RETROUVAILLES
Alain Cavalier, c'est quelqu'un de discret. Il est là, dans son coin, avec sa petite caméra vidéo. Il n'embête personne et ne cherche même pas à s'imposer comme cinéaste, c'est dire. Alain Cavalier est un filmeur, puisque c'est ainsi qu'il se présente. Reste à savoir ce qu'il filme et pourquoi. Avant d'aller voir Irène, je me suis demandé si j'allais être touché par cet homme d'un certain âge qui a fait de sa vie et de sa vie seule, la matière de ses œuvres récentes. Dans ces cas-là, on ne peut s'empêcher de penser, même sans oser se l'avouer tout haut : « elle a intérêt à être intéressante, sa petite vie ». En fait, ce qui compte est qu'il la rende intéressante, bien entendu.
Touché, je l'ai incontestablement été. Oui, je me suis dis « c'est beau et émouvant » et puis je n'y ai plus beaucoup repensé, parce que les jours et les images filent toujours beaucoup plus vite qu'on ne croit. Mais la place de Cavalier a beau être modeste, une fois qu'elle est faite, on ne la lui ôte pas si aisément. Ainsi, le timbre si tendre, si délicatement grave de sa voix a commencé à revenir se promener l'air de rien dans mon esprit. J'ai peu à peu réalisé à quel point son film était unique en son genre et qu'il valait sans doute la quasi-totalité des vidéos faites à la maison et mises en ligne sur internet par des amateurs. Alain Cavalier est peut-être un filmeur amateur, mais un filmeur amateur professionnel, la nuance est importante. Elle indique un travail de mise en forme de l'expérience; exercice exigent, auquel il se soumet brillamment et requérant une lucidité de tous les instants pour être capable de remettre toujours en question sa propre démarche de dévoilement.
Le petit miracle du film tient tout entier dans cette capacité à aller repêcher des fragments d'une relation amoureuse et des détails d'une personne disparue il y a plusieurs dizaines d'années. On pourrait certes penser qu'il est un peu facile de relire, par exemple, des extraits du journal intime que l'auteur tenait à l'époque et ce d'autant plus qu'il est particulièrement détaillé ! Sauf qu'il s'agît là seulement d'une sorte d'appât (n'ayons pas peur de filer l'analogie vaseuse) qui lui permet d'attraper bien d'autres éléments, bien d'autres souvenirs, pour les assembler, comme on compose une nature morte ou même une vanité. L'effet est saisissant. En fait, Cavalier devait surtout trouver un moyen de donner à sentir l'existence passée de l'être aimé sans avoir recours à une actrice pour l'interpréter (l'idée est évoquée puis refusée, au cours du film) ni à aucun image d'archive, une photographie exceptée. En littérature, pour peu qu'on ait la plume de Marcel Proust, c'est à la portée du premier venu mais au cinéma ? Comment filmer, dans un documentaire, ce qui n'existe plus, dès lors qu'on quitte le champ du film d'archive et de la reconstitution ? Pour Cavalier, cette impossible quête prend la forme d'un voyage, d'un retour dans des lieux de vie commune, entre deux chambres de motels impersonnelles.Sa voix est là, chaude et virile, pour nous guider, avancer dans l'obscurité, à tâtons, au risque de chuter. Il nous fait part de ses interrogations, de ses doutes et de ses sentiments. Il ne cherche pas à reconstituer, à faire revivre le passé, comme un ancien combattant retournant sur le champ de bataille, c'est autre chose. Quelque chose comme le prolongement d'un échange, d'une proximité; comme des retrouvailles, peut-être. Retrouvailles qui auront lieu à la fin quand il parle d'Irène en glissant sa caméra sur une photo d'elle, comme on passe la main sur les traits d'un visage qu'on a pas vu depuis longtemps, pour se le rendre à nouveau familier.
En repensant au film, plusieurs semaines plus tard, ce sont des plans d'intérieurs vides, des plans d'objets (le carnet bien entendu) qui me sont revenus et j'ai été frappé par l'épaisseur de la matière, des couleurs et des tons. Avec ces petites caméras numériques, on s'attendrait à une image terne, lisse et sans consistance. Dans le film d'Alain Cavalier, c'est tout le contraire et j'ai tendance à penser que l'explication n'est pas à chercher dans la maîtrise technique et la post-production mais plutôt dans la démarche introspective du filmeur. C'est définitivement cette voix, inoubliable, qui reconstitue le passé et qui, par là, imprègne les lieux et les choses, et leur confère une densité unique.
En partant retrouver Irène, Alain Cavalier, vient aussi et sans en être vraiment conscient à la rencontre de ses spectateurs, il se fait notre compagnon de route, et c'est une grande chance pour nous de continuer à avancer avec en tête, le murmure glissant d'un homme aussi vibrant et passionné.
Alain Cavalier, c'est quelqu'un de discret. Il est là, dans son coin, avec sa petite caméra vidéo. Il n'embête personne et ne cherche même pas à s'imposer comme cinéaste, c'est dire. Alain Cavalier est un filmeur, puisque c'est ainsi qu'il se présente. Reste à savoir ce qu'il filme et pourquoi. Avant d'aller voir Irène, je me suis demandé si j'allais être touché par cet homme d'un certain âge qui a fait de sa vie et de sa vie seule, la matière de ses œuvres récentes. Dans ces cas-là, on ne peut s'empêcher de penser, même sans oser se l'avouer tout haut : « elle a intérêt à être intéressante, sa petite vie ». En fait, ce qui compte est qu'il la rende intéressante, bien entendu.
