectacle au nom d’un autre spectacle ; comme n’ont cessé de le dire et redire, Heidegger, Derrida, Lévinas, et bien d’autres…La pensée grecque est dominée par le paradigme du regard, de la vision ; le voir-savoir ; bon, je ne vais pas refaire ici l’histoire du concept d’idée, pas plus que répéter les liens entre la théorie et le théâtre ; theatron, thea, théôria ; on trouve ça partout, même sur le Net. Arendt dans La vie de l’esprit a fait une histoire du spectateur dans la pensée antique…gloire et déclin, et retour avec Kant…

Je cite le passage, je devrais citer tout le film, mais ce sera pour une autre fois…

"Par exemple, en 1948, les Israélites marchent dans l’eau, vers la terre promise. Les Palestiniens marchent dans l’eau vers la noyade. Champs et contrechamps (…) Le peuple juif rejoint la fiction, le peuple palestinien le documentaire."

Trouvé sur le Net, pas la force de vérifier ; mais c’est bien ça, d’après mes souvenirs.

-Ce texte est d’une telle densité qu’on pourrait y perdre des heures ; d’abord, en terme d’histoire, et d’histoire biblique, mais aussi en terme de cinéma, les deux sont ici liés, à travers les images, qui viennent nécessairement à l’esprit, du film de Cecil B. DeMille, il y a une répétition, déplacement, et renversement de la fameuse sortie d’Egypte, où les Juifs fuyant les armées de Pharaon traversent la mer rouge, alors que les Egyptiens s’y noient…Une lutte se rejoue dans l’autre ; la fiction dissimule le réel dans la fiction biblique, et cinématographique, dissimule la réalité du conflit ; les Israéliens nomment cette guerre, " guerre d’indépendance " ; dans le réel, mais cela ne peut se voir dans la fiction biblique, les rôles sont renversés, en fait, et les places ; en terme de rapport de force, d’esclave, et de libération : les Palestiniens sont les Juifs, les Juifs des Egyptiens… Rappelons, si j’ai bonne mémoire, que le film de Cecil B. DeMille fut interdit en Egypte. Ce seul passage accomplit tout ce que Rancière demande à l’art politique ; brouillage, déplacement des lignes…

-Ce rapport, Israélites/Palestiniens (je ne sais pas si c’est le terme de Godard, " Israélites ", mais si c’est le cas, c’est encore un effet de sens), c’est un exemple, et une date, 1948, date qui par son inscription dans le réel s’oppose au récit mythique de la terre promise ; c’est un exemple de quoi ? Un exemple, de la nécessité de garder ensemble le champ et le contrechamp, de ne pas séparer ce qui est uni ; on pourrait dire dans les termes de Rancière tout ça ; ce lien, c’est un exemple d’union et de séparation, de collage… : le champ-contrechamp ; Godard ne sépare pas les deux, il dit qu’il ne faut pas séparer, ce qui est lié ; il ne faut pas penser l’un sans l’autre ; il faut tenir les deux ; mais les deux ne sont pas équivalents, ils n’occupent pas la même place, dans le monde, dans l’image…

- "Fiction" n’a pas le sens que croit lui donner Rancière dans le film de Godard, dans ce passage ; c’est pas une catégorie seulement " esthétique ", mais aussi politique, de même le documentaire ; la fiction c’est " la terre promise ", " la terre promise " est une fiction, une invention ; les Israéliens rejoignent leur fiction, ils entrent dans leur rêve (rêve qui la nuit se change en cauchemar, ils rêvent des Palestiniens, qui reviennent comme hantise ; alors que les Palestiniens qui ne sont pas dans le rêve, dans la fiction, mais dans le documentaire, ne rêvent pas des Israéliens, mais de la Palestine ; là encore, unité des hétérogènes, séparés, et liés. ) ; " la terre promise " est une fiction sans assise historique, fondée dans un texte, dans des mythes, qui ne tiennent aucun compte de la réalité ; la fiction, c’est le rêve qui s’accomplit, un accomplissement du désir ; une puissance de configuration du réel ; on peut aussi l’entendre, dans le sens que lui donne Rancière lui-même quand il dit : " Le réel est toujours l’objet d’une fiction, c’est-à-dire d’une construction de l’espace où se nouent le visible, le dicible et le faisable. C’est la fiction dominante, la fiction consensuelle, qui dénie son caractère de fiction en se faisant passer pour le réel lui-même et en traçant une ligne de partage simple entre le domaine de ce réel et celui des représentations et des apparences, des opinions et des utopies. "

- La fiction dominante est la fiction des dominants. " C’est la terre d’Israël, Dieu nous l’a promise " ; ça s’arrête là, et tout est dit (voir le discours du colon dans le film de Lanzmann à la gloire de Tsahal) ; cette fiction est inséparable de l’autre énoncé fondateur, qui rend invisible les Palestiniens, inexistants : " Une terre sans peuple, pour un peuple sans terre ". Mais si les Palestiniens n’existent pas, dans cette fiction, le jour, ils reviennent la nuit ; la fiction de " la terre promise " construit un réel sans fondement, et justifie l’appropriation d’une terre, une politique, des droits… comme dirait Rancière elle découpe le réel, détermine du visible, du faisable, du dicible ; à cela Godard oppose l’invisible, et l’indicible… etc…le documentaire, qui une fois de plus n’est pas une catégorie " esthétique ", un régime d’image, mais le réel en tant qu’il n’est pas fictionné, approprié par une puissance ; c’est en ce sens, la contingence, l’incertain ; mais là, il faut passer par Sartre, et ses analyses de l’image, à quoi Godard fait allusion (je crois) quand il parle du château d’Elseneur, et d’Hamlet, dans le même film.

-Rancière lie victimes, Palestiniens, documentaire…et reproche à Godard d’en rester à un partage qui " victimise " les Palestiniens ; c’est possible, ça se défend, et en même temps, pas tant que ça. Il faudrait analyser, spécifier les usages de ce terme " victime " dans les discours médiatiques, juridiques… mais on peut aussi montrer autrement que Godard échappe à cette critique, simpliste. L’une des figures essentielles du film de Godard, c’est Benjamin ; le film est aussi une réflexion sur l’histoire, à travers le champ contrechamp du vainqueur et du vaincu ; ces deux catégories, n’ont rien à voir avec la victime et le bourreau. Il s’agit ici de guerre, de lutte, les Palestiniens, dans le film de Godard, s’inscrivent dans une longue série, qui commence dans le film, symboliquement, avec les Troyens (longue réflexion, sur la poésie, Homère avec un poète palestinien dont le nom m’échappe)…

Etc.

" Les victimes font l’objet de compassion, mais ne sont généralement pas perçues comme des sujets de l’histoire. Essentiellement passives, elles jouent un rôle d’écran sur lequel nous projetons notre " humanitarisme ". Alors que les vaincus ont tenté de prendre en main leur destin, même s’ils ont perdu la bataille. Cette distinction est fondamentale pour essayer de déchiffrer le passé, mais les frontières entre ces deux groupes ne sont jamais étanches. Quand on travaille, comme je l’ai fait, sur les génocides, cela apparaît évident. Un enfant gazé à Auschwitz est une victime, alors qu’un insurgé du ghetto de Varsovie est un vaincu, mais les deux participent de la même histoire, puisque le nazisme leur nie, en tant que juifs, le droit de vivre. C’est pour cela que dans toutes les langues, on parle des " victimes " et pas des " vaincus " d’un génocide. Si l’on reprend la définition de la Shoah donnée par George Steiner, on peut qualifier les génocides de " crimes ontologiques " dans lesquels la cible n’est pas exterminée à cause de ses actes mais de son existence. Notre paysage politique, culturel et mental, qui s’est constitué dans le " siècle des génocides ", est dominé par la découverte massive des victimes. Aujourd’hui, le regard est porté presque exclusivement sur elles ; depuis une vingtaine d’années, les vaincus ont été oubliés. Et beaucoup de problèmes viennent de là. En France, la rhétorique antifasciste des années 1950, qui ne laissait pas de place pour la mémoire juive, a été remplacée par une " religion civile " de la Shoah qui tend à ignorer le souvenir de la déportation politique, voire, dans le pire des cas, à la criminaliser comme une facette du totalitarisme communiste. En Argentine et au Chili, les crimes des dictatures militaires sont qualifiés de " génocides " et les disparus sont commémorés comme victimes de régimes bafouant les droits de l’Homme. C’est occulter complètement le fait que les disparus sont d’abord des vaincus, car ils étaient tous des militants politiques. " (la mémoire des vaincus, entretien avec Enzo Traverso http://www.vacarme.org/article434.html?var_recherche=vaincus)