Touché, je l'ai incontestablement été. Oui, je me suis dis « c'est beau et émouvant » et puis je n'y ai plus beaucoup repensé, parce que les jours et les images filent toujours beaucoup plus vite qu'on ne croit. Mais la place de Cavalier a beau être modeste, une fois qu'elle est faite, on ne la lui ôte pas si aisément. Ainsi, le timbre si tendre, si délicatement grave de sa voix a commencé à revenir se promener l'air de rien dans mon esprit. J'ai peu à peu réalisé à quel point son film était unique en son genre et qu'il valait sans doute la quasi-totalité des vidéos faites à la maison et mises en ligne sur internet par des amateurs. Alain Cavalier est peut-être un filmeur amateur, mais un filmeur amateur professionnel, la nuance est importante. Elle indique un travail de mise en forme de l'expérience; exercice exigent, auquel il se soumet brillamment et requérant une lucidité de tous les instants pour être capable de remettre toujours en question sa propre démarche de dévoilement.
Alors, au final, qui est Irène ?
Ayant vu, le film je peux vous le dire. Irène, c'est l'amour de jeunesse tragiquement emporté dans un accident de voiture au début des années 1970. Il y a un moment dans le film où notre filmeur s'amuse à chercher les anagrammes du prénom. Ca donne « Renie » et puis « Reine » surtout. Reine de beauté, c'est certain puisque la demoiselle était miss France. Moi, quand j'ai vu ce titre, je me suis dit, sans pouvoir me l'expliquer, que je n'aimais pas beaucoup ce prénom. Ça m'évoquait d'abord la sirène, charmante créature, mais aussi la murène, qui l'est beaucoup moins. Ces deux associations d'idées ont donc fait d'Irène une belle femme potentiellement dangereuse et agressive, tapie au fond de l'océan. Et au final, sans doute n'étais-je pas très loin de la vérité, si tant est qu'on accepte de convoquer l'analogie horriblement banale entre la mémoire des hommes et l'océan. Mémoire trouble et déformante où l'on plonge si souvent pour retrouver des moments, des êtres, des sentiments, des bouts de passé plus ou moins rouillés.Le petit miracle du film tient tout entier dans cette capacité à aller repêcher des fragments d'une relation amoureuse et des détails d'une personne disparue il y a plusieurs dizaines d'années. On pourrait certes penser qu'il est un peu facile de relire, par exemple, des extraits du journal intime que l'auteur tenait à l'époque et ce d'autant plus qu'il est particulièrement détaillé ! Sauf qu'il s'agît là seulement d'une sorte d'appât (n'ayons pas peur de filer l'analogie vaseuse) qui lui permet d'attraper bien d'autres éléments, bien d'autres souvenirs, pour les assembler, comme on compose une nature morte ou même une vanité. L'effet est saisissant. En fait, Cavalier devait surtout trouver un moyen de donner à sentir l'existence passée de l'être aimé sans avoir recours à une actrice pour l'interpréter (l'idée est évoquée puis refusée, au cours du film) ni à aucun image d'archive, une photographie exceptée. En littérature, pour peu qu'on ait la plume de Marcel Proust, c'est à la portée du premier venu mais au cinéma ? Comment filmer, dans un documentaire, ce qui n'existe plus, dès lors qu'on quitte le champ du film d'archive et de la reconstitution ? Pour Cavalier, cette impossible quête prend la forme d'un voyage, d'un retour dans des lieux de vie commune, entre deux chambres de motels impersonnelles.Sa voix est là, chaude et virile, pour nous guider, avancer dans l'obscurité, à tâtons, au risque de chuter. Il nous fait part de ses interrogations, de ses doutes et de ses sentiments. Il ne cherche pas à reconstituer, à faire revivre le passé, comme un ancien combattant retournant sur le champ de bataille, c'est autre chose. Quelque chose comme le prolongement d'un échange, d'une proximité; comme des retrouvailles, peut-être. Retrouvailles qui auront lieu à la fin quand il parle d'Irène en glissant sa caméra sur une photo d'elle, comme on passe la main sur les traits d'un visage qu'on a pas vu depuis longtemps, pour se le rendre à nouveau familier.
En repensant au film, plusieurs semaines plus tard, ce sont des plans d'intérieurs vides, des plans d'objets (le carnet bien entendu) qui me sont revenus et j'ai été frappé par l'épaisseur de la matière, des couleurs et des tons. Avec ces petites caméras numériques, on s'attendrait à une image terne, lisse et sans consistance. Dans le film d'Alain Cavalier, c'est tout le contraire et j'ai tendance à penser que l'explication n'est pas à chercher dans la maîtrise technique et la post-production mais plutôt dans la démarche introspective du filmeur. C'est définitivement cette voix, inoubliable, qui reconstitue le passé et qui, par là, imprègne les lieux et les choses, et leur confère une densité unique.
En partant retrouver Irène, Alain Cavalier, vient aussi et sans en être vraiment conscient à la rencontre de ses spectateurs, il se fait notre compagnon de route, et c'est une grande chance pour nous de continuer à avancer avec en tête, le murmure glissant d'un homme aussi vibrant et passionné.
Raphaël Clairefond
2 commentaires:
Salut,
On frôle l'incident diplomatique là ! lol
à plus
JM
Des plans serrés étouffants au commencement du film mais point culminants quand il décrit des événements précis (sa naissance, l'avortement d'Irène, le départ de sa femme en voiture). Le récit témoigné par sa voix sincère et c'est le choc émotionnel.
Penser à ses films antérieurs à fort penchant documentaire : "Portraits" dans le début des années 90, celui sur Georges de la Tour, Thérèse. Après être sorti de l'IDHEC, avoir été assistant de Louis Malle et fait des films commerciaux, qui aurait pu penser que son style s'approcherait du filmage spontané amateur!
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