Les Palestiniens sont des vaincus, pas des victimes.

Marco : Ok. Mais tu parles du film de Godard dont ne parle pas Rancière, et tu ne parles pas de " fiction " au sens de Rancière dont ne parle pas Godard… Que dire ?

Quant à la vision clichée de Platon, de penser l'histoire, etc., je ne suis pas qualifié pour répondre, aujourd'hui…

JM : Il y a là quelque chose de curieux. Nous sommes en train de discuter à propos de mots employés par Rancière, dans un livre où justement son auteur postule que "les mots sont seulement des mots". On retrouve un peu le clivage rencontré lors des discussions autour de "Redacted" et de l'idée que "les images sont seulement des images". Des énoncés difficilement tenables, qui me rappellent un texte de Barthes dans "Mythologies" soit dit en passant, je ne sais plus lequel..

Borges : Je ne crois pas que tu puisses séparer cet énoncé de son contexte; il feint une réaction, dit ok, ce ne sont que des mots, mais, ce n'est qu'à cette condition, en sachant que les mots ne sont que des mots, les spectacles que des spectacles... c'est une position de modestie, lucide ("je suis pas de ceux qui pensent que mes mots, et les mots vont changer le monde, les choses, les consciences..., comme d'autres le croient, l'ont cru...") en même temps qu'un énoncé théorique...les mots ne sont pas les choses, un spectacle ne peut pas changer le monde, pas plus que des mots... l'usage est ici assez circonstanciel, je crois.

Il faut rapporter ce passage au texte de "le destin des images", "la peinture dans le texte", qui commence par la mise en scène d'une protestation (un ressentiment, p. 102) contre le philosophe qui parle trop, les interprètes, qui ne cessent de causer, d'ajouter des mots aux images : "Trop de mots"...; le texte vise à montrer contre la modernité, la théorie moderniste, qui veut qu'un art est d'autant plus art qu'il n'est que lui-même, qu'il n'y a art que dans l'ouverture des arts les uns aux autres, donc, pas d'image sans les mots, pas de mots sans les images...

JM : A propos de Godard, je voudrais rappeler aussi, comme je le faisais dans un article des Spectres du Cinéma que le cinéaste s'est "battu" dans les années 70, avec le groupe Vertov pour faire disparaître le clivage bourgeois entre fiction et documentaire. C'est pour cela aussi que le "procès" fait par Rancière de ce passage de Notre Musique (justement sorti du contexte, ce qui ne joue pas à son avantage, au contraire, à mon avis) ne me paraît pas très fin ou justement trop coller avec quelque chose, une époque, que lui aussi semble appeler à disparaître. Honnêtement, je ne comprends pas pourquoi Rancière utilise cette réflexion extrêmement riche de Godard en refusant de saisir justement que Godard ne dit pas autre chose que l'un est dans l'autre et l'autre dans l'un (le champ et le contrechamp n'est pas une technique d'exclusion de l'un par l'autre, pour Godard du moins. Pas plus que les effets de transparence ne rabattent forcément une idée sur une autre pour les égaliser. Si Rancière regarde les "Histoire(s)" avec cet oeil, il peut arrêter tout de suite à mon avis - on sait tous que non). pour introduire en l'opposant à son idée de fusion entre documentaire et fiction. D'autant que Notre Musique d'où est exclue la citation ne travaille qu'à cela.

Mais bon, comme le dit Borges, je n'ai jamais trop pris cette réflexion de Godard comme liée aux catégories cinématographiques connues de la "fiction" et du "documentaire".

Marco : Je ne comprends pas non plus ta lecture. Je n'ai pas lu cette citation comme une critique de Godard. D'où l'emploi du mot "ironie" à son endroit, supposant que sa problématique est plus complexe que cela, non ?

JM : Bien sûr que si, il part de la citation de Godard pour évoquer, en les opposant à la remarque de Godard, la subtilité de la démarche des artistes qui mélangent documentaire et fiction sans opérer de clivage entre les deux. Je ne vois pas ce que vient faire la phrase de Godard ici. Soit il la cautionne dans le sens opposition simple documentaire/fiction dans ce cas je ne vois pas ce que vient faire le "ironiquement", soit il pense que c'est plus compliqué que cela chez Godard, d'où peut-être le "ironiquement", et du coup je ne vois pas pourquoi il cite ces propos.

Borges : "La fiction est pour les Israéliens et le documentaire pour les Palestiniens, disait ironiquement Godard. C'est cette ligne que brouillent nombre d'artistes...(...)" (Le spectateur émancipé, p. 85)

C'est dans Notre musique que Godard fait ce partage, donc, Rancière s'il n'en parle pas, y fait allusion...

Imaginons que j'écrive : "Etre ou ne pas être une tomate, disait ironiquement Shakespeare"

Bon on sait que c'est dans Hamlet, on ouvre son "Hamlet", on lit le passage, on voit qu'il n'y a pas de tomate... pas plus qu'il n'y a d'ironie...

Que veut dire Rancière avec le terme "ironiquement"; doit-on l'entendre en le liant au sens qu'il donne au terme ironie, dans le livre, dans le sens ordinaire? Comment, et où repère-t-il l'ironie dans le ton de Godard? Moi, je ne sens pas l'ironie dans le ton de Godard...

Les questions :

-Godard fait-il ce partage au sens où l'entend Rancière ?
-Godard entend-il les termes "documentaire" et "fiction" dans le sens que lui prête dans la suite de son texte Rancière ?
-Godard fait-il des Palestiniens-documentaires des victimes ?

-Je ne parle pas de fiction au sens de Rancière, tu dis, si j'en cause, et je tente de rapprocher l'un des sens du terme, avec l'un des sens chez Godard...

-Le terme fiction n'a pas un sens dans Rancière, un seul sens; dans le texte sur Marker, par exemple, ce n'est pas le sens qu'il a ici, et dans ce texte même il n'a pas le même sens quand il fait allusion à Godard, et quand il parle de fiction, dans le passage que j'ai cité; passage, où l'usage du terme n'a rien de révolutionnaire, ou de neuf; ce n'est pas une invention de Rancière; on trouve ça dans des tas d'auteurs, par exemple chez Heidegger, ou dans Nietzsche...

-Ce que je dis, c'est que Rancière prête au terme "fiction" dans ce passage, un sens qui n'est pas celui que lui donne Godard, dans son film, qui est plus complexe.. je ne dirai pas indécidable...

Marco : Tout simplement pour faire une transition au sujet des artistes palestiniens et israéliens. Transition que vous surchargez d'intentions. Rancière sait très bien ce que peut devenir n'importe quel propos dans un film de Godard, le devenir polyphonique des phrases, jeux de mots parfois très simplistes, etc., dans ses films.

Borges : Oui, mais il faut aussi lire le texte, et les usages du terme "ironie"... Si JM, est aussi hésitant à l'égard du terme "monument", c'est que le mot "monumental" dans le livre a un usage assez critique...

Donc, pas les intentions, le texte, et ses indécisions, ses mots...

Rancière dit : Godard fait ce partage, les autres le remettent en cause...q uels autres? Ceux que l'on considère comme des victimes, qui s'emparent donc de leur propre histoire, refusent le rôle que leur assigne le partage de Godard; ils troublent la ligne, dominante, refusent l'assignation à une place "documentaire", donc de victimes; par là, Rancière place Godard dans la pensée critique, qui considère les dominés dans leur incapacité...

Marco : Oui, mais usage non critique du mot "monument" concernant les Histoire(s) du cinéma comme le montre la suite de son analyse (pp.137-139).

Rappelons que le mot "monument" appliqué aux Histoire(s) du cinéma de Godard était déjà utilisé par Rancière en 2003 dans Le destin des images (p.7. La description qu'il en fit à l'époque ne choqua pas grand monde. Est-ce bien là le nœud du problème ?

" …ce monument était comme un adieu, un chant funèbre à la gloire d'un art et d'un monde de l'art disparus, au bord de l'entrée dans la catastrophe dernière Or les Histoire(s) pourraient bien avoir signalé tout autre chose : non point l'entrée dans quelque crépuscule de l'humain mais cette tendance néo-symboliste et néo-humaniste de l'art contemporain. "

Borges : Si, comme JM, je n'ai pas aimé le passage sur "Notre Musique", le terme "monument" ne m'a pas dérangé, j'indiquais juste la proximité du terme avec "monumental"...

Mais en même temps, ce qui était vrai en 2003 l'est-il encore today ?

Il y a un truc étrange chez Rancière, qui, on le sait assez, se répète comme tout le monde, c'est que les mêmes analyses peuvent prendre différents sens, différentes valeurs, selon les bouquins, les articles, les circonstances, et les stratégies rhétoriques... tenir les deux, les hétérogènes, dire l'un sans renoncer à l'autre, rappeler aux uns, l'autre, aux autres, l'un, c'est parfois un exercice pas très facile...

Bon, comparons par exemple les passages sur Brecht, dans ce livre, et dans Le destin des images, je crois, c'est pas du tout du tout pareil...

Eyquem : De celui qui a foi en une histoire monumentale :
"(...) Il interrompt sa course vers le but pour respirer. Mais son but, c’est un bonheur quelconque, ce n’est peut-être pas le sien ; souvent c’est celui d’un peuple ou de l’humanité tout entière. Il recule devant la résignation et l’histoire lui est un remède contre la résignation. Le plus souvent aucune récompense ne l’attend, si ce n’est la gloire, c’est-à-dire l’expectative d’une place d’honneur au temple de l’histoire, où il pourra être lui-même, pour ceux qui viendront plus tard, maître, consolateur et avertisseur. Car son commandement lui dit que ce qui fut jadis capable d’élargir la conception de l’ " homme " et de réaliser cette conception avec plus de beauté, devra exister éternellement pour être éternellement capable de la même chose. Que les grands moments dans la lutte des individus forment une chaîne, que les sommets de l’humanité s’unissent dans les hauteurs à travers des milliers d’années, que pour moi ce qu’il y a de plus élevé dans un de ces moments passés depuis longtemps soit encore vivant, clair et grand — c’est là l’idée fondamentale cachée dans la foi en l’humanité, l’idée qui s’exprime par la revendication d’une histoire monumentale." (Nietzsche, Considérations inactuelles)

La discussion reste, bien entendu, ouverte sur le nouveau forum des Spectres du Cinéma, à cette adresse : http://spectresducinema.1fr1.net/autres-sujets-de-conversations-f10/i-autour-du-nouveau-livre-de-jacques-ranciere-le-spectateur-emancipe-t26.htm.

1 commentaire:

Marco a dit…

Petite précision.

Quand j'écris ceci dans ma toute dernière intervention:

" Rappelons que le mot "monument" appliqué aux Histoire(s) du cinéma de Godard était déjà utilisé par Rancière en 2003 dans Le destin des images (p.7."

Il fallait lire : "(p.78)." à propos de la citation.
;-)